Journaliste spécialisée en culture et technologie, adepte de l'éclectisme et…
Photo © GRL [fr]
Vandalisme hybride pour réalité mixte. Alors que nos espaces communs sont de plus en plus connectés, certains artistes développent des actions à la frontière du virtuel et du réel. Du Graffiti Research Lab au raid en réalité augmentée du MoMAR, retour sur l’histoire méconnue des hackers de l’espace urbain.
2009, Paris, la nuit. Sac à dos et pull à capuche noir, Benjamin Gaulon aka Recyclism s’arrête devant un imposant panneau lumineux sur lequel défilent les pubs de crèmes anti-age et de sites de paris en ligne – il se baisse et pose son oeuvre. Plus loin, c’est un distributeur de billets qui lui fait de l’oeil. Rebelote.
Recyclism n’immortalise pas son nom au Posca. Plutôt, il utilise la technologie pour des actions de urban hacking. Pour son œuvre L.S.D (light to sound device) Sonic Graffiti, il installe un appareil électronique qu’il a lui-même construit (et dont il laisse les instructions de fabrication en open-source) pour convertir la lumière en un signal sonore agressif. « L’idée était de rendre sonore une agression visuelle », explique l’artiste pour Hiya. A l’époque, il habite à Dublin « où il y a des télés partout » et c’est aussi le début du déploiement des écrans de publicités dans le métro de Paris. « Ils utilisent une quantité d’énergie assez démente et tu ne peux pas y échapper. Un poster tu peux choisir de ne pas le regarder, un écran vidéo c’est très difficile. »
Tantôt contestataire, comme lorsqu’il capte les signaux des caméras de surveillance et les retransmet dans l’espace public avec The 2.4GHz Project, tantôt joueur. Dans son œuvre De Pong Game (2003), il construit un gigantesque jeu de Pong à jouer sur les façades des bâtiments. Les fenêtres, murs et autres éléments urbains sont intégrés dans le programme et deviennent des obstacles pour faire rebondir la balle. En 2005, il hack un lanceur paintball pour The PrintBall et en fait un robot graffeur qui shoote ses bombes de peintures selon les instructions d’un logiciel maison.
S’il faut choisir, Benjamin Gaulon se sent plus proche du hacker que du graffeur. « Je sais mieux me servir d’un tournevis que d’une bombe », justifie-t-il. Pourtant, l’artiste est imprégné de la culture hip-hop et se sert lui aussi de la rue comme sa toile, son « espace d’expression, de recherche, de diffusion ». Il est aussi invité aux mêmes festivals: Mondes Souterrains à Paris, en 2016, où il partage l’affiche avec des artistes graffiti comme Bault, Stew ou le collectif 9ème concept, ou le festival d’art urbain CityLeak, à Cologne (Allemagne).
« Des outils d’aujourd’hui pour les vandales de demain »
Incarnation de la rencontre entre le mouvement graffiti et les hackers, le Graffiti Research Lab (GRL), collectif américain fondé en 2005 par Evan Roth et James Powderly. « L’idée était de créer des outils pour hacker l’espace urbain, étendre les possibles technologiques pour s’exprimer au-delà des classiques stickers/marqueurs/bombes et les rendre open source », explique Benjamin Gaulon, membre historique de l’antenne française, fondée en 2011 par Jérôme Saint-Clair sous le slogan « des outils d’aujourd’hui pour les vandales de demain ». Entre autres projets, le GRL américain développe un laser pour tagger lumineusement les façades des bâtiments ou une bullet time rig DiY et open source, utilisée dans le clip de AZ et Styles P pour des effets à la « Ghetto Matrix ».
Leur travail le plus iconique est sans doute le Eye Writer, un projet développé avec l’artiste graffiti de Los Angeles Tempt One, atteint de la maladie de Charcot et ne pouvant bouger que les yeux. Dans une collaboration internationale, les artistes de GRL ont développé un outil pour peindre avec les mouvements des yeux des graffitis ensuite projetés à grande échelle sur les murs.
Le rapprochement entre les deux communautés est naturel. « Evan Roth disait qu’en peignant des trains, les graffeurs de New York des années 70 ont fait l’un des premiers hack réseau, raconte Benjamin Gaulon. Ils ont hacké le réseau ferroviaire pour faire passer leurs œuvres du Bronx jusqu’à Manhattan, où ils n’étaient pas invités. Je vois un parallèle fort avec le fait de hacker un réseau internet, bancaire ou de caméras de surveillance. » En parallèle du GRL, Roth et Powderly fondent en 2007 le FAT Lab (Free Art and Technology Lab), un collectif d’artistes, musiciens, ingénieurs, scientifiques et avocats dont le but était de créer à l’intersection de la culture pop et de l’open source. On y trouve notamment les français les Frères Ripoulain, ou le new-yorkais Katsu, graffeur connu pour avoir tagué la Maison Blanche et un tableau de Picasso dans des vidéos fabriquées de toutes pièces, ou pour avoir mis au point un drone graffeur, le Katsubot.
En 2015, deux ans après le début des révélations de Snowden, le FAT Lab ferme ses portes. « We lost », déclare le collectif dans un manifeste marquant. « Nous avons perdu. Nous, qui croyions qu’Internet pouvait changer la société, que la technologie pouvait prendre d’autres routes que la surveillance, la centralisation et le consumérisme. Le combat est perdu et le mastodonte de l’industrie de la sécurité, du pouvoir et du capital a été impossible à arrêter. »
Comment faire un cocktail Molotov avec une bouteille de coca
Pour Benjamin Gaulon, pas question d’arrêter les guérillas urbaines. « Je n’ai jamais estimé qu’on avait perdu même si on n’a jamais eu aucune chance de gagner », rétorque-t-il. Nouvelle forme de urban hacking, Gaulon invente le Retail poisoning, l’empoisonnement commercial, inspiré du torrent poisoning. « Au début des années 2000, des maisons de disques comme Sony ou Universal n’arrivaient pas à contrer le phénomène de piratage et ont injecté des fichiers endommagés, glitchés ou ont créé des faux sites, raconte-t-il. Ils ont utilisé des techniques de hackers pour empêcher les gens d’utiliser leurs systèmes en empoisonnant le réseau. Je me suis demandé si on pouvait, nous artistes, activistes, citoyens, empoisonner le capitalisme ou le réseau de consommation en injectant de faux produits et en faisant des actions. »
Il s’inspire d’actions comme celle de l’artiste brésilien Cildo Meireles, qui en pleine dictature militaire avait soigneusement sérigraphié sur des bouteilles de coca les instructions pour transformer la bouteille en cocktail Molotov, dans la typographie de l’entreprise, avant de les réinsérer dans le circuit. Ou celles du collectif anti-consumériste RTMark et leur Barbie Liberation Front : « ils inversaient les puces des Barbies et des GI Jo que la Barbie parle de guerre et le GI Jo parle d’aller faire du shopping », présente Gaulon.
Pendant le festival CityLeak de Cologne, il a ainsi emmené un groupe pour « empoisonner » des magasins d’appareils électroniques : ils insèrent des cartes SD dans les appareils de démonstration pour y afficher « Made to break » (fabriqué pour casser) en dénonciation de l’obsolescence programmée et impriment des stickers « glitch » pour coller sur les télés grands écrans. « On n’est pas là pour endommager ou voler du matériel et surtout pas pour mettre les employés des magasins dans l’embarras, précise-t-il. On fait des interventions soft qui remettent en cause l’expérience mais pas l’intégrité des biens et des personnes. » D’ailleurs nous a-t-il prévenu dès le début de l’entretien, « les arts numériques ne sont pas vraiment vandales, souvent on est invité parce que ça ne salit pas les murs ».
Raid AR sur le Moma
Le GRL France a fermé ses portes en 2018 et le mouvement des hackers-graffeurs est resté très niche. A cela s’ajoute une récupération commerciale – ici, une pub de voiture reprend le concept du paintball graffiti, là on imprime des publicités sur les routes grâce à des robots graffeurs – qui décourage certains artistes.
De nouveaux terrains de jeux s’ouvrent. En 2017, la méga-star de l’art contemporain Jeff Koons place en partenariat avec Snapchat une de ses œuvres en plein Central Park – version réalité augmentée (RA). Il suffisait aux New Yorkais de pointer leurs téléphones sur l’emplacement destiné pour voir le caniche en baudruches d’or apparaître, façon Pokemon Go. Sebastian Errazuriz riposte et vandalise l’œuvre en créant sa propre version complètement taguée. « Il est vital de commencer à questionner quelle partie de notre espace virtuel nous sommes prêts à laisser aux entreprises », interroge-t-il alors.
Dans un mouvement similaire, en 2019, un collectif d’artistes à pris d’assaut le MoMA en y imposant en RA leurs œuvres d’arts. « On adore le MoMA mais on se rendait compte que souvent l’art que nous aimons ne fait pas partie de leurs canons, expliquent pour Hiya Damjanski et David Lobser, à l’origine du raid virtuel avec Monique Baltzer. On s’est donc demandé comment on pouvait entrer dans cet endroit et montrer notre art. » Comme le GRL et le FAT Lab avant eux, le MoMAR met ses outils à disposition en open source pour que chacun puisse reproduire l’action dans n’importe quel espace.
L’espace virtuel est-il devenu l’extension du domaine de la lutte ? Pendant le premier confinement, on a vu des manifestations en ligne prendre place – notamment sur le jeu vidéo Animal Crossing. A ce sujet, David Lobser et Damjanski sont partagés. « Il me semble que c’est la meilleure des situations pour un gouvernement oppressif si les gens manifestent en ligne : ils n’ont quasiment rien à faire, pense le premier. Si votre gouvernement agit mal, à un moment il va falloir descendre dans la rue. » Et Damjanski de rétorquer : « quand on regarde le Mouvement Occupy Wall Street, c’était un mouvement magnifique mais il n’a pas eu l’impact espéré. Peut-être qu’il a eu de l’influence, ce qui compte à long terme. Et puis il y a des subreddits, comme le WallStreetBets qui, avec l’affaire Gamestop (les redditers se sont coordonnés pour acheter en masse des actions et changer le cours de la bourse, Ndlr), a probablement eu plus d’impact sur le monde financier que n’importe quel mouvement. »
Journaliste spécialisée en culture et technologie, adepte de l'éclectisme et de la pollinisation des idées.