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La loupe, des films rares visibles en un seul click

La loupe, des films rares visibles en un seul click

Au début du premier confinement, quelques heures après la décision de nous enfermer, il s’est crée sur Facebook un espace utopique, un échange de films téléchargés, la Loupe.

La Loupe a donné accès à une quantité de films inimaginable, à tous, malgré les salles fermées. Il y a eu des films rares, des films qui ne sont pas distribués en France, ou sans édition DVD ou passés à travers la critique, qui sont apparus sur facebook et qui étaient tout d’un coup disponibles en un seul clic.

Les gens partageaient tout, c’était très cinéphile au départ, très anarchique aussi, les membres du groupe se sont empressés d’échanger l’intégralité de leurs archives électroniques.

J’ai rencontré Frank Beauvais un des membres de la Loupe, cinéaste, il a réalisé le film Ne croyez surtout pas que je hurle : une voix, la voix de Frank, parle à la première personne, et des milliers d’images défilent derrière cette voix, ça crée une distance, mais on est encore davantage happé par la voix. Une voix qui ne cherche pas la consolation, elle reste inconsolable et le monde autour devient un écho terrifiant, les violences policières, les migrants repoussés des frontières, tout ça, tout ce qu’on connaît, ce qu’on vit. Des centaines de plans défilent derrière cette voix, prélevés dans des films qu’il téléchargeait jour et nuit, plutôt la nuit, enfermé dans une maison en Alsace après une séparation. Frank a des yeux rouges d’insomniaque (je connais, je m’y retrouve), il dit qu’il pouvait regarder cinq films par jour. Par nuit.  

Quand il est entré dans la Loupe, invité par un ami de facebook, ce fut un choc : « C’était la caverne d’Ali-Baba, je pouvais voir des films que je cherchais à voir depuis longtemps, par exemple ceux de Carole Roussopoulos, invisibilisés ». (Carole Roussopoulos est une féministe suisse, réalisatrice de plus de 120 documentaires ; en 1971, elle a créé le premier collectif de vidéo militante : Vidéo Out). Et Frank Beauvais précise : « Les films invisibles n’existent pas : il y a que des films invisibilisés, ou des oublis critiques. Ce qui nous intéresse, c’est de faire circuler ces films invisibilisés. Souvent des films de minorités, par exemple les films de Billy Woodberry, réalisateur afro-américain, que je voulais voir depuis longtemps. 

Je ne suis pas un porte parole de la Loupe, on me demande à moi d’en parler parce que je suis exposé, comme il y a eu mon film qui est sorti avant le confinement », continue Frank Beauvais. « On est toute une bande, une troupe, une bande de camarades, chacun sa spécialité. Il y a Tristan qui s’occupe des VHS et les digitalise, il y a des films sans copie, des VHS qui sont sauvés, plein de films dans ce cas. Il y a des films qui auraient pu disparaitre, des films de Guy Gilles, qui étaient introuvables, on les a restaurés. On fait tout pour que les films ne meurent pas, qu’ils existent en dehors du système commercial, ce sont forcement des films minoritaires. Des films rares. » 

Le groupe la Loupe réagit en suivant la pulsion de l’actualité. Après la mort de George Floyd, il y a eu des demandes autour du cinéma militant noir américain, des films du groupe L.A. Rebellion des années soixante à quatre-vingt, des cinéastes afro-américains. Billy Woodberry en faisait partie, ainsi que Charles Burnett et Hailé Gerima. C’est toute une génération de cinéastes indépendants, loin du cinéma hollywoodien, influencés par un autre cinéma : les films d’Amérique latine, de Cuba, le néoréalisme italien et le cinéma émergent d’Afrique.

Un des premiers courts-métrages de Hailé Gerima, Hour Glass, de 1971, suit un jeune homme afro-américain. Basketteur, il joue devant des spectateurs blancs, alors qu’il s’intéresse à Martin Luther King, Malcolm X, Angela Davis et Frantz Fanon.

Un film tourné pendant les émeutes britanniques de Handsworth de 1985 répondait aussi à cette demande : Handsworth Songs, de John Akomfrah.

« Si tu es à la Loupe, tu demandes, je cherche tel film, et on te l’envoie si on trouve, et souvent, on trouve. C’est un mouvement perpétuel qui vient de partout, on est 16 000 participants. Ce qui est important, c’est le collectif, l’interaction, la curiosité, les échanges se font en dehors de toute considération marchande, on est dans le creux de la distribution, c’est un espace de partage. On pensait que ça allait s’arrêter avec la fin du confinement, mais une fois déconfinés, les salles de cinéma sont restées fermés, alors on a continué », dit Frank.

Pendant les événements en Palestine, récemment, la demande a porté sur des films palestiniens. Il y a eu Slingshot Hip Hop de Jacquie Reem Salloum, un film sur la naissance de la scène hip-hop palestinienne. Un groupe de jeunes palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie découvrent le hip-hop et l’utilisent comme un outil contre les divisions imposées, les points de contrôle internes et les murs de séparation.

Talking About Trees, de Suhaib Gasmelbari, documentaire sur trois cinéastes soudanais des années 70 avant que le gouvernement ne détruise le cinéma, est sorti avant le confinement. Alors on a voulu voir les films de ces trois cinéastes : Suliman Elnour, Eltayeb Mahdi et Ibrahim Shaddad. Ceux-ci fondèrent le Sudanese Film Group afin de pouvoir agir de manière plus indépendante. Leur objectif était de s’impliquer dans tous les aspects de la production, de la distribution et de l’enseignement cinématographique. Mais le 30 juin 1989, le coup d’Etat au Soudan a mis fin à toutes les entreprises culturelles. L’institut Arsenal de Berlin a depuis diffusé leurs films en ligne, puis ils ont été édités en DVD.

Le ghetto n’existe pas pour Frank, le ghetto c’est tout ce qui n’est pas dans le commercial, les ghettos existent dans une définition négative, mais il n’y a pas de raison que les films ne puissent pas toucher les spectateurs, il y a « la marge » et c’est dans la marge que les choses se passent, Kelly Reichardt vient de la marge, son dernier film First Cow a failli ne pas sortir en France.

Depuis le début, il y a eu des demandes de plus de films de femmes, des films de Chantal Akerman, des films de Christine Pascal, le groupe a réussi à digitaliser son film Félicité, il n’y avait plus de copie, il y a eu ses autres films aussi : Zanzibar, Le Petit Prince a dit. On a voulu aussi voir les films de la cinéaste française engagée Sarah Maldoror. Des noms et des films réapparaissent. Dès qu’on sort du circuit commercial, on se rend compte que la richesse est infinie. Il y a des films qu’on ne connaît pas du tout, par exemple le cinéma soviétique qui est passé de mode : il y a Eisenstein, mais il y a eu pleins d’autres cinéastes. Je pense au cinéma Est-allemand aussi, des films très intéressants. Il y a tout le cinéma militant activiste qu’on ne voyait plus.

La Loupe, c’est très éclectique, Frank me donne le lien vers Dial History de Johan Grimonprez (1997), un film documentaire avec des archives, des récits historiques et des détournements d’avion dans une époque appartenant aux poseurs de bombes et aux pirates de l’air. 

« On a le premier film sur le graff, il n’y en avait pas avant : Stations of the Elevated de Manfred Kirchheimer (1980). Et un film sur le graffeur australien Jisoe (titre éponyme) d’Eddie Martin (2004). », explique Frank.

Puis, il me parle du Collectif Mohamed fondé à la fin des années 70. Leurs films sont passés par la Loupe. Des jeunes adolescents des cités d’Alfortville et de Vitry-sur Seine ont tourné des courts-métrages. Ils voulaient filmer leurs propres images, raconter leurs histoires, enquêter au sein des cités où ils vivaient, produire un discours politique. Zone Immigrée (1980, 36’) est une enquête suite à l’agression d’un jeune par un chauffeur de bus. Le Garage (1979, 23’), c’est l’histoire de l’ouverture d’un local dans la cité, l’été, afin de pouvoir se rassembler ailleurs que dans la rue. Ils ont tué Kader (1980, 22’) raconte la fermeture du garage, quand les jeunes sont obligés de se rassembler dans la rue. Un soir, un gardien tire sur l’un d’eux, Kader, 15 ans, et le tue.

Frank Beauvais pense que c’est important qu’on voie les films qui sont passé par la Loupe en salle de cinéma. Qu’il y ait des « séances La Loupe ». La première séance sur grand écran a eu lieu au cinéma La Clef (à Paris), le 4 juin, en hommage à Johan van der Keuken.

Mais je viens de lire ceci : les militants occupant le cinéma La Clef sont expulsables dès ce vendredi 11 juin. La Clef était occupée depuis presque deux ans par des cinéphiles militants, ce qui créait une nouvelle façon de programmer.

Est-ce qu’il y aura d’autres séances la Loupe ?

Les liens des films dont nous avons parlé :

« Slingshot Hip Pop » de Jacquie Reem Salloum (2008)

« Jisoe » d’Eddie Martin (2004)

« Stations of the Elevated » de Manfred Kirchheimer (1980)

« Dial History » de Johan Grimonprez (1997)

« Hadsworth Songs » de John Akomfrah (1985)

« Hour Glass » 13’ de Haile Gerima (1971)

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