pixel
Now Reading
Opération sincérité chez Bolloré

Opération sincérité chez Bolloré

CNews a lancé une campagne d’affiches publicitaires qui, curieusement, est d’une grande sincérité. Elle y revendique la liberté de dire n’importe quoi. En effet, sur la publicité il n’est fait aucune mention “d’information” mais d’opinion et de conviction. Ainsi la publicité affirme, par l’absence, que la chaine n’est pas d’information. Il ne s’agit pas d’une inadvertance des publicitaires mais d’une stratégie adoptée par la chaine. Exactement celle entreprise par Fox News durant les années 2000.

À l’aube des années 2000, le modèle de la chaine-d’info-en-continue était sans conteste CNN, qui était parvenue à une sorte d’aboutissement de l’Info comprise comme spectacle permanent. CNN s’était imposée une dizaine d’année auparavant, à l’occasion de la première invasion de l’Irak, la guerre du Golf de 1990-1991 qui s’était présentée comme une superproduction télévisée, à la fois très scénarisée et sans cesse alimentée par de nouvelles images tenant en haleine les spectateurs.

C’est en rupture avec cette info-spectacle de CNN que Fox News apparaît, en proposant moins des images spectaculaires que des “débats”. Fox News invente le plateau permanent. Les images ou le reportage ne sont ici qu’un prétexte au commentaire. C’est le règne des éditorialistes qui doivent occuper l’espace en permanence. Ceux-ci se retrouvent donc dans une impitoyable concurrence dans l’outrance, chacun devant dire une énormité plus grosse que celle larguée par le concurrent afin d’exister. Et les Étatsuniens s’y connaissent en énormités.

À partir de Fox News, il n’est plus aucun besoin d’information, tout est opinion. À la fois moins cher à produire que le spectacle de CNN et, somme toute, plus captivant. L’ère des cinglés déroulant les raisonnements les plus tordus a commencé. C’était il y a une vingtaine d’années, quand Fox News détrônait en audience CNN à l’occasion de l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et, surtout de l’Irak en 2003 –invasion dont elle fut une coorganisatrice avec l’administration Bush Jr.

CNews s’inscrit exactement dans cette trajectoire. Et sa publicité est on ne peut plus clair sur ce point: “vous avez vos convictions, vous vous ferez une opinion” dit son slogan publicitaire. Autrement dit, vous avez des certitudes, nous les conforterons. Le slogan utilise des synonymes, “conviction” et “opinion” qui relèvent du même champ de la pure subjectivité. Il y a cependant une différence de degré entre les deux termes, la conviction étant de l’ordre de la foi, l’opinion a une connotation moins ferme, elle peut changer, se construire. La question est de savoir avec quoi se construit-elle.

Et c’est là que les affiches publicitaires de CNews sont d’une désarmante sincérité : il n’est nulle part question d’information. L’opinion ça se travaille donc avec des… opinions, nous dit CNews. Dès lors, le “boucher-charcutier de Tourcoing” est l’invité permanent de CNews (c’est ainsi que se nomme le désormais célèbre expert du ministre Darmanin, qui lutte contre les vérités sociologiques et statistiques, aux conclusions par trop ennuyeuses et surtout souvent contre-intuitives). Cet expert en toute chose peut s’appeler Zemmour et déblatérer sur l’histoire en recyclant les thèses les éculées et démenties par tous les travaux (car, aussi bizarre que cela puisse paraître pour le monde de Bolloré TV, il existe des recherches qui étayent leurs raisonnements avec des sources) ; Onfray et juger tout le monde du haut de sa pédantise qui n’a d’égale que son ignorance (il a tout de même écrit un livre sur le Covid-19 en se demandant où étaient les dix-huit autres virus, sans penser un instant que ce “19” provenait de l’année de sa découverte) ; Pascal Praud, dont les aboiement sportifs tiennent lieu de raisonnements ; etc. etc.

En fait, peu importe le nom du commentateur, seul celui du propriétaire de la chaine a véritablement du poids dans cette histoire. Car dans le monde de Bolloré, la liberté d’opinion s’arrête là où commencent les affaires et les convictions de Bolloré. C’est lui et ses intérêts qui décident du nom du sinistre acteur qui occupera le devant de la scène. L’objectif est de droitiser suffisamment l’espace médiatique pour qu’une idée vaguement de gauche apparaisse comme une totale incongruité dans le pays. Taxer les plus riches, limiter l’exploitation de l’Afrique, prendre des mesures écologiques qui nuiraient aux profits immédiats de l’industrie ou interdire la concentration des médias au nom de l’équilibre des débats, voilà quelques idées qui ne doivent surtout plus occuper une heure de grande écoute. Et pour cause, chacune de ses idées –très banales- se traduiraient par des centaines de millions de pertes sèches dans les gains personnels de Vincent Bolloré.

Le thème central de la campagne publicitaire est, sans surprise, la “liberté d’opinion”, soit le slogan rabâché tous les jours sur tous les tons du “on ne peut plus rien dire”.  CNews pouvait difficilement passer à côté de cet antienne d’extrême-droite, puisque une partie de sa com’ repose sur ses multiples condamnations judiciaires pour incitation à la haine. Rappelons que Bolloré a personnellement insisté pour recruter Zemmour suite à l’une de ses condamnations. Donc, en effet, en France la liberté d’expression est encadrée, cela ne veut pas dire qu’“on ne peut pas tout dire” et encore moins qu’“on ne peut plus rien dire” mais que les propos déjà exprimés –donc dits- peuvent incriminés la personne ou le média qui les émettent. Il y a une responsabilité pénale liée à la parole publique.

Et on peut interroger cette restriction à la parole publique (insistons, une restriction postérieure à son émission, ce qui est très différent aux mesures préalables visant à empêcher une expression publique comme, par exemple, les multiples pressions qu’exercent Bolloré afin d’empêcher la diffusion de toute enquête –relevant de l’information, cette fois- sur ses entreprises africaines). Autrement dit, pourquoi la liberté d’expression est-elle limitée ? Après tout, ne serait-il pas préférable de les laisser dire ce qu’ils disent de toute façon (de manière plus ou moins voilée) ? Ainsi, ils cesseraient de se présenter tous les jours comme des victimes de la “bien-pensance”.

Peut-être. Mais il convient de rappeler que des paroles sont meurtrières. Et un média n’est pas seulement un espace de liberté d’expression, il peut se convertir en l’organisateur de crimes parmi les plus effroyables que l’histoire –peu avare en horreur- compte. Ainsi, rappelons le rôle fondamental de la Radio des Milles Collines dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Pendant un an, elle alimenta la haine enrobée de plaisanteries “cool” et d’une programmation musicale très appréciée. Puis à partir d’avril 1994 et durant les plusieurs mois d’horreur absolue, les voix de la radio indiquaient où et qui massacrer chaque jour. En ce sens, elle fut la véritable coordinatrice de l’entreprise d’extermination. Il n’est pas question de faire une comparaison indécente pour les victimes du génocide au Rwanda, mais d’avoir bien à l’esprit ce que la “liberté d’opinion” peut vouloir dire. Et les génocides sont, malheureusement, des enseignements à vocation universelle.

View Comments (0)

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Scroll To Top