Sept ans avant La Haine de Mathieu Kassovitz, Jean-Claude Brisseau filme la banlieue. Son film, De bruit et de fureur (1988), placé sous l’égide de Shakespeare et tourné entre Bagnolet et la cité des 4000 à La Courneuve, décrit la jeunesse de la périphérie parisienne. Ce fut l’un des premiers films de banlieue, et l’un des plus beaux.
Je reviens sur ce film car je ne comprends pas pourquoi on parle toujours de La Haine, alors que De bruit et de fureur est un film d’une beauté rare. Et d’une violence rare aussi. C’est un film en guerre, d’abord contre tout naturalisme, puis en guerre tout court. Un film d’une violence rarement vue dans le cinéma français. Un film avec un mélange d’ultra-réalisme et d’onirisme assez fou, mais où le poids social prend le dessus et emmène l’histoire du côté de ceux qui vivent au-delà du périph. Brisseau décrit une situation qu’il connaît bien, il vient de là, et il a enseigné dans un collège de Bagnolet.
Le seul film qui, depuis, nous a plongé à nouveau réellement dans la vie d’une cité, c’est Les Misérables de Ladj Ly : à Montfermeil, trois flics de la BAC évoluent entre embrouilles et bagarres qui finissent en bavure ; celle-ci, filmée par un ado avec son drone. L’émeute se déclenche lorsque tout le quartier essaye de se saisir de la vidéo dérangeante.
Dans De bruit et de fureur, Brisseau suit un adolescent de 14 ans, Bruno (Vincent Gasperitsch), qui vient vivre avec sa mère dans une barre d’immeubles à La Courneuve. Dans une des premières séquences du film, Jean-Roger (François Négret), l’autre personnage du film, met le feu à des paillassons devant les portes du dixième étage avec son briquet. La fumée envahit l’étage. Bruno arrive dans l’immeuble, monte les escaliers car l’ascenseur est en panne et assiste à la scène avec une certaine curiosité́. Puis il poursuit sa montée. On entend crier « Au feu » tandis que Jean-Roger s’enfuit. Le concierge le rattrape, l’emmène au palier supérieur pour le « corriger ». Mais le père de Jean-Roger (Bruno Cremer) intervient et empêche le concierge de s’attaquer à son fils. La conversation tourne mal, le concierge se fait tabasser, ce qui fait rire Jean-Roger, vite réprimé par une violente gifle du père.

Brisseau multiplie les épisodes violents dans De Bruit et de fureur. Mais ce qui l’intéresse, c’est la relation que les personnages entretiennent avec la violence. Il n’esquive pas la violence mais il la rend elliptique ou hors-champ. Et cette violence, même hors-champ, on la ressent terriblement.
Le film travaille sur le mélange des genres, c’est un film social, fantastique et poétique dans un lieu, la cité de banlieue, qui exclut ces genres à priori.
On ne verra jamais la mère de Bruno, il n’y a que des mots accrochés au mur et de l’argent sur le meuble de la télévision. Bruno, seul, reporte son affection sur son serin : dans ce qu’il imagine, celui-ci se transforme en faucon accompagnant une belle femme. Cette apparition, celle de l’ange gardien ou de l’ange exterminateur, reviendra plusieurs fois dans le film.
Le film est traversé par ces visions fantastiques, ce qui l’éloigne de tout naturalisme, et en même temps c’est un film qui documente son époque plus que tout autre film.

Bruno et Jean-Roger se retrouvent alors dans la même classe de rattrapage, une classe de cinquième destinée aux élèves en difficulté́. Pendant le cours, la professeure (Fabienne Babe) invite les élèves à ouvrir leur livre et à en lire quelques pages. Jean Roger ne veut pas travailler. La prof le somme de s’y mettre. Le garçon se lève brutalement, s’impose face à la jeune prof puis, encouragé par la classe, ouvre la fenêtre : il l’enjambe et longe le parapet à la vue de tous les élèves qui sortent l’admirer depuis la cour de récréation – vision vertigineuse de Jean-Roger sur l’étroit parapet en haut de l’école.

Brisseau connaît bien le cinéma américain et transpose des situations de western dans la cité. Les séquences d’action ont une dimension spectaculaire directement héritée du cinéma américain, telle la séance de tir du père avec une carabine dans le couloir de l’appartement qui se termine par un immense trou dans le mur mitoyen. Ou la partie de poker avec deux types avec lesquels le père est visiblement en « affaire » : celle-ci dégénère en bagarre et tourne au drame, les lames de couteau sortant de leurs étuis et les corps s’effondrant. Le père, après un corps-à-corps violent, finit par avoir le dessus. Quand il traîne le cadavre de l’un des types qu’il vient de tuer, une faucille est plantée dans le dos de la victime.

Jean-Roger admire son père, un ancien militaire devenu truand. Il jalouse son frère aîné, Thierry, le fils préféré. Thierry travaille dans un journal à Paris comme livreur et sort avec une journaliste.
Un soir, poussé par la bande dont il fait partie, Jean-Roger viole la compagne de son frère devant une porte de garage au sous-sol de la dalle de la cité, avec l’encouragement des autres jeunes. Thierry intervient mais les jeunes de la bande l’assomment. La suite du film est une descente vers le non-retour, jusqu’au parricide.
La bande de jeunes emporte Thierry sans connaissance jusqu’à un terrain vague où ils allument un immense feu. La bande décide de jeter le jeune homme au feu. Thierry est sauvé par son père qui arrive dans le terrain et tire avec sa carabine sur les jeunes. Thierry s’enfuit. Jean-Roger se retrouve face au père. Il est armé d’un pistolet. Quant au père, il est furieux face à la faiblesse de son fils qui cherche à fuir sa colère. Son fils lui tire une balle dans le ventre. La bande se saisit du père blessé. On voit plus tard les pieds du père qui pendent à côté d’un arbre.

Jean-Roger voit sur l’épaule du père pendu, un serin qui se transforme en faucon, il lui tire dessus.
Bruno arrive tard dans la nuit au terrain vague désert, il reste juste l’énorme feu au milieu. Plus loin l’arbre, avec le père pendu. Bruno retrouve son serin mort à côté de l’arbre, le pistolet de Jean-Roger par terre, et l’apparition accompagnée du faucon. Celle-ci dirige la main de Bruno, qui se saisit du pistolet de Jean-Roger et se tire une balle dans la tête.
C’est un film qui ressemble à un drame antique, loin de toute la tiédeur à laquelle nous sommes habitués, d’une beauté tragique.
Le film se termine sur la professeure qui lit une lettre qu’elle a reçue de Jean-Roger depuis la prison de Fleury-Mérogis.
À ceux qui lui reprochaient d’exagérer la violence dans les cités, Brisseau répondait que son film ne faisait qu’atténuer une réalité qu’il connaissait bien.
De bruit et de fureur revient régulièrement, comme un spectre, hanter le cinéma français.
Les films de Jean-Claude Brisseau : Un jeu brutal (1983), De bruit et de fureur (1988), Noce blanche (1989), Céline (1992), L’Ange noire (1994) , Les savates du bon Dieu (2000), Les choses secrètes (2002), Les anges exterminateurs (2006), A l’aventure (2009), La fille de nulle part (2013), Que le diable nous emporte (2018)