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Comment l’art déserte les lieux de pouvoir

Comment l’art déserte les lieux de pouvoir

La collection Pinault n’est-elle pas trop belle, trop riche, trop exceptionnelle ? Un sentiment de malaise me traverse en visitant ce temple de l’art contemporain installé récemment dans le « ventre » de Paris, ex-palais Brongniart.

Le lieu est d’une élégance sans faute. L’écrin façonné par le génial Tado Ando inspire le respect, voire le recueillement. Le cadre est à l’image de son commanditaire : strict, austère. Ce qui dans d’autres lieux m’aurait ravi et peut-être inspiré, ici, dans cet espace censé incarner la liberté, la transgression, l’extravagance, la création tout simplement, je suis saisis d’effroi. Un bâtiment qui peine à accepter ma présence. Suis-je un intrus parmi ces œuvres ? La relation est d’une verticalité glaçante. Les exclamations des gens cultivés et argentés résonnent comme un affront. Sont exposés dans cet espace ce qu’il existe (à peu près) de meilleur dans l’art ; des créatifs internationaux incontournables… « sages comme des images ».

Un conflit d’intérêt a toujours existé entre fondation et œuvre d’art. Objectif ultime d’une carrière passée à maîtriser leur environnement, leurs concurrents, leurs propre entreprise, leurs salariés, ces milliardaires « mécènes » consacrent une partie de leur fortune à « s’acheter » cette liberté à laquelle ils n’ont eux-mêmes jamais goûté. Une liberté de créer qu’ils acquièrent par procuration et verrouillent dans des lieux « de » culte. « Je te construis des palais et te verse de confortables rentes pour que tes œuvres m’appartiennent, que tu donnes de moi une image que, sans toi, je ne saurais acquérir. Je te prends en otage et t’affiche sur des listes d’enchères pour satisfaire ma soif d’amour. » Quelle que soit leur richesse, ces milliardaires sortiront de l’histoire dès leur disparition quand l’artiste perdurera dans la mémoire collective. Alors, attacher son nom à une collection pour accéder à la vie éternelle ? Le génie vénitien oblige toutefois à reconnaître le bénéfice partagé entre l’artiste et son sponsor dont profitent aussi les classes les plus aisées et la société toute entière. La Renaissance n’est-elle pas née de cette collaboration entre art et richesse ?

XXIe siècle. Le monde poursuit sa course. La révolution court et les esprits mutent. Des codes parfois millénaires s’inversent. Une mutation dans notre rapport à la création se fait jour. Picasso dans son désir de « renverser la table » n’a jamais eu l’idée de sortir du morceau de toile blanche attribué aux peintres pour s’exprimer, il trouve ainsi une place naturelle dans les musées. Accroché à un mur quelle que soit la révolution qu’il propose. Aujourd’hui, l’art s’accommode mal avec les murs : impossible à poser, à suspendre, à acheter, à échanger, l’art sort des cadres qu’il s’était lui-même imposé pour se « dématérialiser », entrer dans nos vies davantage comme une histoire que comme l’objet qu’il a été.

Un art qui « sort » des livres, des musées, des scènes de théâtre, des bandes son pour se diriger vers un après inconnu, un lieu inédit dans une nouvelle écriture de l’espace et du temps. Il n’est plus artistique, il est politique, actif, éphémère comme le passage d’une lumière qui laisse, sans s’arrêter, d’indéfectibles traces dans notre imaginaire. Un espace devenu incontrôlable, un nouveau langage qui se glisse dans les interstices, les failles. L’œuvre d’art est désormais dans chaque recoin, parcelle de vie, de rue ; l’artiste est celui qui va le révéler sans y toucher d’un coup de crayon, de caméra, d’une musique, le faire entrer dans un nouvel espace, et qui va lui-même se transformer sous l’effet d’actions improbables, incontrôlées.

La Collection Pinault serait-il le lieu ultime d’un XXe siècle qui peine à en finir ? Un chant du cygne qui dirait que l’art est mort dans les lieux de pouvoir, qu’en pleine maturité il a conquis son indépendance et s’installe librement et sans intermédiaire dans chaque parcelle de notre présent. Une période se termine, une autre commence. Un monde dans lequel l’art est tellement présent qu’il en devient invisible, sans corps solide, et se coule dans chacun de nos gestes. Vous avez dit sacré ? Une autre histoire commence à se raconter…

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