Du 10 septembre 2021 au 9 janvier 2022, l’exposition « Anni et Josef Albers, l’Art et la Vie » replace ce couple d’artistes un peu méconnus en France, dans une histoire de l’art autre. Leur rapport à la création, à l’enseignement, au design, aux matières, tout invite à découvrir ou à redécouvrir à quel point chacun d’eux a pu participer d’une redéfinition de la place de l’art et de l’artiste dans la vie moderne. Un petit tour au Musée d’Art Moderne de Paris s’impose.
« Le but de toute activité plastique est la construction » (Gropius)
Annelise Fleischmann et Josef Albers se rencontrent au Bauhaus de Weimar dans les années 20, embarquant ainsi pour l’une des plus grandes aventures des avant-gardes européennes du début du 20ème siècle. Au Bauhaus, on en a fini avec l’œuvre d’art totale de Richard Wagner, on expérimente pour tous et dans toutes les directions, on y invente aussi une autre façon d’enseigner, de vivre ensemble. Et en commençant l’une par l’atelier du tissage, et l’autre du verre, les deux artistes (qui se marient en 1925) participent pleinement, de cette contestation du « Grand Art » bourgeois, qui révolutionnera toutes les pratiques créatives de l’époque, du graphisme à la danse, de l’architecture à la peinture. Le nouveau bâtiment du Bauhaus à Dessau en devient en 1926 le manifeste en dur. Sans véritablement collaborer, Anni et Josef vont développer chacun leur art, leurs artisanats, sans jamais renoncer à cette idée de construction collective, à leur recherche d’absolu et de transmission, malgré les soubresauts de l’histoire, et plus tard, malgré les tentations du marché de l’art.

Je crois que l’art est parallèle à la vie (Josef)
Dés 1930, le Bauhaus devient la bête noire des nazis. Anni est d’origine juive, tout le monde est plus ou moins de gauche, et l’école finit par s’auto-dissoudre. Mais l’expérience artistique et pédagogique de Dessau connaît un tel retentissement, que les Albers seront accueillis aux États-Unis avec enthousiasme. C’est là, au cœur des montagne de Caroline du Nord, que s’élaborera avec eux dés 1940 un nouveau lieu d’enseignement de l’art : le Black Moutain Collège. C’est là que naîtra véritablement cet art américain, libre et audacieux, ouvert aux minorités, dans un dialogue constant entre les disciplines (on y verra John Cage comme Robert Rauschenberg), qui nous nourrit encore aujourd’hui.
Déplier l’esprit et les yeux, ainsi que le cœur et les mains (Josef)
Anni continue de tisser, au bord de la peinture, se jouant de plus en plus des trames, des matières et des transparences, sans se soucier du statut un brin dévalorisé de sa pratique. Elle avance, elle trace, elle trame, préfigurant en cela la démarche des artistes contemporaines du post-féminisme. Josef, lui, toujours passionné par la couleur et par l’enseignement va se lancer dans un travail, plus pratique que théorique, sur la couleur, sa perception, ses effets ; travail qui l’amènera, via les Variants et les Structural Constellations, aux célèbrissimes « Hommages au Carré » et à l’abstraction la plus radicale.
Notre désir pour la forme la plus simple, la plus claire, contribuera à rendre les gens plus unis, la vie plus réelle et par conséquent plus essentielle (Anni)
L’intérêt de cette « double rétrospective » des Albers est ainsi de dérouler sans les confondre ni les hiérarchiser, la vie et l’œuvre d’Anni et de Josef Albers. De l’expérimentation tous azimuts du Bauhaus (on rêve du lit pour étudiant de Josef recouvert d’un wallhanging d’Anni), à la sublime salle courbe des « Hommages au carré » et aux dernières gravures d’Anni, veuve, qui s’éteint doucement en 1994, c’est toute l’histoire de notre art d’aujourd’hui qui est comme résumée dans l’entêtement esthétique, politique et humain de ce couple indéfectible. C’est dans le pli d’une variation (Variant), d’une pointe d’or dans la trame d’un tissage, que viennent se lover l’exil forcé et les grandes révélations de leurs vies : la couleur comme règne lors de séjours au Mexique, l’écriture comme mystique lors d’une commande pour la synagogue de Dallas. Tout est dans la cohérence de chacun, et dans une tendresse commune pour le monde, leur monde, celui qu’ils ont pu changer un peu chaque jour. Dans cette modestie démocratique, du lettrage aux pochettes de vinyles, les Albers ont beaucoup à apprendre aux nouvelles générations issues des cultures urbaines : la suite dans les idées, la patience, la concentration, et une distance amusée et tendre devant le minimalisme chic et la culture pop, dont il se sont souvent joués sans en être jamais les jouets.

L’industrie nous épargne des efforts, mais elle nous empêche aussi de participer à la mise en forme de la matière (Anni)
Il y a urgence donc à reconsidérer la place des Albers dans l’art d’aujourd’hui après le féminisme et l’hybridation des arts, et urgence aussi, j’insiste, à célébrer leur joie de l’enseignement et du collectif. On se prend à rêver d’un Black Mountain College des pratiques urbaines contemporaines ! « Apprendre par l’action » (John Dewey) en était le mot d’ordre et pourrait bien le redevenir. Vous avez jusqu’à janvier pour vous faire une idée de ces deux gestes amples, conséquents et parallèles. Et, si j’avoue un faible pour les créations d’Anni (uber-chic !), il est certain que ce redéploiement biface (et redécouverte, du moins pour moi), ne laissera aucun « regardeur », artiste ou pas, indiffèrent. Exposées à côté et en face du MAMP, Gisèle Vienne et Anne Imhof en sont peut-être des héritières secrètes. Apprenez, agissez, Foncez !
Je n’enseigne pas la peinture, j’enseigne le regard (Josef)
Rens : mam.paris.fr