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CRIS NOIRS ET CHUCHOTEMENTS BLEUS : DEREK JARMAN AU CRÈDAC

CRIS NOIRS ET CHUCHOTEMENTS BLEUS : DEREK JARMAN AU CRÈDAC

Le Crédac d’Ivry, fidèle à son exigence, propose de se pencher à nouveau sur le cas Derek Jarman, artiste anglais, cinéaste, dandy, plasticien, emporté par le sida en 1993. Les films de Jarman donnent régulièrement lieu à des rétrospectives plus ou moins exhaustives un peu partout dans le monde et tout l’intérêt de cette exposition (sous la houlette de Claire Restif) est de déplacer le regard du visiteur sur les travaux ultimes, ceux qui ont ponctué sa longue maladie de 1986 à 1993. De l’élaboration du jardin de Prospect Cottage aux Queer Paintings de 1992, l’exposition déploie avec délicatesse, l’œuvre sombre d’une agonie mais aussi la force politique vive d’un travail qui nous atteint encore aujourd’hui comme le chuchotement des âmes mortes : Dead Souls Whisper

Deux grandes salles rassemblent les petites sculptures/collages noires et or que Jarman a maniaquement concoctées lors de ses séjours de plus en plus fréquents à la campagne. Album-souvenir comme sauvé d’un incendie, ces fragiles assemblages de rebus et de mots effacés forment autant de petits autels calcinés, d’ex-voto au devenir bijou, remerciant un miracle qui n’aura pas lieu. Sur les écrans, des films super 8 tournés dans les glorieuses 70’ de Sloane Square, racontent déjà cet attachement viscéral à la campagne anglaise, entre l’ile de Purbeck et le Kent (loin de Londres et du Punk qui va tout chambouler) là où Jarman rêvera son jardin, Prospect Cottage. Cousinant avec Kurt Schwitters autant qu’avec Robert Rauschenberg, ces icones carbonisées, goudronnées et précieuses, auront sans doute scandé les derniers jours heureux de Jarman qui y cautérise son désespoir, affinant au passage un dé-constructivisme queer, et une écologie tragique qui nous concerne toutes.

Derek Jarman, 40% of British Women, 1992
Huile et fusain sur photocopies sur toile. 251,4 × 149 cm
courtesy Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres

Mais pour ma part, c’est dans la salle 1 que la virulence politique et plastique du dernier Jarman se révèle comme une gifle. Fort de ses dernières forces, Jarman, aidé de ses amis/étudiants/exs se lance à l’assaut de grands formats en forme de manifeste, des croutes rageuses et bavardes qu’il arrache à la société anglaise indifférente et coincée. Sur fond de mépris et de presse poubelle, il amoncèle couches de peinture, graph et mots-clés comme autant de cris vengeurs. Condamné, damné et libre de toutes attaches, Jarman assoit la beauté thatchérienne sur ses genoux instables et la gifle with a little help of his friends. Parfois le sens des mots disparaît sous la glue colérique de la couleur, parfois surnagent un K et un Y, convoquant les lubrifiants d’un plaisir coupable de rien, parfois l’écrit s’articule en slogans, en outrage à magistrat-hypocrite. Malgré ou grâce à la mort qui vient, ces œuvres (peu connues en France) justifient à elles seules par leur majesté crasse l’urgence d’un nouveau regard sur les artistes proliférants et pressés comme Derek Jarman, prototype furieux d’un art dé-discipliné, armé et enfin dangereux dont nous avons bien besoin.

Vue de l’exposition « Derek Jarman – Dead Souls Whisper (1986-1993) »
Photo : Marc Domage / le Crédac. Premier plan : Derek Jarman, Spread the Plague, 1992
Huile sur photocopie sur toile ; Derek Jarman, Tragedy, 1992
Huile sur photocopie sur toile.
Courtesy : Keith Collins Will Trust et Amanda Wilkinson, Londres

Ce Derek que le sida met à la porte du cinéma, revient ainsi par la fenêtre de la peinture. Nous n’en avons pas fini avec lui, c’est certain, si du moins nous savons prendre sa leçon de joie bien profond. Ceux qui ont la chance de ne pas encore vu « Blue » pourront gagner le Crédakino et plonger avec Jarman, quasi-aveugle, dans le bleu-piscine d’un écran qu’il remplit de voix, de sons, de futur, de souvenir, distendant le temps du cinéma en une near death expérience poétique et visuelle (j’insiste) jusque là insoupçonnée. Ne trichez pas, installez-vous confortablement, choisissez la version originale ou l’excellente VF, car les sous-titres pourraient servir de bouée et c’est de noyade qu’il s’agit, de perte de connaissance. Plouf !

NB : L’exposition, en partenariat avec le Festival d’Automne et le cinéma le Luxy, permettra de voir d’autres films de Derek Jarman au Luxy d’Ivry (excellente salle à deux pas de l’expo) et de nombreuses rencontres se tiendront au Crédac autour de son œuvre, voir programme !

DEAD SOULS WHISPER (1986-1993) Derek Jarman. Jusqu’au 19 décembre au Centre d’Art Contemporain d’Ivry – Le CRÈDAC

www.credac.fr

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