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Clarisse Hahn expose ses icônes du ghetto

Clarisse Hahn expose ses icônes du ghetto

Jour de vernissage dans les galeries du Marais. Ça commence à repartir, à frémir. La Galerie Jousse Entreprise a choisi de montrer le nouveau travail de Clarisse Hahn qui persiste et signe dans son approche « documentaire » d’artiste avec cette impressionnante série des « Princes de la rue » qui, cette fois encore, nous laisse entrevoir de l’intérieur, la vie d’une communauté : celle des « vendeurs de cigarettes » de Barbès, des jeunes hommes fragiles, héroïques parfois, mais qui sont d’abord et avant tout ses voisins de quartier, des gens que Clarisse Hahn côtoie depuis plusieurs années et qui deviennent avec cette exposition des icônes de la rue. Rencontre.

On se connaît depuis pas mal de temps. J’ai suivi ton travail, photo, vidéo, et cinématographique dans son évolution. Alors ces Princes de la Rue, qui sont-ils ?

Ce sont ces hommes qui stagnent dans la rue, dans mon quartier, à Barbés-Rochechouart, que je suis depuis quatre ans. Ce travail a commencé dans le cadre d’un projet plus ample, la « BOYZONE » que j’ai commencé il y a plus de vingt ans autour des groupes d’hommes et du corps masculin dans une optique documentaire. Je suis attiré par des communautés qui ne sont pas la mienne, des lieux où je ne suis pas censé être. Et en effet, le fait de rester debout toute la journée dans la rue est plutôt une spécificité masculine. La femme passe dans la rue, ou y est parce qu’elle a quelque chose à y faire. Ces hommes qui traînaient là, je les observais depuis des années, et j’ai eu envie de faire quelque chose avec eux. Alors j’ai fait des rencontres et le désir d’un travail avec eux s’est imposé.

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Clarisse Hahn, Café Royal, série Les Princes de la rue, 2021, tirage argento-numérique encadré sous verre, 60 x 90 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.
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Clarisse Hahn, Annaba Grill II, série Les Princes de la rue, 2021, tirage argento-numérique encadré sous verre, 60 x 90 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

Les communautés kurdes, les protestants, le monde du SM, et maintenant la Goutte d’Or, comment se font les rencontres, est-ce toi qui va vers eux ou… ? comment entre-t-on dans ta BOYZONE ?

C’est toute la problématique de l’approche documentaire ! c’est un travail qui prend du temps, impliquer les gens que tu veux photographier, leur expliquer ce que tu as envie de faire. Il y a des personnes, par exemple, que ça n’intéresse pas du tout ! Les rencontres se font et je n’arrive à filmer que des gens que j’aime. Si le courant ne passe pas…

Est-ce qu’il y a du désir, de part et d’autre, dans tout ça ?

Bien sûr ! Le premier désir, c’est le besoin de les regarder. Prendre quelqu’un en photo, c’est forcément de l’ordre du désir, du moins du désir de voir, de connaître. Je pense qu’ils étaient eux aussi intéressés par l’expérience, alors qu’il y a des personnes que ça révulse d’être pris en photo. Mes Princes de la rue avaient envie de ça, et on s’est bien entendu, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de moments difficiles. Leur vie est difficile. Ils arrivent chez moi ou dans leur intimité, avec toute cette violence de la rue à gérer. Ça fait aussi partie de mon approche. Barbés, c’est le chaos, un nœud urbain, et mes rapports avec eux étaient chaotiques, sans vraie régularité. Mais j’habite là et, si je ne pouvais pas savoir à l’avance quand il allait se passer quelque chose, j’étais sur place sans arrêt. Cela peut être un piège aussi car quand tu es là en permanence, tu peux étouffer.

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Clarisse Hahn,Outrage, 2021, tirage argento-numérique encadré sous verre, 80 x 120 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris

Ton travail sur le corps masculin ne fait pas l’impasse sur la dimension érotique et héroïque de ces jeunes gens. A part ces prisonnières Kurdes que tu as filmé à Istanbul, tu as plutôt travaillé avec des hommes. Avec tout ce qui se passe autour du regard masculin sur les femmes, on peut dire que tu expérimentes un « female gaze » avec les vendeurs de cigarettes. Tu dis qu’ils sont souvent venus chez toi… beaucoup d’artistes ne s’exposent pas autant !

C’est un risque à prendre. Si tu ne t’ouvres pas, eux ne vont rien te donner en échange. Il faut que ce soit un véritable échange pour que quelque chose se passe et se voit dans l’image. Mes photos sont des icônes. Si tu regardes celle du garçon qui me montre son ventre lacéré de coups de couteau, c’est une icône du ghetto. Ce n’est pas de l’ordre de l’idéalisation mais je veux les montrer en grâce, en majesté, en beauté. Leur vie est dure. Dés qu’il y a quelque chose à se prendre, violence, confinement, ils se le prennent ! mais malgré toutes les humiliations qu’ils subissent chaque jour dans la rue, ils ont cette allure, cette profonde élégance du corps oriental qu’ils développent pour faire front, pour faire mine de glisser sur tout ça. Je trouve ça admirable. J’essaie de faire que mes photos soient de l’ordre de l’élévation, sans nier le quotidien et le banal. Comme ce mec un peu plus âgé et qui porte un visage abimé par la rue et la violence, juste en dessous, je montre aussi sa table couverte de taches de graisse, la bouffe engloutie debout vite fait. La rue ça te tue. Mais ce sont aussi des corps magnifiques, des corps oscillants entre le sublime et l’infâme !

Des corps d’hommes donc, dans l’espace urbain qu’ils occupent… A la Chapelle, certaines femmes se disent mal à l’aise quand elles quand elles doivent traverser ces groupes… Et toi, tu vas depuis longtemps au devant du corps masculin, mais surtout du corps « Oriental », et cependant sans une ombre d’exotisme cheap ou de condescendance. Comment définirais-tu cette attirance ?

Bien sûr il y a beaucoup de choses qui tiennent de la fascination, mais nous venons tous de cette culture coloniale qui plane encore. En même temps, nous avons aussi tous été élevés ensemble, même si c’est parfois compliqué, et à Barbés, je vis au milieu de ces corps-là. En France, la présence des gens issus des anciennes colonies, au delà de tous les métissages des nouvelles générations, continue de révéler des cicatrices. La guerre d’Algérie n’a toujours pas été digérée, les savoirs appris en classe par les uns divergent complétement de ceux des autres, et on ne doit pas faire semblant de ne pas le savoir. Quant à la religion, elle revient tout le temps dans les rapports que j’ai eu avec mes Princes, un peu comme un refrain qui revient. Mais dans leur vision personnelle, ils savent très bien ce qu’ils attendent de la vie. C’est comme une façade que tu te donnes face à la société, le bien, le mal, et dans l’intimité, tu fais ce que tu veux. J’ai vu ça dans toutes les cultures orientales que j’ai connues…

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Clarisse Hahn, Famille, série Les Princes de la rue 2021, tirage argento-numérique encadré sous verre, 60 x 90 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

Il y a une photo d’un de tes Princes, entouré de ses deux filles qu’il couvre de caresse et de bonbons. Malgré les blessures de la rue et du deal, on sent une grande aspiration à la normalité, au modèle du père de famille responsable et aimant… Cette photo me touche beaucoup…

Tu sais, dans la première salle de l’exposition, j’ai accroché des scènes « street » assez nocturnes et dures ; dans celle où nous sommes, on rentre plus dans l’intimité des hommes. Ils ouvrent leur armure et la déposent quelques instants. Il m’aura fallu plus de trois ans pour pouvoir saisir ces moments-là…

Ce sont les cadeaux de ce que j’appelle la patience documentaire, que la fiction ne peut jamais obtenir ni simuler. C’est la même chose pour leur rapport à la drogue, quotidien, ingrat, loin de tous les clichés des films de marché. On voit le subutex, l’attente dans la rue, mais ce n’est pas le sujet. Nous ne sommes pas dans un reportage invasif. Pedro Costa a eu la même patience, la même justesse, quand il a filmé Vanda et les junkies de Lisbonne. Tes personnages passent de l’attendrissement au tragique, ils retrouvent leur droit à la beauté…

Dans les paquets de cigarettes, il y a parfois de la drogue, du rêve aussi. Beaucoup de choses transitent par ces paquets de clopes. Bien sûr le gros du deal passe par les beaux quartiers, mais à Barbés la plupart des tensions viennent de la drogue. Le deal de rue est très visible. Ce sont tous des anges blessés, des gens fragilisés par le manque et tout le reste, cela participe de leur beauté ; s’ils ont atterri à Barbés dans la rue, c’est qu’il y a eu à un moment un accident. Chacun a son histoire, parfois ils ne font que passer et disparaissent, parfois le piège de la drogue se referme sur eux… C’est présent, on ne peut pas le nier. Ça existera toujours. Ce sont des choses que la société ne sait pas gérer. Je ne juge pas, je ne suis pas non plus un centre de detox ! les photos sur le subutex ont quelque chose de douloureux…

Clarisse Hahn, Sommeil Léger, série Les Princes de la rue, 2021, tirage argento-numérique encadré sous verre, 60 x 90 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

Justement, les gens ont maintenant un rapport difficile, hystérique, avec leur image ; entre le selfie et la téléréalité, comment photographier « l’invention de soi » de ces jeunes hommes ? c’est un défi pour l’artiste d’aujourd’hui… J’essaie de me rappeler tes travaux sur les Protestants (ton milieu d’origine), sur les kurdes, toutes ces communautés que tu as approchées dans leur complexité. C’est ton grand sujet depuis le début, que ce soit en photos, en vidéo ou en installation !

Il faut savoir que j’ai commencé par des études d’histoire de l’art à la Sorbonne, j’écrivais aussi des textes critiques dans des revues d’art. puis je suis rentrée aux Beaux-Arts où j’ai beaucoup travaillé la vidéo avec des profs comme Jean-Luc Vilmouth (mort récemment hélas) ou Tony Brown. Je ne suis pas quelqu’un du dessin ou de la peinture, même si j’adore ça et la vidéo je l’ai appris sur le tas…

Tu es l’une des seules, avec Jean-Charles Hue, qui arrive à tenir cette position transversale du documentaire d’artiste entre le monde de l’art et celui du cinéma. Mais ce rapport avec des communautés, c’est peut-être cela qui lie l’ensemble…

Oui, j’aime varier les formats mais les sujets restent les mêmes. La vidéo d’artiste pose un problème car tu ne peux que difficilement aller vers de longues durées. Les gens ne restent pas une heure et demie devant un film dans une galerie comme celle ou nous sommes, ou du moins c’est très rare. Les gens ont une pratique de promeneur en galerie. Et le problème c’est posé avec mon premier film « Les Protestants » justement, qui a bien mieux fonctionné en salle, en festival ou à la télévision. Mais j’ai exposé en galerie très vite, quand j’ai commencé ma « BOYZONE » en 1998. J’ai filmé d’abord un service de gériatrie à l’hôpital, puis mon milieu…  J’ai filmé Karima une dominatrice et le milieu SM, avec kurdish Lover, j’ai suivi le père de mes enfants au Kurdistan, dans son village d’origine avant que…. Enfin tu vois, ce sont toujours des espaces en crises ! j’ai même fait un film de fiction au Mexique. Je rencontre des gens qui me donnent envie de faire un écart par rapport à ma vie quotidienne. Je me dis, cette personne est proche de moi mais elle m’invite à entrer dans une réalité complètement différente… à pénétrer et à me laisser pénétrer par cette réalité autre. Il faut se laisser emporter par le flux d’une histoire, dans les moments de chaos, et on reconstruit après par fragments, au montage pour un film, ou dans le choix des photos. Quel sera le point de vue sur ce réel-là ? comment vais-je regarder tout ça ? Barbés, c’est une tension permanente, le Kurdistan, c’est une zone en guerre depuis toujours, les gens y sont habitués ! Comment construire un quotidien sur de l’instable ?

Tu travailles maintenant régulièrement avec la Galerie Jousse Entreprise. Quand est-ce que tu t’es rendu compte que tu avais une certaine audience, un public, une reconnaissance… ?

Chaque période du travail donne lieu à une exposition ici, ce sont les défricheurs. Après, les expos voyagent, tournent, et j’ai commencé à être achetée par les collections publiques, le Centre Pompidou notamment, ou de belles collections privées… c’est déjà une forme de reconnaissance. J’enseigne aussi maintenant, à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, et je dois dire que j’aime beaucoup ça…


Clarisse Hahn « Les Princes de la Rue », jusqu’au 4 décembre 2021

Galerie Jousse Entreprise I Art Contemporain 
6 rue Saint-Claude, 75003 Paris  
+ 33 1 53 82 10 18 
www.jousse-entreprise.com
@galeriejousseentreprise

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