La Fondation Cartier a conforté sa réouverture, en inaugurant dés juillet la première grande exposition personnelle de Damien Hirst à Paris. Mais oui ! souvenez-vous : les années 90, les Young British Artists, les vaches coupées en deux baignant dans le formol, les prix délirants négociés directement avec les collectionneurs (Bowie en tête). Bref avec cette exposition institutionnelle, événement auto-proclamé et calibré, Hirst orchestre son come-back en toute élégance. Coup commercial déguisé en retour aux sources artisanales ? Réelle mise en crise de son travail par le confinement 2020 dans l’atelier ? Les énormes toiles de la série « Cerisiers en Fleurs » qu’expose à grand renfort de produits dérivés la Fondation Cartier posent question. Balade pensive donc.
Paris devient-il le lieu de l’art privatisé, du règne des fondations (Cartier, Vuitton, Pinault) ? une capitale complice du « Prada Art » ? D’autant qu’au finish, mon plongeon dans les Blossoms de Hirst, aura cinstitué une expérience délicate, troublante, régressive et séduisante. Comme pour beaucoup d’amateurs d’art de ma génération, les expositions « Freeze » puis « Sensation » à Londres, malgré leurs airs d’OPA british sur le marché de l’art mondialisé, firent date dans mon horizon artistique. L’intrusion plutôt rock’n roll des Young Bristish Artists contestait le monopole collector des simulationistes new-yorkais (Jeff Koons, Haim Steinbach, Peter Halley, déjà au fait de leur gloire). Ne reliaient d’ailleurs ces jeunes gens entre eux que leur jeunesse punky et l’abandon définitif de la peinture-peinture pour toutes les techniques de l’installation, de la photo ou de la performance. En un mot, ça partait dans tous les sens, des figures sur-sexuées des Frères Chapman aux films-culte réagencés par Douglas Gordon, des images social-gores de Richard Billingham (mon chouchou, incontestablement) aux broderies trashs de Tracey Emin. Astucieusement cornaqués par la galerie Saatchi, les Young British Artists réanimèrent la scène artistique anglaise qui ronronnait en mode Hockney/Bacon/Gilbert/Georges, lui insufflant une sorte de renouveau conceptuel lyrique, adolescent et furieux, et terriblement « sensationnel ». Déjà, de ce mouvement plus gang de potes qu’école esthétique définie, une figure se détachait, un group-leader bien décidé à en découdre avec le marché et la beauté, celle du rebelle et surdoué Damien Hirst.

Au- delà d’une affaire de goût, Hirst aura incontestablement été un artiste intéressant, important même . Son rapport à la mort, à la finitude et au pur pourrissement, en font l’une des figures majeures de l’art anglais des dernières décennies. De ses animaux morts, divisés en deux et baignant dans le formol des museums, à ses vivariums de chenilles tissant d’or leurs cocons précieux ou à son célébrissime crâne criblé de diamants, il a signé des œuvres fortes, sorte de vanités hyper-modernes, qui firent, à juste titre, sensation. Hirst a aussi inauguré un nouveau rapport à la valeur et au marché en se rendant indépendant des galeries envahissantes, en traitant directement avec les collectionneurs et les institutions. Pour ma part, son travail sur la pharmacopée postmoderne, sur l’industrie de la tranquillisation, déployé en installation (Medicine Cabinets) comme des étals de la dépendance aux médocs, ou en code ADN colorés, pointillant de ronds inexorables de grandes surfaces blanches et inquiètes, aura parfaitement illustré et coïncidé avec l’avènement néo-libéral du Londres des années 90. Damien Hirst est un grand artiste, c’est certain, comme Koons ou Banksy. Mais déjà, derrière la révélation des Medicine Cabinets, pur choc esthétique d’une pertinence irrémédiable, on voyait se profiler la gestion du buzz. L’ouverture à Londres d’un restaurant Pharmacy appelant les traders des anciens docks à venir habiter et « déguster » l’œuvre, sentait déjà le business plan et m’avait un peu refroidi quant au tranchant du geste d’artiste de départ qui m’impressionnait tant.

Revenons-en à nos Cerisiers en Fleurs et à cette exposition qui tente cette fois de nous vendre un Damien Hirst artiste-peintre, ayant tout au long de sa carrière refoulé un désir profond de « corps à corps » avec la toile, le pinceau, le geste et la matière. Le grand confinement aidant, Hirst aurait ainsi pu se lâcher en peintre du dimanche et produire dans la solitude de l’atelier une série de toiles déclinant, en mode Nymphéas de Claude Monet, des cerisiers en fleurs aux suaves couleurs de cartes postales ou de calendrier de restau chinois. Les rédacteurs du catalogue auront tôt fait de repérer dés 1985 chez Hirst, ces « accès » de peintures : des Spin Paintings qui utilisaient les jets psychédéliques des baraques foraines 70’, et instauraient une sorte de peinture automatique pop et désespérée, aux Spots Paintings, sorte d’incurables monochromes blancs à pois rose, et aux Colour Space Paintings, on reformule le travail de Hirst de telle sorte que la peinture-peinture, et bien sûr la série des Cerisiers en Fleurs en seraient l’aboutissement, l’acmée artistique. Appelant toute l’histoire de la peinture moderne à la rescousse, de Monet à Pollock, évoquant les révélations esthétiques que furent Rembrandt ou Bonnard pour le petit Damien, on réussit (avec brio) à amoindrir la part conceptuelle et fabriquée de l’art de Damien Hirst (celle qui à mon avis compte le plus), pour en faire un peintre à part entière, travaillé par le geste pictural depuis l’enfance et qui y reviendrait enfin après en avoir fini avec les stratégies d’installations-choc et les escouades d’assistants.

Car l’exposition en elle-même, et ces toiles grand format acidulées, ne sont pas sans charme et c’est cela qui crée chez le critique, un sourd malaise. Assumant absolument une certaine vulgarité, un côté commercial et tape-à-l’œil, voire la volonté d’une peinture populaire, mondialisée, Hirst et les commissaires jouent autant d’un geste conceptuel et concerté (les toiles vont s’auto-dégrader avec le temps, vanité encore), que d’une fraicheur et d’une légèreté retrouvée. Reste que l’intimidante majesté du white cube Cartier, l’efficacité promotionnelle du package deal (des ateliers jeune public au marque-page, du film réalisé pour l’occasion au livre collector), tout concourt à voir dans l’événement de la Fondation Cartier une énième stratégie du marché de l’art autant qu’un coup de cœur réel. Aussi jolies et décoratives qu’elles soient, les peintures de Hirst, une fois sorties de leur contexte muséal, prendront certes leur place dans les halls des banques et au-dessus des canapés des collectionneurs, mais feront-elles signe dans notre regard aux toiles renversantes d’un Baselitz (actuellement à Beaubourg) où même, côté fleurs, au « You Can’t Cancel Spring » de David Hokcney? Je ne sais pas. Jeff Koons, lui, n’a jamais triché, se revendiquant comme un « négociateur » de la valeur beauté que le marché de l’art fixait, sans artisanat aucun, mais avec ses Cerisiers en Fleurs, Damien Hirst, qui pose fièrement couvert de peinture sur son échelle, nous porte à douter, comme si ses toiles hors de prix avant d’être peintes, et vénéneuses comme un investissement douteux, affectaient notre foi en l’art. En résulte une beauté fluide, cool, exorbitante, contagieuse et mondialisée, qui est peut-être, après tout, celle que nous méritons…

DAMIEN HIRST, « CERISIERS EN FLEURS » Jusqu’au 2 janvier 2022 à la Fondation Cartier