Devant la feuille c’est moi le roi, ce sont des textes de rap passés au crible d’une analyse stylistique. Après un premier épisode consacré aux rimes, c’est au tour des jeux de mots ! Figure hautement prisée pourquoi une punchline nous reste dans la tête ? Le tour d’esprit, le jeu de mot, la sonorité, l’association d’idées, la référence, quel est leur sens dans le rap ? Petit horizon stylistique de la punchline ou comment le rap a fait un art du jeu de mot. Partie 1.
Dysphémisme : choquer pour le plaisir.
Certaines punchlines nous marquent parce qu’elles choquent. A qui osera la vanne la plus crue, l’image la plus vulgaire, l’injonction la plus violente. Cette logique est au cœur de l’écriture de nombreux rappeurs, elle alimente également la pratique du clash dont l’enjeu est de détruire rhétoriquement l’adversaire.
Le dysphémisme, en stylistique, c’est le contraire de l’euphémisme. Ce sont des figures qui jouent sur le registre de langue pour endurcir dans le premier cas, ou atténuer dans le second. Exemple. Quelqu’un décède, “il nous a quitté” : euphémisme, “il a crevé” : dysphémisme.
Pas étonnant que cet art qui joue volontiers du politiquement incorrect et cherche à tout prix à marquer l’auditeur use autant de ce procédé. D’autant plus quand on ne l’attend pas. Le recours au dysphémisme et plus largement au trash, est couramment associé au sexe, injures, violence, etc. On retient dans le genre le titre de Booba Illégal, ouvert par l’introduction aussi gratuite que provocante : « J’me lave le pénis à l’eau bénite”. Punchline de rap et jeu de mot.
Homophonies : jouer sur les sonorités.
L’efficacité de certaines punchlines repose précisément sur un jeu entre le son et le sens. C’est le cas des figures d’homophonie. Ces formules jouent sur des similitudes phonétiques. Prenons ainsi l’homophonie entre “désert” et “des airs”. A l’écrit, l’orthographe clôt le débat ; rappée, elle reste suspendue. Ce qui permet aussi de doubler un son de plusieurs sens permettant d’introduire une image :
“Ma solitude m’inspire des airs” [désert]
Nekfeu, Humanoïde.
Un indice,
« Dans ma chambre avec mes rhos on s’tape des barres, ambiance jeux vidéo et débats ». [je vis des hauts et des bas]
Nekfeu, Jeux vidéos et débats.
Une référence
« Mais je serais peut-être parti trop tôt si j’étais né pâle ». [Népal]
Krow, freestyle.
ou une ambiguïté.
« moi j’dis que l’amour est simple, et qu’c’est nos désirs qui font des ordres » [désordre]
Dosseh, Habitué.
Défigements : détourner des expressions courantes.
Les jeux de mots reposent souvent sur des références partagées. Les expressions, formules et adages, qu’on dit lexicalisés quand ils ont intégré notre langage courant, ne sont pas épargnées.
Il peut s’agir de jouer sur la sonorité de l’expression:
« Quand j’rappe ici, ça tape là-bas, c’est l’effet vodka pilon »
Hugo TSR, Rei.
De s’amuser à reformuler l’adage :
“L’avenir appartient à ceux qui se lèvent à l’heure où je me couche”
A l’heure où je me couche, Les Casseurs Flowters.
D’exploiter une référence pour en bafouer la symbolique :
« La justice a deux vitesses, ma Lamborghini en a six ».
Booba, Friday.
Certaines ont d’ailleurs été tellement remaniées qu’elles sont devenues des lieux communs du rap. Tout le monde détourne la même expression et c’est à qui dira mieux.
L’exemple de l’expression « Le savoir est une arme »
L’expression « Le savoir est une arme » associée à l’écrivain Frantz Fanon a été utilisée pour la première fois dans le rap par le Ministère A.M.E.R en 1992. Depuis, on ne compte plus le nombre citations et d’hommages à cette formule dans le rap.
« Le savoir est une arme, le dicton est connu »
Guizmo, Partiel de punchline
« On m’a dit que le savoir est une arme »
Youssoupha, Espérance de vie
« Ils disent que le savoir est une arme »
Dinos, Paradis en fer
Ni de ses détournements :
Booba, Mové Lang
« le savoir est une arme, trois calibres sur moi / je suis très intelligent », « si le savoir est une arme, j’remplis mon stylo d’cartouches »
« Le savoir est une arme et j’avais des munitions plein la tête »
Ninho, Goutte d’eau
« Le savoir est une arme, d’instruction massive »
Dooz Kawa, Le savoir est une arme
« l’savoir est un gun«
Kery James, Dernier MC
« le savoir c’est le plus puissant des couteaux suisses »
Vald, Pentacle et bougie
« Le savoir est une arme, toi t’es illettré
Booba Ft Benash, Siboy, Zer
Citée, recitée, remaniée… peut-être un peu trop. On laisse Still Fresh conclure : « Si le savoir est une arme… non, non ils l’ont trop faite ».
En forçant le registre de langue, en jouant sur les sonorités des mots, en détournant nos expressions courantes… les rappeurs jouent et déjouent notre langue pour s’en faire tour à tour, bourreaux, poètes, artisans.