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Bienvenue au royaume de Zion – Partie1

Bienvenue au royaume de Zion – Partie1

Les questions que nous posent le conte philosophique, Matrix, n’ont jamais été si proche de notre actualité. Au-delà de la fiction cinématographique et de ses mises en scènes hollywoodiennes, cette allégorie semble nous proposer une lecture du monde en train de se construire, une projection de ce que pourrait-être notre quotidien dans un avenir plus proche que nous le pensons. Destruction de l’environnement, cyber surveillance, précarisation, dépendance, tous les ingrédients qui fondent le scénario de Matrix se dessinent, là précisément sous nos yeux avec ces questions centrales : Sommes-nous en train de céder à une forme d’esclavage ? Zion est-il une illusion dans une illusion ou un véritable espace de résistance ?

« Bienvenue dans le désert du Réel », c’est ainsi que Morpheus, introduisait Néo stupéfié à la « vraie réalité » d’un monde dévasté. Voici le monde tel qu’il existe aujourd’hui lui dit-il. Nous savons qu’à un moment donné à l’orée du XXIe siècle nous nous sommes émerveillés de la venue au monde de L’IA mais une guerre entre les machines et l’homme éclata et les machines gagnèrent la guerre… vous connaissez certainement la suite et ses conséquences : effondrement, asservissement, contrôle.

En 1999, les spectateurs du monde entier devenaient, d’un coup, paranoïaques : Thomas Anderson alias Néo, découvre que son monde est une illusion, un ensemble de sensations inoculées à son cerveau de force pour le maintenir dans une prison virtuelle pendant que son corps réel est enfermé et sous contrôle, dans une couveuse. L’image rappelle évidemment la Caverne de Platon : un lieu de captivité où l’humanité est soumise à des illusions qu’elle prend pour vraies, et qui lui passe toute idée d’aller voir ailleurs puisqu’elle ne peut même pas penser cet ailleurs.

Nous sommes les produits

C’est un système d’une violence inouïe qui s’est développé ces 50 dernières années. Le malheur a voulu que la financiarisation de l’économie s’articule dans les années quatre-vingt avec la montée en puissance du web et du numérique. Un mariage redoutable entre les transhumanistes illuminés de la Silcon Valley et des néolibéraux déterminés à détruire toute forme de régulation et dont Reagan et Tatcher étaient les figures de proue. Si la Silicon Valley avait besoin de financements pour mettre en œuvre ses projets pharaoniques, les moyens alloués par le gouvernement américain et en particulier le pentagone étaient illimités. Cette alliance entre l’état américain et des cerveaux brillants, ivres de technologie et de psychotropes allait créer un pouvoir idéologique, technologique, financier au-delà de ce que le système capitalisme dans ses rêves les plus fous aurait pu imaginer, un pouvoir sans véritable représentation, abstrait et rampant dont il est difficile de cerner les contours et qui vise sous toutes ses formes l’anéantissement, l’asservissement total par KO des moyens de production. Notre asservissement.

C’est ainsi que la voie est ouverte à de nouveaux marchés « virtuels » non soumis aux limites d’un monde physique devenu trop étroit pour satisfaire la soif de capital des milliardaires. Dans son essai La Société du Spectacle, publié en 1967, Guy Debord avait parfaitement saisi cette dynamique que produit le néolibéralisme. Le « Spectacle » est précisément cette forme que prend le capital réduit à trouver de la valeur hors du monde réel. Dans le paragraphe 53, il résume cette société ainsi : « La marchandise se contemple elle-même dans le monde qu’elle a créé. » Le point ultime de ce monde pourrait bien être ce métavers peuplé de nos avatars dont Matrix nous a donné un aperçu.

Une nouvelle idéologie difficile à qualifier tant elle est multiforme, adaptive, réactive, fondée sur une capacité de surveillance presque infinie et des moyens de répression invisibles et hyper violents. Objectif ? Absorber et récupérer tous les comportements « déviants » pour les dissoudre en son sein. Le capitalisme intègre immédiatement les critiques formulées contre lui (voir les travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello), le capitalisme ne parle plus que de réseaux après que Deleuze lui oppose une pensée rhizomatique. Le capitalisme fait croire que  l’abandon du politique est une liberté : c’est en réalité une ubérisation illimitée de la vie. Un système sauvage qui « fait sa vie » à la recherche d’une forme d’extase mortifère qui nous conduit au désastre en direct.

Le retour au féodalisme

Le procédé est très insidieux et nous prend tous de cours. L’articulation de l’ensemble de ces processus complexes et leur concomitance crée un véritable choc civilisationnel. Tous les acquis de la démocratie sont balayés dans un retour à une forme de féodalisme où les citoyens/utilisateurs, deviennent (sous couvert d’une vie meilleure) des esclaves, les avatars d’un monde virtualisé. Le néolibéralisme triomphe par KO. Nous devenons des fournisseurs dociles. Fournisseurs d’énergie, fournisseurs de données, fournisseurs de marchés. Le système fait taire ses « acteurs » tout juste bons à freiner leur expansion qu’ils perçoivent désormais comme illimitée. Nous devenons à notre insu les serfs d’une caste seigneuriale dont la puissance progresse chaque jour.

Nous nous inscrivons dans cette longue tradition de violence et domination sur laquelle s’est construit l’occident à travers l’esclavage et la colonisation. Une nouvelle forme d’asservissement qui s’appuie cette fois non pas sur la contrainte physique mais sur la science et les nouvelles techonologies. La révolution culturelle des années soixante (jouir sans entrave) le LSD (dont il ne faut pas minimiser la portée dans la réussite de la Silicon Valley) et la technologie numérique, conjugués ensemble, ont révélé la face la plus perverse et la plus violente du capitalisme. De toute évidence, quelque chose se joue du côté de la jouissance qui atteint ici son paroxysme, un trouble cognitif et comportemental qui altère notre jugement. Nous sommes prêts à nous gaver d’expériences limites et hors réalité pour répondre aux besoins dévorants d’une « matrice » qui semble échapper à ceux mêmes qui l’ont construite ?

Malmenée par l’appauvrissement du secteur public laminé par les monopoles, les structures sociales vacillent. Revenus, éducation, santé, genre, climat : La journaliste Marie Charrel a publié dans le Monde une radiographie des inégalités après le Covid-19 qui ne laisse aucune place au doute. Depuis les années quatre-vingt rien n’arrête la « machine » ultra libérale, toutes les révoltes sont inopérantes et les tentatives d’installer une autre politique n’ont aucun effet sur la réalité. Cette étude nous dit l’auteur de l’article s’appuie dans sa démonstration sur le nouveau rapport, publié mardi 7 décembre par le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab, WIL), piloté par les économistes Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, et apporte un nouvel éclairage sur ces questions, révélant en outre que la crise liée au Covid-19 a exacerbé un peu plus encore la captation des richesses mondiales par les plus fortunés.

Selon Marie Charrel, l’économie numérique entraîne le capitalisme dans un retour vers une forme de féodalisme où les utilisateurs, particuliers et professionnels, sont de nouveaux serfs attachés aux services de géants du numérique dont ils ne peuvent se passer. Pour travailler et pour vivre, ils doivent payer leur écot à ces nouveaux seigneurs qui, en retour, ont une vision prédatrice de l’économie. Nous sommes de plus en plus éloignés d’un capitalisme reposant sur le marché et la concurrence, mais de plus en plus dans une forme de pouvoir extra-économique occupé par des grands groupes internationaux.

Du côté de la politique, les grands blocs se sabordent, se dissolvent dans un archaïsme nostalgique et autoritaire. Ils perdent toute capacité de nous protéger en pesant sur l’histoire : les États-Unis se dirigent vers une guerre civile avec la victoire (probable !) de Trump aux prochaines élections ; la Chine s’enfonce dans un nationalisme autoritaire, une dictature qui la dévore de l’intérieur ; la Russie n’a pour unique objectif que la reconstruction nostalgique de l’URSS, l’Europe est trop lente, trop hésitante, sans capacité d’arbitrage et noyée dans un capitalisme d’entre soi. En parallèle, toutes les tentatives de révolte citoyennes sont des échecs cuisants. Les discours de gauche qui ne remettent en cause ni le centralisme organique de leurs organisations, ni le fonctionnement de l’État, pensent qu’il serait possible de reconstruire les services publics comme avant par exemple, comme s’il s’agissait simplement de refermer une « parenthèse » bornée en amont par le thatchérisme et le reaganisme.

Suite le jeudi 17 février

Dans la partie II :

Comment notre soumission aux machines est entière – Qui est en face de nous ? – Des équations impossibles pour nos esprits bridés.

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