pixel
Now Reading
« Héctor » de Léo Henry. Ode à une Buenos Aires onirique

« Héctor » de Léo Henry. Ode à une Buenos Aires onirique

Entre cauchemars et rêves éveillés, « Héctor » de Léo Henry surprend. Ni tout à fait un roman, ni un récit sur lequel serait apposé l’assommant sceau « inspiré de la réalité », ni une enquête historique, ni essai, le dernier livre de Léo Henry est tout cela à la fois, à la croisé de rêves et réalités. Mettons, un objet littéraire non identifié qui enquête sur un auteur, Héctor Oesterheld, aussi célèbre en Argentine qu’inconnu en Europe.

Oesterheld, légende de la historieta argentine

Malgré une œuvre pléthorique, Oesterheld est surtout connu pour être le scénariste de la BD de science fiction El Eternauta. Culte en Argentine, l’une ou l’autre de ses versions (il y en a deux, l’une publiée initialement entre 1957 et 1959 dans un hebdo, dessiné par Solano López, la seconde paraît en 1969 dessiné par Alberto Breccia) repose sur les étagères de la plupart des bibliothèques des porteñes (habitants de Buenos Aires) aussi succinctes soient celles-ci.

En Europe, il aurait pu être connu pour avoir été, entre autre, le scénariste de Hugo Pratt (Sergent Kirk et Ernie Pike que Pratt fera republier en Europe sous son seul nom, nous apprend Léo Henry). Mais non, Oesterheld reste inconnu en France. Pays où il est aussi souvent ignoré que Goscinny a grandi à Buenos Aires, biberonné aux personnages de Dante Quinterno; on se demande d’ailleurs ce que serait Astérix sans l’émigré Uderzo et le cosmopolite Goscinny (peut-être un film débile).

Mais le nom d’Oesterheld résonne aussi avec celui de la disparition de dizaines de milliers de personnes durant la dernière dictature en Argentine (1976-1983). Lui et pratiquement toute sa famille ont en effet subi le sort de nombre des opposants à la dictature : séquestration, torture, assassinat et corps jeté dans la mer ou le Rio de la Plata depuis des avions.

Une mythologie plus qu’une idéologie: le péronisme

C’est donc sur les traces d’un personnage complexe que Léo Henry s’est lancé. A la fois père du nouveau comics argentin des années 50 et 60, militant proche de la guérilla péroniste (Montoneros) puis mort dans des conditions atroces. Entre la littérature Pulp des historieta (comme est désigné le comics en Argentine) et le cauchemar d’une réalité politique qui a viré au carnage.

D’autant plus complexe que Oesterheld était péroniste, si bien que Henry s’est coltiné cet objet politique difficile à saisir ou, par nature, insaisissable. Et, il faut dire, Henry s’en sort plutôt bien dans cette tâche impossible.

« Le péronisme est plus une mythologie qu’une idéologie : un récit ouvert, un peu grandiloquent, dont chacun peut avoir sa lecture propre, dans lequel chacun va projeter une part de ses aspirations. »

dit l’auteur

Le péronisme ne se définit pas, et pourtant quiconque en Argentine sait qu’une personne est péroniste, ou pas, après quelques minutes de conversation. Elle peut être de droite, de gauche, d’extrême-droite, d’extrême-gauche, progressiste, conservatrice, tout et son contraire selon les normes européennes pour situer, sur l’échiquier politique européen. Ça n’a pas vraiment cours. C’est important (et les péronistes, à l’intérieur du péronisme, se situent souvent à gauche ou à droite) mais ce n’est pas essentiel.

Ecrire de la science-fiction en temps d’extermination

Outre cette volonté de décrire un contexte politique argentin des plus complexes, en suivant la famille Oesterheld, Henry se retrouve aux frontières de la réalité et de la fiction. Ou comme, le dit Elsa:

« À force de vivre de récits, notre maison a fini par accoucher du roman de science-fiction à l’intrigue la plus abominable qu’un cerveau puisse imaginer : la destruction et la dégradation systématique d’une famille tout entière, engagée sans retour sur le chemin de l’horreur. »

Lettre d‘Elsa Sánchez de Oesterheld à sa file Diana, cité par l’auteur

Et, comme pour assumer ce lieu incertain, l’auteur navigue entre enquête sur l’œuvre, la vie, la famille d’Oesterheld et les rencontres rêvées avec des personnages de l’œuvre, Héctor ou plusieurs versions possibles de rencontres qui ont bien eu lieu. Il multiplie les points de vu, approchant ainsi le grand projet de la historieta révolutionnaire argentine des années 70: abandonner le héros individuel pour le héros collectif.

Rencontres dans des infra-mondes

Autant l’Éternaute que la vie d’Héctor offrent des lignes de fuite, où Léo Henry loge ces rencontres et démultiplications. L’Éternaute de la BD finit par devoir voyager dans le temps (d’où son nom de voyageur d’éternité) pour essayer de sauver quelque chose du monde. C’est dans ces voyages qu’Henry transforme l’Éternaute en d’infinis Éternautes (qui dit voyage dans le temps, dit multiplication des possibles).

À l’instar des dizaines de milliers de victimes de la dictature, Oesterheld n’est pas mort il est disparu. Ici, les rencontres fictives avec Héctor imaginées par Léo Henry s’inscrivent dans la lignée de nombreuses œuvres littéraires, musicales et cinématographiques, dans lesquelles apparaissent les disparus, qui sortent un moment de l’infra-monde, ni mort ni en vie, dans lequel les bourreaux les ont placé. Une partie de la vie artistique argentine après la dictature a pour objet de vivre avec les disparus, leur laisser une place dans le monde duquel ils ont été retirés. Ce qui implique cohabiter avec l’insondable horreur de leurs expériences des camps d’extermination.

Légende absolue de la scène musicale argentine, Charly Garcia

Les amis du quartier peuvent disparaître
Les chanteurs de la radio peuvent disparaître
Ceux qui sont dans les journaux peuvent disparaître
La personne que tu aimes peut disparaître

Charly Garcia, Los dinausarios, 1983

Une Buenos Aires tissée de songes

Le talent de l’auteur se déploie surtout dans son rapport à la ville, à Buenos Aires. Ville rêvée par lui avant de la connaître, puis visitée à quelques reprises, elle apparait dans son livre comme le personnage réellement central (probablement une autre héroïne collective, puisqu’il n’est de ville que collective).

Loin de la ville touristique, l’essence de la Buenos Aires de Léo Henry se trouve plus dans les craquelures d’un évier branlant de chiottes mal lavés que dans le pittoresque coloré de Caminito. C’est une Buenos Aires existante. C’est une Buenos Aires aimé et détesté par des millions de portègnes. En tout cas bien décrite, dans ses sensations et sa beauté souvent incompréhensible, par l’auteur.

Dans l’une des versions possibles de la rencontre entre Oesterheld et Jorge Borges, alors directeur de la Bibliothèque Nationale, le monument de la littérature mondiale aurait dit:

« Mais oui, bien sûr ! Cette ville ne peut qu’être l’œuvre d’un écrivain, et d’un écrivain de science-fiction par surcroît. New York, Rome, Ninive ont été faites de pierre, de rois, de matière et de labeur. Mais cette ville-ci, cette Buenos Aires où nous croyons nous trouver a, seule parmi toutes, été construite de mots et de rêves, de l’étoffe des cauchemars, de rimes manquantes. »

Borges, phrase apocryphe ou pas, cité par l’auteur

Prendre et apporter

Il est certain que Léo apporte ses mots et ses rêves, ses cauchemars aussi, à cette ville. On lui sait gré d’apporter autant que s’inspirer, loin de la démarche des auteurs qui prennent sans rien donner, ces éponges qui ne savent que placer leur nom sous les rêves des autres.

Seul doute sur ce livre aussi étrange qu’envoutant, les nombreuses références évidentes pour un portègne mais probablement absconses pour qui ne connait pas Buenos Aires. Ce livre est-il destiné à un public français ou à un public argentin? Question qui marque un bienvenu renversement tant il est vrai que le lectorat argentin (et latino-américain) connait parfaitement la moindre nuance de vert ou gris que peut refléter la Seine, et rare le lectorat français qui saurait à quoi peut bien ressembler le Rio de la Plata.

Un personnage au nom de chroniqueur d’Hiya!

Qui lira ce livre remarquera peut-être un personnage avec mon nom apparaitre brièvement. Il s’agit de rencontres avec l’auteur que nous avons effectivement eu à Buenos Aires, circonstance dont je me réjouis puisqu’elle m’a incité à ouvrir ce livre que je n’ai refermé qu’une fois terminé (et les livres que je referme avant la fin -bien avant- sont la très grande majorité).

Héctor de Léo Henry est paru chez Payot dans la collection « Rivages »

View Comments (0)

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Scroll To Top