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Terrain vague – Oumar, la prose glaciale du Havre

Terrain vague – Oumar, la prose glaciale du Havre

Pour ce numéro de « Terrain vague », on s’est penchés sur une ville normande désormais bien connue du rap : Le Havre. Le rappeur Oumar, familier du coin depuis son arrivée à 10 ans, s’en est grandement inspiré dans son processus créatif. Il nous livre ses impressions sur une ville atypique, à laquelle il doit entre autres sa prose glaciale et son esthétique si particulière.

Arto : Oumar, t’es un rappeur du Havre, est-ce que tu pourrais me parler de ton rapport à cette ville, comment t’y as grandi et comment ça t’a amené à faire de la musique ?

Oumar : Moi, Le Havre, c’est ma ville d’adoption en vrai parce que je suis né à Paris. Je suis arrivé au Havre à l’âge de 10 piges. Avant j’habitais à Trappes. En arrivant ici j’étais un petit peu choqué parce que c’était déjà ghettoïsé par rapport à Trappes qui était une ville nouvelle, qui était encore très propre, très sûre. Entre guillemets « il faisait bon vivre là-bas ». Puis quand je suis arrivé ici, je suis tombé dans le ghetto, le truc cliché ghetto : hall d’immeuble plein de pisse, tags, brulures, tout ce que tu veux. C’est vrai que ça m’a fait un vrai choc quand je suis arrivé. Quand t’es un gamin de 10 piges, tu passes d’un truc tout bien à un truc tout dégueulasse. Et puis après j’ai grandi là. Le Havre c’est un peu comme le temps, les gens sont froids, méfiants au premier abord et après c’est un peu ghetto. C’est un village : tout le monde connait tout le monde. Même quand tu connais pas quelqu’un, c’est quelqu’un que t’as déjà vu. Il y a un peu cet esprit-là. Très village. Et en même temps d’un autre côté c’est une ville industrielle, il y a beaucoup d’usines.

Tu sais nous au Havre on a un truc c’est super contradictoire : on aime bien dire qu’on a rien à faire, on s’ennuie, on galère, « putain cette ville elle est morte ». Et puis finalement dès que t’en sors, t’es le premier à la défendre comme un ouf

Arto : Ce côté village, c’est aussi ça qui t’a permis d’établir tes première connexions amicales, puis musicales ?

Oumar : Ouais par rapport à la musique parce que tu te retrouves vite à faire les mêmes concerts que tout le monde, tu te retrouves vite à aller dans les mêmes studios que tout le monde. En plus, les quartiers sont assez voisins, c’est-à-dire qu’il y a le centre-ville et t’as tous les quartiers qui sont autour, même s’il y a des quartiers qui sont plus agglutinés les uns aux autres. Donc tout le monde connait un peu tout le monde. Même si t’es un artiste solo, tu te mets vite à savoir qui fait quoi et, des fois, quand le feeling passe, à faire des connexions avec untel ou untel. Pour moi, ça s’est un peu fixé comme ça parce que j’ai eu la lucidité très vite de rapper le quartier, mais pas de rapper qu’avec les mecs de mon quartier. J’avais pas de limite par rapport à ça. Un mec qui fait du son qui venait me chercher pour aller dans tel studio, pour aller voir tel mec, pour aller faire tel truc, j’étais le premier parti peu importe d’où venait le mec.

Arto : Dans tes clips, on sent que t’essayes de mettre en avant l’identité de ton territoire. Je pense dernièrement à la plage de galets, mais aussi au quartier, au port du Havre. Tu te sens vraiment attaché à l’identité de ta ville ?

Oumar : Tu sais nous au Havre on a un truc c’est super contradictoire : on aime bien dire qu’on a rien à faire, on s’ennuie, on galère, « putain cette ville elle est morte ». Et puis finalement dès que t’en sors, t’es le premier à la défendre comme un ouf, via les expressions que tu peux avoir. On a eu ce truc avec « La puissance du port du Havre » d’Alphonse Brown… Le mec qui avait sorti ça, il nous avait tué. On lui aurait fait la peau à ce mec-là tellement on est chauvins.

Clip parodique à succès d’Alphonse Brown, « Le Frunkp » – « La puissance du port du Havre, la culture de la bétrave »

Moi dans la musique, autant visuellement que dans les textes, j’aime avoir des expressions, des trucs qui marquent notre identité havraise. Et là les capsules que j’ai lancé sur Instagram, je les ai tourné au Havre. Là je reviens d’un shooting, on m’a dit : « Ce serait bien de le faire à Paris », j’ai dit : « Nan, viens on le fait au Havre ». Même si c’est bateau et qu’on passe devant tous les jours et puis que tout le monde va se dire « C’est rodé, tout le monde l’a fait ». Peut-être tous les Havrais l’ont fait, mais c’est pas toute la France qui l’a vu. Donc sur ce point, je suis un petit peu beaucoup très chauvin [rires].

Médine, « La puissance du port du Havre » – Une réponse au clip d’Alphonse Brown dans laquelle Oumar a collaboré

Arto : Tu parlais du son « La puissance du port du Havre » dans lequel t’as collaboré avec Médine. T’as eu l’occasion de collaborer avec lui plusieurs fois, sur son album, sur un de tes EP. Est-ce que ça a été une inspiration pour toi Médine ? Et est-ce qu’il y a d’autres mecs du coin qui t’ont inspiré ?

Oumar : Moi j’ai un rapport très particulier avec Médine et avec le label Din Records parce que c’est un label que je connais depuis que j’ai commencé. A chaque étape, j’ai toujours fait mes trucs seul dans mon coin. Même quand je bossais avec des mecs d’autres groupes, Salsa qui est notre producteur, il a toujours aimé ce que je faisais et il m’a toujours suivi de loin. Et Médine, la figure emblématique de Din Records, c’est quand même quelqu’un qui a habité le même quartier que moi, et qui a fini par habiter le quartier voisin. Donc les gens pensent que la connexion s’est faite là mais en fait on se connait depuis très longtemps. Et c’est une inspiration parce que moi quand j’ai signé dans le label Din Records en 2015, j’ai vu de l’intérieur Médine comment il bossait et j’ai compris pourquoi il avait une carrière. J’écoutais Médine comme tout le monde, mais de l’intérieur c’est là que je me suis inspiré de lui. Médine, c’est quelqu’un qui est très rigoureux dans le travail qu’il fait en tant que rappeur. S’il doit apprendre des nouveaux placements, des nouvelles figures de style, s’il doit apporter une nouvelle manière de faire sa musique, il va trouver, il va s’adapter mais il va bosser pour ça. Les gens le voient pas mais Médine c’est un robot, c’est une machine de guerre [rires]. Tout ce qu’il fait c’est très dur et c’est là que je me suis rendu compte que le rap c’est difficile. Il suffit pas de se mettre derrière un micro puis de rapper. C’est vraiment toute une gymnastique, tout un travail. Et avec le temps, en voyant les efforts que je faisais, il me donnait des conseils : « Tu devrais plutôt faire 4 mesures comme ça puis changer de flow », « T’as vu cette figure de style, en ce moment j’apprends ça tu devrais essayer ». Il me donne des petits conseils comme ça. Médine c’est une source d’inspiration de ouf. Tu fais pas 20 ans de carrière comme ça par hasard.

Crédits : François Vallée

Arto : En parlant de ta plume, on sent que t’as un vrai talent d’écriture. Chacune de tes mesures c’est presque un coup de poing pour l’auditeur. T’as l’impression de t’inscrire dans une tradition de lyricistes présents en Normandie ? On parlait de Médine, mais il y a aussi Orelsan dont t’as repris un son récemment…

Oumar : Oui, parce que ça fait partie de moi. En fait j’ai toujours fait comme ça, c’est comme un talent que t’as, tu sais pas pourquoi tu l’as, mais tu l’as. Après, tu vas rigoler mais moi quand je suis arrivé à Din Records, on m’a dit : « Ouais, nan, c’est pas ouf ». Dans le sens, pas « T’es nul », ce que tu fais on va dire t’es à 14. Mais pour nous 14/20 c’est pas bon. Nous c’est 17, 18, 19. Din Records c’est vraiment cette école-là d’excellence dans la musique et accentuée sur l’écriture. Du coup j’ai bossé, j’ai bossé et aujourd’hui j’arrive à un stade où j’arrive à accepter que quelqu’un puisse dire : « Lui, c’est un lyriciste ». Après moi le rap que j’aime, le rap qui me fait quelque chose, c’est vraiment le côté brut. Faut que ça soit bien écrit mais faut que ça soit brut.

En tout cas, moi ce que je fais c’est très lié à la ville. Je saurais pas l’expliquer. C’est tellement viscéral que je saurais même pas te dire.

Arto : Et dans tes morceaux il y a quelque chose de très froid, aussi bien dans la tonalité que dans les thèmes abordés. Est-ce que tu penses que cette froideur dans tes sons c’est aussi dû au fait que tu aies grandi au Havre ?

Oumar : Ouais, parce que c’est tellement diffusé dans les comportements, dans la psychologie, dans comment on pense. C’est un caractère en fait. La ville elle est comme ça et les gens ils sont comme ça. Après c’est ma vision du truc mais aujourd’hui je suis avec des mecs de mon quartier, ils peuvent faire des « zumbas » des trucs comme ça. Mais je saisis pas en fait. Je comprends pas que eux fassent ça. Je peux écouter les bangers en zumba que les mecs font, qui tournent, type Jul, même des Parisiens tout ça. Mais des mecs du Havre qui font ça, c’est un peu bizarre. Je m’en rappelle parce qu’Alivor il en avait fait une. Un morceau qui s’appelle « Danse racaille », un morceau zumba. C’était super chelou mais c’était une zumba super froide [rires]. C’était autotuné, mais c’était caillera. Mais il y a pas mal d’autres mecs, ils arrivent à faire des trucs chauds alors que l’environnement, je trouve, il s’y prête pas forcément. Après c’est comme ça que je sens le truc, c’est comme ça que je l’ai vécu. En tout cas, moi ce que je fais c’est très lié à la ville. Je saurais pas l’expliquer. C’est tellement viscéral que je saurais même pas te dire.

Arto : Tu abordes pas mal de sujets sombres dans tes sons, en particulier du trafic, des règlements de compte, etc. Il y a même un côté très cinématographique en lien avec ça dans tes clips. Tu t’es nourri des histoires liées au trafic portuaire du Havre pour raconter ces choses-là ?

Oumar : Il y a deux choses dans ça. Il y a les histoires que nous on connait, des vraies histoires de rue avec des vrais amis à moi qui ont fait des vrais trucs. Je pense que c’était plutôt dans les années 2000/2010, il y avait une grosse vague de… [silence] de truanderie si tu veux. Ça c’est la première chose. La deuxième chose, c’est vraiment le côté film de gangster, film américain. Le côté un peu fiction. Je suis arrivé à un stade où la musique elle a tellement évolué, et l’imagerie aussi, que je me suis dit qu’on va pas essayer de partir sur un truc trop réel, on va plutôt essayer de fictionner le truc en mode : « On peut faire du cinéma ». Le rap, il a plus de limite : « Venez on fait du cinéma ». Directement. On est un peu dans le truc : « Il faut que ça soit réel, mais il faut qu’on ait le côté d’entertainment ». Je me suis dis pour l’imagerie, on peut partir sur des trucs de film de gangster, les séries américaines genre « The Wire », « Top Boy », « BMF » [Black Mafia Family]. Venez on pousse, il y a plus de limite en fait. Je pense à un mec comme SCH, quand je vois toute l’imagerie avec la mafia italienne, je me dis : « Mais lui il a pété le verrou. Venez on fait du cinéma. Venez on fait de l’art en fait ! ». C’est ça qui m’a poussé à ça. Je pense que si le verrou il avait pas sauté comme ça, peut-être que je serais resté sur un truc plus terre-à-terre avec des trucs plus entre guillemets plus « réels ».

Arto : Sinon, au niveau de tes projets, comment t’envisages 2023 ?

Oumar : Alors 2023, on a lancé un peu la machine. On a mis des capsules sur Insta. Le prochain projet c’est « Trauma Saison 3 ». Il est réalisé par Kaonefy. Là pour le coup ça sera un long format. Si tout va bien, il sort dans la première moitié du mois de mars. J’appelle ça un projet parce que moi-même j’arrive pas vraiment à le définir… Je sais que c’est pas un album et je sais que c’est pas une mixtape, alors je préfère dire un projet. Parce que je trouve que les mots ont un sens. Quand tu définis une mixtape, t’as fait plein de morceaux, tu balances ton machin. Puis un album, il y a vraiment un concept, il y a vraiment une ligne directrice de ouf. Là, il y a une ligne directrice de ouf, il y a un concept, mais j’arrive pas à me dire que c’est un album. Je sais que dans ma tête, un album, c’est quand tu fais des thèmes, à la fin tu les mets les uns derrière les autres parce que t’as une vraie ligne directrice. Ensuite t’as une direction artistique qui est une vraie DA. Le tout enrobé dans un concept global, là t’as un album. Moi j’ai pas fait ça. Donc je considère pas que c’est un album. Pour moi c’est le projet « Trauma Saison 3 », en sachant qu’il pourra y avoir une saison 4, une saison 5, etc. Avant ça, j’ai un clip qui est sorti le 8 février. Un morceau qui s’appelle GOAT avec Souffrance, un des feats du projet. Ça sera un projet full trap, enfin 70% de trap. J’ai beaucoup expérimenté et ce qui me convient le plus c’est la trap.

Arto : Pour finir, dans le futur on continuera de te croiser au Havre où tu comptes bouger un jour ?

Oumar : Moi, nan nan nan, je pars pas du Havre [rires]. Franchement, je crois que si je pars quelque part un jour, je pars au bled. Paris, je sais pas. Il faut jamais dire jamais mais je me vois pas vivre à Paris. Vraiment si le boulot m’y force, si on me tire par les cheveux [rires].

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