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MASQUE YUP’IK #2 : PEUT-ON DÉCOLONISER LE MUSÉE DU QUAI BRANLY ?

MASQUE YUP’IK #2 : PEUT-ON DÉCOLONISER LE MUSÉE DU QUAI BRANLY ?

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, la décolonisation du musée du Quai Branly ne peut qu’être une métaphore.

Masque yup’ik dit « de l’huîtrier de Bachman »
Alaska (Etats-Unis), Début du 20e siècle, Bois, plumes, pigments
Musée du Quai Branly – Jacques Chirac

Alors que la première partie de cet article s’attachait à montrer la manière dont les structures coloniales et néocoloniales continuent à modeler le récit autour des productions culturelles et l’espace muséal du Quai Branly — spécifiquement de par la colonialité du temps emprisonnant les productions culturelles dans l’espace-temps du primitivisme et de par la muséographie du Quai Branly, notamment lorsque prise en contraste avec celle du musée d’Art moderne de Paris —, cette seconde partie se concentrera sur l’aspect, déjà effleuré, de la colonialité du savoir, déformant les productions culturelles et l’espace muséal, et par elles, les cultures auxquelles elles se rattachent, dans l’oeil du.de la colon.ne.

À travers ce masque yup’ik dit « de l’huîtrier de Bachman » daté du début du 20e siècle, il s’agira de continuer à démêler les fils traçant l’impossible décolonisation du musée du Quai Branly.

Masque yup’ik : un exemple de la persistence de la colonialité du savoir et, par elle, de la colonialité de la sémantique du réel

L’une des spécificités du musée du Quai Branly dans le paysage muséal français se situe, contrairement aux musées ou aux espaces au sein des musées dédiés à l’art occidental, dans le champs temporel et géographique extrêmement vaste d’oeuvres supposées cohabiter ensemble de par leur appartenance à une même culture ou à une même « ethnie ».

Si, d’ores et déjà, cet amas temporel et géographique tend à renouveler l’opération mentale de la modernité plaçant l’ensemble des productions culturelles réalisées hors Occident, et plus particulièrement, dans les pays ex-colonisés, dans un Ailleurs temporel et géographique, renvoyant à l’ère « sauvage » de l’humanité et aux terres vierges peuplées par la figure quasi-animale de l’Autre, elle interroge également vivement quand à l’habituelle rigueur des historien.ne.s de l’art pour qui la circonscription temporelle et géographique de toute production culturelle se doit d’être précise afin de pouvoir en tirer une quelconque réflexion pouvant avoir des prétentions « scientifiques ».  

Si la colonisation et le contexte d’obtentions des productions culturelles du Quai Branly expliquent, pour beaucoup, ce manque de rigueur intellectuelle — les pillages, les achats à la va-vite, les dons récupérés dans le but de satisfaire une curiosité pour l’exotique et le sauvage ne permettant pas  de retracer les sources nécessaires à effectuer des datations précises, à localiser et à situer une production culturelle dans un foyer géographique, un contexte historique et un environnement social précis —, il n’en demeure que la colonialité du savoir subsiste et persiste comme héritage de la colonisation mais également comme opération intellectuelle contemporaine.

Le mur de l’atelier d’André Breton, chef de file des Surréalistes.

Le musée du Quai Branly se place dans un mouvement de pseudo-revalorisation des productions culturelles des pays ex-colonisées par le pays colon d’abord et simplement parce qu’il affirme ces productions comme étant culturelles.

Rappelons-nous que le propre des peuples colonisés est de se situer hors Culture, et par conséquent, pour le peuple colon, d’être la Culture. C’est le mythe du bon sauvage de Rousseau qui fonde le contrat social, et par la colonisation, que la France, la Belgique, les immigré.e.s européen.ne.s en Amérique, etc, s’affirment comme la Civilisation. C’est parce que nous partons de ce point de départ de 4 siècles, et seulement parce que nous partons de ce point de départ de 4 siècles, que le Quai Branly apparaît très largement comme un musée légitime, valorisant les productions culturelles des pays ex-colonisés. Hors les questions de restitution qui, elles, apparaissent comme le seul héritage problématique de la colonisation. 

En réalité, et comme les indépendances n’ont pas été l’aboutissement de la décolonisation, les questions de restitution ne sont que la partie émergée de l’iceberg de la colonialité. Le musée du Quai Branly, même pourvues de productions culturelles acquises uniquement par les dons et les achats, demeurerait un musée à la structure néocoloniale dont ce masque yup’ik « collecté par Adams Hollis Twitchell (1872-1949), un Américain établi dans la région, connaisseur éclairé et pourvoyeur, pour de nombreux collectionneurs et scientifiques de l’époque, de spécimens de la faune et de la flore ainsi que d’objets issus de la culture matérielle des Yupiit » constitue un exemple probant. 

Déambuler dans le musée du Quai Branly pose inlassablement cette question : la culture ou « l’ethnie », faisant office de matrice dans l’organisation de l’espace muséal, par qui est-elle construite ?

Dans quel regard sommes-nous situé.e.s ?

Noël Ballif, Membres de la Mission Ogooué-Congo. Noël Ballif au cours d’un enregistrement, 1946 © musée du quai Branly, photo Noël Ballif.

Les masques (kegginaqut) sont porteurs d’une vision ou d’un rêve d’un chamane. Ils étaient fabriqués, souvent par paire, en vue d’être associés à un récit accompagné par des chants et des danses aux tambours lors de cérémonies saisonnières. Ils rendaient visibles, le temps d’une cérémonie, les voyages intérieurs de l’angalkuq (chamane), intercesseur entre le monde des esprits, des animaux et des défunts. Les cérémonies avaient lieu principalement durant l’hiver dans le qasgiq, une vaste maison collective semi-souterraine réservée aux hommes, dans laquelle les femmes n’étaient admises qu’à titre exceptionnel.

Gwénaële Guigon et Marie Mauzé, « L’art yup’ik au musée du quai Branly »Gradhiva [En ligne], 7 | 2008, mis en ligne le 10 décembre 2008

La vaste partie de l’iceberg signant la persistance de la colonialité comme matrice du musée du quai Branly peut se résumer dans la continuité de la colonialité du savoir, et par elle, de la colonialité de la sémantique du réel. Ce masque yup’ik dit « de l’huîtrier de Bachmann », comme la quasi-totalité d’ailleurs des oeuvres du Quai Branly, n’est pas un oeuvre d’art. C’est une production culturelle et un mode de production de connaissances ne prenant pleinement sens que dans le contexte culturel, social et épistémologique auquel il s’attache. 

Son exposition au sein du musée du Quai Branly interroge de manière large la fonction de métamorphose du musée, fonction théorisée par André Malraux dans son ouvrage Le Musée Imaginaire, reposant sur une conception universelle et intemporelle des oeuvres d’art et de l’institution muséale, l’universalité et l’intemporalité étant des concepts largement mis au service de la colonialité.

Et le musée supprime de presque tous les portraits (le fussent-ils d’un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu’il arrache leur fonction aux oeuvres d’art : il ne connaît plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d’imagination, de décor, de possession ; mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d’être. Il est une confrontation de métamorphoses.

Le Musée Imaginaire, André Malraux, Editions Gallimard, 1965, p. 12

Dans le champs de l’histoire de l’art, l’utilisation de l’universalité et de l’intemporalité ne s’écarte pas de cette logique. Il s’agit encore et toujours de donner le statut d’universel à une province, à savoir l’Europe à l’échelle de la planète, afin de pouvoir prétendre à ce qu’une cosmovision spécifique à une ethnie particulière s’impose et s’érige comme rationalité universelle.

Que se passe-t-il quand la réalité d’un masque yup’ik se cantonne et est ramenée à son exposition au sein du musée du Quai Branly ?

Et en quoi cela diffère-t-il de l’exposition de la Vierge à l’Enfant de la Sainte Chapelle au sein du musée du Louvre ?

Vierge à l’Enfant de la Sainte Chapelle, Anonyme, Musée du Louvre, Département des Objets d’art du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, OA 57 – https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010109998 – https://collections.louvre.fr/CGU

En premier lieu, la colonialité de la sémantique du réel intervient dès et dans le processus même de placer ces objets dans un espace muséal. S’il ne s’agit pas d’oeuvres d’art, la pseudo-revalorisation des productions culturelles des sociétés non-occidentales ex-colonisées par le musée du Quai Branly s’avère creuse et problématique à partir du moment où le musée fait de ces productions culturelles des oeuvres d’art, et des oeuvres d’art uniquement. Ceci s’avère d’autant plus évident quand les cultures dont sont issues ces productions ne considèrent toujours pas qu’il s’agit là d’oeuvres d’art, ou d’oeuvres d’art uniquement. 

Ce masque yup’ik, comme nombre des productions culturelles exposées au Quai Branlyn sont non seulement des modes de productions de connaissances mais sont également créatrices ontologiquement. Elles produisent, modifient, influent, révèlent, créent de l’être et de la réalité, une définition totalement éradiquée et niée par leur simple exposition derrière une vitrine au musée du Quai Branly pour la curiosité intellectuelle et « ethnologique » des visiteur.e.s très majoritairement européen.ne.s.

C’est que le dieu africain est partout, alors que le dieu monothéiste des Blancs a été envoyé au ciel. Sur terre, il a été confiné dans les églises. Cela signifie qu’en Occident, non seulement Dieu est prisonnier, mais il est absent de la vie quotidienne et de la société. L’Occident fait exactement la même chose en enfermant les objets rituels africains dans les musées. (…) N’oublions pas que ces statues du Quai Branly sont une prière, une prière pour la maternité, une prière pour la fertilité, pour la beauté des enfants… Arrêtez de les regarder comme si elles trouvaient une raison d’être dans le plaisir qu’elles vous procurent. Parce qu’elles sont écrites sur bois, vous prenez ces pensées africaines pour des statues.

Jean-Pierre Bekolo, « La marche des crânes à Paris »AFRICAN ART BOOK FAIR [En ligne], mis en ligne le 1er juillet 2022

Les prétentions universelles et intemporelles de la cosmovision d’André Malraux faisant du musée un lieu de métamorphose où toute production culturelle devient une oeuvre d’art doivent se heurter aux limites de sa capacité à définir ce qui est et à son regard situé culturellement en Occident.

Il est vital pour se défaire du prisme englobant de la colonialité et pouvoir concevoir et vivre d’autres réalités, pour être en mesure de se décentrer, d’aborder les productions culturelles au musée du Quai Branly non comme des oeuvres d’art mais comme des productions culturelles, des modes de productions de connaissances et des objets vivants, créateurs ontologiquement.

Dès lors, les questions de restitution cessent d’être des questions et déambuler dans ce musée apparaît aussi étouffant, aussi viscéralement douloureux que regarder des images du zoo colonial de Vincennes en 1931.

Il est nécessaire également de différencier le mouvement de la colonialité attaché à l’exposition de ce masque yup’ik au sein du musée du Quai Branly de celui de métamorphose attaché à l’exposition de la Vierge à l’enfant de la Sainte Chapelle au sein du musée du Louvre, différence se situant tout simplement dans la différence d’agentivité laissée à chacune des cultures ayant produit respectivement l’un et l’autre de ces objets, à savoir la culture yup’ik et la culture française, pour définir l’existence, et la métamorphose de l’existence de ces objets.

À ce titre, notons, pour l’anecdote, anecdote particulièrement révélatrice, que le masque yup’ik dit de « l’huîtrier de Bachmann » a été défini par le musée du Quai Branly, et ce, jusqu’en novembre 2007, comme un masque représentant un plongeon, « oiseau associé à de nombreux récits mythiques chez les Inuit, du Groenland à l’Alaska ».

La venue d’une délégation alaskienne au musée du quai Branly en novembre 2007 a confirmé nos doutes, ces membres ayant formellement identifié un huîtrier de Bachman (Haematopus bachmani), oiseau présent le long des côtes méridionales de l’Alaska. Sur le dos de l’animal figure un visage stylisé représentant l’âme (appelée yua chez les Yupiit) de cet huîtrier.

Gwénaële Guigon et Marie Mauzé, « L’art yup’ik au musée du quai Branly »Gradhiva [En ligne], 7 | 2008, mis en ligne le 10 décembre 2008

L’exposition de productions culturelles d’une société sans une quelconque consultation, discussion poussée, recherche, rigueur intellectuelle donne inévitablement lieu à l’Altérisation de cette culture, Altérisation qui permet de complètement renverser, redéfinir ces productions culturelles qui, dans un continuum colonial, deviennent alors rattachées, naissent et existent dans la seule définition produite par le regard et le langage colonial.

Avec une institution disposant de moyens, de chercheu.r.se.s et d’une portée telle que le musée du Quai Branly, on se demande sincèrement s’il faut rire ou pleurer qu’il faille attendre un an pour faire intervenir une délégation alaskienne afin de construire un discours adéquat autour d’une production culturelle exposée.

On se situe bien ici dans cette paresse intellectuelle, cette ignorance propre aux dominant.e.s maintenant une domination épistémologique pour justifier leur universalité, leur objectivité et leur neutralité, et par elles, leur domination.

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