A l’occasion de la sortie de son dernier EP « Unfuckwithable« , on a interviewé LTA alias Le Téléphone Arabe, rappeur indé actif depuis un bon quart de siècle, qui a mis un coup d’accélérateur à son rythme de sorties depuis l’année dernière.
« J’aime quand un forcené tire sur la foule, il croit que c’est la teuf, vive les maboules« . LTA n’est pas l’acronyme de Lyrics Très Agressifs mais c’est tout comme. A première vue son rap marque avant tout par la dureté de sa forme et le côté radical dans ses opinions. Au point qu’on peut facilement faire l’erreur de le réduire à de la haine gratuite. Ses punchlines agrémentées d’un humour de croque-mort n’aident pas forcément (« j’en fais qu’à ma tête comme Samuel Paty » et autres name-droppings enchanteurs). L’intéressé s’en défend. Pour lui, ce sont avant tout des constats ; de la même façon, il ne se considère pas pessimiste mais simplement réaliste et assume ses formules les plus chocs par une vraie réflexion sous-jacente à chaque fois. Évidemment, dans l’ambiance générale du rap actuel, la musique de LTA sonne ultra hardcore, mais c’est une question d’habitude. A une autre époque dont il se revendique, c’était plus ou moins la norme. Aujourd’hui, ce passionné qui aime trop le rap pour aimer les rappeurs a malgré lui le rôle du croquemitaine qui débarque avec un crochet ensanglanté à chaque fois que quelqu’un prononce les mots « pop urbaine » 5 fois devant un miroir.
Au départ, le parcours est classique. Il découvre le hiphop avec Nova, goûte à plusieurs disciplines avant de jeter son dévolu sur la musique, fait ses premiers pas en studio, se rend compte que le rap est un milieu « de fous et d’hypocrites », bref la routine. L’auditeur averti l’aura repéré sur la mixtape Sang d’encre puis lors de plusieurs apparitions aux côtés de ses potes de La Rumeur au fil des années. Niveau carrière solo c’est plus compliqué, LTA ayant toujours précisé avoir une vie à côté et ne souhaitait pas spécialement s’investir à fond dans la musique. C’est donc de quelques EP sortis sans trop de régularité que l’on devait se contenter.
Puis au début des années 2020, le MC est revenu petit à petit, sortant des EP de manière de plus en plus constante. Jusqu’à l’année dernière où il a carrément sorti un EP par mois. A présent la machine est bien huilée, pas de long format à l’horizon mais on a droit à du physique avec des vinyles qui reprennent les meilleurs morceaux sortis sur le net, et toujours plus de EP, la preuve avec le petit dernier. Surtout, le style est toujours le même, en plus affiné. Trêve de préliminaires, place à l’entretien avec un empêcheur de rapper en rond.

Commençons par le commencement : en terme de références, le Ministère ÄMER revient plusieurs fois dans tes textes.
Ça m’a influencé. Aujourd’hui j’écoute encore. M.Ä franchement je pense pas qu’on trouvera mieux. Fond, forme, la direction, y’avait du style, en même temps ça militait, c’était un album complet, 95200. Côté US, je préfère la vibe de NY, Brooklyn en tête. Dans les actuels, Rome Streetz, il défonce tout. Conway je le trouve sous-estimé, je le mets top 5 facile. Je l’ai vu sur scène, il est loin devant. Il a l’attitude, le fond, la forme, il est complet. Sinon je reviens toujours aux mecs des 90’s au final. Côté West, c’est les plus évidents : Snoop, Dre, Dogg Pound… je suis pas trop un digger.
Tu as sorti 12 EP à raison d’un par mois en 2022, c’était prévu dès le départ ?
Ouais. C’est en octobre 2021 que j’ai décidé de faire des EP 4 titres une fois par mois. J’ai été content de l’accueil. Mais surpris du silence aussi, un peu. Je me suis dit, avec une telle régularité, peut-être que des médias vont calculer. En fait pas du tout (rires). Y’avait toi dans ton émission, et pas grand-chose d’autre.
Tu as fait le choix de mettre ta musique uniquement sur Bandcamp et Youtube, pourquoi ?
Je me suis penché sur ce que te versent les plateformes, Spotify, Deezer, Apple… C’est 0,003E en moyenne. C’est rien. Pour un mec aussi peu connu que moi, ça coûte plus cher de le mettre chez eux que ce que ça ramènerait. Bandcamp c’est gratuit et tu touches l’argent directement. Youtube c’est autre chose, c’est juste pour donner accès, pour les gens qui ont aucun autre moyen. Mais la vraie raison c’est ça : c’est vraiment abusé les plateformes. C’est mieux pour l’exposition, mais c’est honteux. Là je suis devenu bénéficiaire, au début c’était pas le cas. Ça va me permettre d’aller plus loin visuellement et en qualité de son sur les prochains projets. Si j’ai commencé à faire des vinyles c’est que j’ai eu trop de demandes. J’ai choisi le vinyle parce que je trouve que c’est un objet « noble ». J’ai pris un son par EP, en faisant mon petit best-of. J’en ai refait un second volume, ça part bien. Cette année je vais sortir plusieurs vinyles. Ca fait de la thune pour réinvestir dans ton art. Là je peux me permettre de contacter des pros, pour le visuel.
Ça veut dire qu’on n’aura plus les fameuses covers système D ? Limite des internautes s’amusaient à relever une photo d’actu hardcore et disaient « si on rajoute un logo, on a la prochaine cover de LTA ».
(rire) Je sais, c’était devenu ma patte. « De la contrainte naît la créativité », comme on dit. Mais là ça va être des vraies covers, désolé les gars.
Quand je t’avais demandé d’où venaient tes instrus tu m’as répondu « je les vole »
C’est des type beats. Sur les 12 EP. Et ça va continuer à l’être.
Tu gardes une grosse défiance par rapport au commerce de la musique, non ?
Quand t’accèdes à un certain succès commercial, t’as mis une part de toi au placard. C’est peut-être excessif mais je le pense vraiment. Y’a plein de choses que je pourrais pas dire si je voulais percer. Le non-succès fait partie du prix à payer mais au moins je suis moi-même. Je pars du principe que dans la vie de tous les jours on la ferme assez, pour un salaire ou autre. C’est une forme de soumission, tu dois céder tes convictions. Le rap c’est un des seuls endroits où tu peux te lâcher.
D’un autre côté si tu étais connu, j’imagine pas le nombre de procès…
Je l’ai rappé ça : « si j’avais percé y’aurait eu v’là les plaintes ». Moi ça m’arrange de pas être connu et de pas être sur les plateformes (rires). J’aurais eu tout le monde en plus, de SOS Racisme au RN, le gouvernement, les assos… Alors que tout ce que je dis c’est des évidences pour mon entourage, et je te parle pas d’un ou deux mecs. Tout le monde pense comme ça. Je capte même pas que ça choque des gens. Après, c’est quoi la majorité du public aujourd’hui ? J’ai écrit un truc, je sais même pas si c’est déjà sorti, mais c’est à peu près « Le rap s’est jamais aussi mal porté depuis que les fragiles et les raclis ont leur mot à dire ». Est-ce que je vais tenir compte de leurs avis pour dire ce que j’ai à dire ? Le rap c’est un truc de mecs, faut de la testostérone.
Mais pourtant la 1ère fois que je t’ai vu sur scène tu étais avec Casey.
Bien sûr. Mais y’en a combien des Casey ? Combien rappent comme elle ? Et je m’inclus hein. C’est pas une des meilleures rappeuses, ça c’est une classification de merde. C’est une des meilleurs tout court. Une tueuse. C’est la preuve que ça demande beaucoup. Et puis les fragiles, des fois je téma des mecs qui ont un avis sur le rap, je vois leur profil, ils ont rien à voir avec mon monde, ils sont en aucun cas reliés, socialement, géographiquement, racialement, rien. T’as pas les attributs pour en parler, décoder ou même comprendre le rap. Pourquoi je vais t’écouter ? C’est comme quand toi t’es dans une émission et que le présentateur est choqué par ce que tu dis. T’aurais un bon lascar de base en face, il aurait juste rigolé.
D’ailleurs, ça t’arrive de te censurer ?
C’est rare mais y’a 2-3 fois où je me suis dit « c’est juste de l’énergie négative qui contribue à 0 réflexion » et j’ai enlevé.
Ca devait être des phases incroyables (rire). En plus depuis tes débuts tu es aussi très critique avec ta propre communauté, rien que ça, ça te démarque pas mal.
Le cerveau des Africains en France, c’est grave en réalité. Plus ça va plus au lieu de s’émanciper, ils sont encore plus soumis. Ça arrête pas de me surprendre. Le niveau d’aliénation ça n’arrête pas. C’est comme le nouvel iPhone, ça progresse chaque année. Ils te portent autant préjudice que le colleur d’affiche du RN. Ces espèces de bougnoules que t’entends dire « ouais j’ai voté untel » mais c’est quoi cette lobotomie de fou. Sur tous les rappeurs français, pas un seul parle de ça, des problèmes que y’a chez nous. Des gens comme Sonia Mabrouk… j’ai écrit une rime sur elle que je me tâte à censurer pour le coup (rires).
NDLR : sur le morceau Thriller sorti le 04/05/2023, on retrouve effectivement la phrase « je suis ton maître chien, sois ma Sonia Mabrouk ». Donc soit notre ami ne s’est pas censuré, soit la phrase d’origine était terrifiante.
Tu rejettes complètement la notion de divertissement dans la musique ?
Si tu regardes je le fais en réalité. Le choix des instrus je suis sélectif. Le divertissement passe par la forme pour moi : la manière dont je distribue les rimes sur le beat. J’essaie de donner ce côté là. Mais j’essaie aussi d’injecter un minimum de savoir. Le rap m’a tellement apporté que je me dois de lui rendre. Sans le rap jamais j’aurais lu un livre, fait des études supérieures… Ca m’a appris à être conscient de ce que je suis. C’est fait pour bouger la tête donc y’aura ce côté divertissant mais toujours un truc derrière.
Tu parles souvent des styles de rap que tu n’aimes pas, c’est une vraie source d’inspiration ?
L’imposture revêt tellement de costumes. Les faux conscients qui parlent que de causes homologuées sans rien de polémique, qui nourrissent la machine. Ceux qui chantent mais qu’on appelle rappeurs sans raison, faut arrêter de dire que c’est du rap. Vraiment. C’est pas que je kiffe pas, c’est que j’aimerais une appellation différente. Le rap c’est kicker sur un beat. Ca, c’est de la pop et tant mieux pour eux s’ils en font. Dire que c’est du rap c’est insultant et c’est raciste. Ca veut dire que c’est un fourre-tout et qu’on mérite pas le respect des autres musiques. Dès qu’un bronzé se met à pousser la chansonnette c’est du rap. Pourquoi ce serait pas de la pop, de la chanson, de la variet ? En France on est dans une bulle. J’ai fait écouter ces mecs qui chantent à des ricains en leur disant que c’était du rap, ils ont pas compris. Ici on est dans un tunnel où tout est hybride. Le rap qu’on pourrait appeler le rap « de base », arriver sur un beat et kicker, c’est un art. Juste apprends à faire ça bien et après on verra. Tous les mecs qui font de la Drill au moment où on parle, c’est parce que c’est facile. Rapper sur du 69 bpm c’est plus simple que sur des beats à 77. Si tu cherches ceux qui tiennent la route niveau flow ET lyrics sur du 77, y’en a pas beaucoup. On crée cette indulgence pour inclure un max de monde mais c’est parce que c’est des incompétents. Les mecs veulent dès le début faire du chant et des variantes en faisant croire que c’est du rap. C’est des trucs qu’on veut gober, les négros et les bougnoules entre eux, ça parle de pop urbaine… vous avez créé une « musique urbaine », bravo. Des espèces de chevelus qui chantent leur spleen, ça me gave. C’est du poison et ça crée des faiblards. Si les mecs avaient continué de rapper, on serait déjà plus respectés. On a laissé rentrer tellement de trucs extérieurs que maintenant n’importe qui peut débarquer et faire le clown.
Si tu tombes sur un artiste qui a des paroles qui te mettent d’accord mais un style que tu détestes niveau forme…
C’est indissociable. On peut toujours tenter des trucs, c’est vrai. Mais quand ça devient un créneau majoritaire et qu’on dit « c’est un rappeur » juste parce qu’il est basané… Aux US des gens font des carrières entières en rappant. Ils se forcent pas à se soumettre à toutes les nouvelles modes qui passent sous prétexte de vouloir durer, pomper Juice Wrld ou je sais pas quoi. Ils ont leur scène « mumble rap ». Ils savent que c’est une scène de jeunes fonsdés et pas de souci. Les autres continuent de faire du rap, sans se travestir. Les rebeux et renois en France c’est tellement des faiblards qu’ils arrivent pas à imposer leurs codes. Donc ils osent de moins en moins, ils veulent faire danser le babtou. « Si j’arrive avec ma sauvagerie ghetto je passerais pas ». Alors que c’est cette sauvagerie que tu dois faire fructifier. C’est l’histoire du rap français : au début ça rappe, puis on s’est dit que mettre une pouffe au refrain ça passait mieux, puis on a remarqué que les chanteuses coûtaient cher, donc ils se sont mis à chanter eux-même. Sauf qu’ils chantent mal, donc autotune. Et maintenant ils tapent à la porte de la variet’, « svp on veut rentrer ». Des mecs du ghetto littéralement en train de singer des chanteurs de variet’ francaise. Des Mohammed et des Mamadou qui font les babtous, ça a aucun sens (rires) c’est ridicule franchement. D’autres rajoutent beaucoup trop. Ça parle de cartel colombien… Cousin (visage consterné). Avant d’insulter ces mecs-là je suis allé sur Genius, j’ai tapé les noms, je suis allé lire.
Tu es consciencieux dans la détestation (rires)
J’ai 45 balais, je vais pas t’insulter juste pour le style. Je suis pas un gosse qui réagit avec de l’émotion en disant « fuck ». Je lis des textes qui parlent de villa à Saint-Tropez, « je me réveille en bord de mer à côté d’un mannequin, je dois te laisser chérie faut que j’aille à Medellin ». C’est quoi cette merde ? T’es capable de me citer un rappeur qui fait peur au grand public en 2023 ? Pas dans le sens caillera, mais dans le sens sérieux. Des gens à qui tu dois le respect. A l’époque y’en avait. NTM quand ils sont arrivés y’avait un peu ça. La Rumeur aussi en termes de discours. Ministère AMER, même pas la peine. Express D, ils faisaient reup. Lunatic aussi, au début. Alpha 5.20 quand il est arrivé il blaguait pas. Despo… Une partie de la Mafia K’1fry aussi. Aujourd’hui, si on se demande « qui est subversif dans le rap », on galère à trouver. C’est mauvais signe. C’était la base, t’es pas là pour être pote avec tout le monde. J’ai vu les photos et un bout de vidéo de Dinos aux Césars qui reprend du Gainsbourg. C’est opération séduction sur les Blancs. Mais si le même rappeur arrive, en costard ou pas, qu’il fait un de ses morceaux aux Césars en étant applaudi par ce même public : respect maximal mon frère. Sauf que c’est pas la même démarche.
« Ça me débecte quand on compare mon rap à celui de ces dep », ça t’arrive vraiment ?
Rien que les fois où on me dit « tu devrais faire un feat avec machin »… Des gens qui ont rien à voir avec moi. Souvent des rappeurs que je méprise comme pas possible en plus. Le « nouveau » boom bap français, ils sont plusieurs à arriver avec des attitudes et se forcent à être subversifs alors qu’ils sont aussi lisses que tout le monde. Ca sonne fake, faut pas tomber dans ce piège « eux c’est les vrais » alors qu’ils valent pas mieux que les autres. Après il y aussi des très jeunes. Je critique pas. C’est juste qu’ils sont là à tenter de faire les auch, ils croient qu’ils sont en train de dire des trucs hardcores mais c’est tout gentillet. J’avais vu l’interview d’un mec qui disait qu’avec l’évolution du mode de vie, la bouffe, ce que tu veux, il paraît qu’un mec de 20 ans en 2023 est plus faible qu’un mec de 20 ans en 2000. Donc peut-être qu’ils le font pas exprès et que pour eux, ce qu’ils font c’est le summum de la transgression. Je pense qu’ils sont sincères dans leur démarche. Pour revenir à la question on m’a pas souhaité que des feats avec uniquement des rappeurs boombap, y’avait tout et n’importe quoi. Donc par-dessus le marché je sais pas ce qu’ils s’imaginent que je ferai sur un beat à l’opposé de mon style. Ils écoutent la musique avec les oreilles à l’envers.
Un autre aspect qui revient souvent, c’est l’importance de l’africanité.
« Une génération et un pavillon plus tard, ces clochards de ratons sont là à croire valoir plus qu’un Noir ». Juste parce qu’on est arrivés avant, ils se croient meilleurs mais ça repose sur rien. J’ai vécu aux USA, j’ai jamais été aussi bien accueilli de ma vie que dans la communauté noire. Là-bas j’étais perçu comme un renoi et justement ça m’a demandé de repenser tout mon rapport à l’Afrique. Revenu en France j’ai vu l’espèce d’escroquerie de séparation rebeu-renoi. Ca n’a aucun sens. Les rebeux faut qu’ils arrêtent de juste faire du jet-ski quand ils vont en vacances au bled. Qu’ils rentrent à l’intérieur des terres un peu, qu’ils voient comment on vit. On est des putains de négros en réalité. Le vieux continent les a déconnectés en disant « vous êtes des arabes, vous êtes des méditerranéens », ils ont gobé ça. Le Maroc y’a 10% de côte méditerranéenne, le reste est tourné vers l’Atlantique et l’Afrique. Faut arrêter avec ce truc méditerranéen de mes deux. On a des griots chez nous. On a du vaudou. Avant on croyait en plusieurs divinités. On a un ressenti commun. Si dans la rue t’as des bons potes rebeux-renois qui traînent ensemble H24 c’est pas juste parce qu’on habite le même ghetto. On est reliés par un truc invisible qui s’appelle l’Africanité. Des rebeux qui se marient avec des renois, c’est pas un hasard. On retisse des liens qui étaient là à la base. C’est ne pas se mélanger qui est chelou. Le lien latent il est là et il ressortira. Aujourd’hui t’as des paumés qui comprennent rien, qui savent même pas qu’il y a des mecs foncés dans leur bled d’origine.
C’est pour ça que tu ne revendiques jamais une ville ou un département ?
Qu’est-ce que tu veux que je revendique ici. C’est pas mon pays. Les mecs revendiquent des endroits où on veut même pas d’eux. Je comprends pas le principe d’être haï dans un pays et de le revendiquer quand même. C’est comme une meuf qui se ferait maltraiter tous les jours par un mec mais qui dirait « ouais mais je l’aime ». C’est des gens sans repère. Je revendique le 99 (département parce que c’est l’étranger et je viens de là-bas, c’est tout. La banlieue je la vois juste comme un endroit où stocker de la main d’œuvre. Les gens se rendent pas compte à quel point d’autres sont déconnectés de leur « réalité française ». Tu peux vivre ici en étant déconnecté tout en étant très bien dans ta peau. Contrairement à d’autres qui veulent absolument se forcer quitte à se changer en espèce d’immigré alien hybride chelou. Je me reconnais pas là-dedans. Je suis ici de manière opportuniste pour des raisons purement financières, je prends ce qu’il y a à prendre, si je veux kiffer c’est dans mon bled.
De manière plus egotrip il y a un côté « revanche » quand tu parles de certaines femmes.
C’est des restes d’aliénation, de colonisation. Ce complexe d’accéder à l’inaccessible, les richesses, et là-dedans y’a la meuf du colon. Mais (soupir) c’était avant, maintenant j’en ai rien à foutre, heureusement (rires). Je me suis débarrassé de ce symptôme. C’est malsain en vérité, autant pour elles que pour moi.
Tu parles rarement de ta famille mais quand ça arrive, c’est assez froid : « perçu comme une cause perdue par le RN et le paternel », « après l’usine il bottait le cul de vos loubards »…
Je pars du principe que je reviens de tellement loin… Je donne pas de détails dans les lyrics parce que c’est pas mon style, mais c’est une réalité. J’étais donné perdant par tout le monde d’ailleurs, pas que mon père ou le RN. C’est même pas histoire de m’apitoyer ou quoi que ce soit. Normalement je devrais pas être là où je suis. Pour la phrase sur les loubards, à l’époque plein de racistes emmerdaient les immigrés. Tu sais pas lire, t’es à la mine, mais l’immigré il a des poings. Au bout d’un moment y’a une réaction. C’est pour ça que j’aime pas l’appellation « enfant d’immigré » : socialement t’es de la merde, géographiquement t’es pas chez toi, et « enfant » t’es même pas un homme. C’est un truc de victime. Sauf que mon père faut pas le faire chier, quand fallait passer à l’acte il te piétinait ta race.
Au-delà du côté énervé il y a 2 auto-descriptions qui te résument pas mal et qui mettent en perspective tes lyrics les plus durs. Je pense à « humaniste déçu » et « bicot en temps de guerre qui essaie de mettre des mots sur sa colère ».
Y’a des morceaux entiers où je parle de manière plus posée, moins rentre-dedans, plus émotive. C’est marrant que les gens voient du négatif alors que j’y vois de la réflexion. Mais même si ces 2 phrases sont représentatives, elles suffisent pas. Tu prends Pyromane, ça va chercher d’autres choses, d’autres points de vue. Moi ça me dérange qu’on me dise que je suis haineux. Je trouve pas que c’est de la haine en fait. Les gens de Twitter sont plus haineux que moi : « moi j’aime les carottes rapées » « va te faire enculer » (rires). Là ok c’est de la haine. Et puis y’a carrément du rap d’extrême-droite maintenant. Les mecs sont tellement stupides qu’ils pompent un art de noir pour dire « je les aime pas ». Mais t’es complètement abruti. Et la presse spé ils sont là, ils tapent des débats nuancés sur la question.
« Même les complotistes font de la peine, comme autiste dans un tunnel, ils passent à côté de l’essentiel ». Décidément même dans la marginalité tu n’aimes pas te mélanger.
Je parle des mecs qui focus sur des détails inutiles sans impact par rapport aux vrais problèmes. La Terre plate, génial. Et puis quand tu vois le nombre de cons qui se tirent une balle dans le pied eux-même, ils ont pas besoin de complot pour les faire couler. Depuis le covid plein de gens ont découvert qu’il y avait un autre monde, plein de manigances. Sauf que comme c’est des gens qui s’y intéressaient pas avant, ils gobent toutes les théories. Pareil pour ceux qui sont obsédés H24 par les Juifs. Déjà stratégiquement c’est idiot. Y’avait un perso qui disait dans un film « si vous voulez battre les Juifs, aimez-les » (rires). Parce que là t’as des cons qui les insultent tous les jours tout en leur reprochant de jouer les victimes. C’est un contresens qui arrange tout le monde, c’est le serpent qui se mord la queue et chaque camp se bat à l’infini dans un combat factice. Historiquement, l’antisémitisme c’est une tradition française. Là t’as l’impression que c’est la faute des musulmans, comme si on était ennemis héréditaires. Mon père nous a toujours dit qu’il avait grandi qu’avec des Juifs. Il comprend pas cette haine. Quand il est arrivé en France, c’est les feujs du bled, arrivés avant lui, qui lui disaient « tu cherches du taf, va chez mon cousin », etc. Parce qu’ils venaient du même village. Y’avait pas ce délire « ouais mais on les aime pas ». Aujourd’hui tout le monde a son poing levé pour tout et n’importe quoi sans rien comprendre. « Moi je représente les tasspés », « moi c’est les gros seins », « moi c’est les cornichons, vive les cornichons ». Vos gueules. Quand t’as grandi du côté du Tiers-Monde, que tu lis des livres, que tu vois ton reup, que t’as un vécu et que tu parles avec des gens qui ont un vécu de Cainfr en Occident, que tu voyages un peu… Les gens responsables de tes problèmes ils se cachent pas du tout. C’est même l’inverse, c’est ceux que tu vois le plus. Le savoir il t’est offert, tu peux tout trouver sur Google. Mais les mecs veulent pas se renseigner correctement. Ils veulent pas le vrai savoir, ils veulent du rêve. Enfin, dans leur cas, du cauchemar.
Même dans le négatif, ça reste cool de fantasmer, sinon c’est la dépression.
Voilà. Si tu leur donnes des chiffres, des données factuelles : « c’est de cette manière que tu te fais enculer toute l’année », ils vont déprimer. « Ah merde, y’a rien pour notre imagination » (rires). Depuis petits, on aime qu’on nous raconte des histoires, rien n’a changé. Sauf qu’après ça affecte d’autres domaines : croyances, politique…
« Je me rappelle les images de Saddam Hussein à la télé : même les adultes ont besoin de croquemitaine », ça résumait plutôt bien la chose.
Même les adultes ont besoin de ça. Y’a une conférence « La Fabrication de l’ennemi », qui t’explique comment l’Occident construit son ou ses ennemis. C’est intéressant, ça te fait comprendre qu’on a besoin d’un ennemi, collectivement dans notre société. Encore plus quand la conjoncture part en couilles. Faut quelque chose contre qui se tourner.
Ça rejoint toutes les fois où tu rappes un peu la future chute de l’Europe et de la France en particulier.
Y’a une vraie mutation. Quand tu parles à des gens ailleurs, tu vois bien que c’est le jour et la nuit. En Afrique plein de bleds abandonnent l’apprentissage du français pour passer à l’anglais. Quand le monde francophone se réduit c’est un signe. Tu changes de langue, tu changes de paradigme même au niveau de l’organisation de ta pensée. En Afrique on est vachement axés sur la forme avec le français. Quand tu passes à l’anglais, t’es plus axé sur les faits, plus cash. Même les procédures vont être plus rapides. Tu vois la différence entre les pays africains anglophones et francophones, c’est pas la même chose. Le Kenya c’est un truc de fou. La Chine, la Russie gagnent du terrain et Israël aussi. Ils arrivent en force, ça blague plus depuis 1 an et demi à peu près. C’est pour ça qu’ils font du biz avec le Maroc et ils sont en train d’arriver vers le reste de l’Afrique.
Tu as quand même un côté très fataliste : « cause perdue comme la Palestine », « ton rappeur sert à que dalle comme émeute de banlieue ».
C’est concret. Et la Palestine c’est perdu hein. Les gens qui te parlent de ça avec espoir se font des illusions. Je dis pas qu’il faut l’accepter, mais faut trouver une autre solution. Je suis lucide, je préfère te dire c’est mort, cette méthode-là ne marche pas, arrête et fais autre chose de plus efficace. Une émeute de banlieue ça fait rien du tout.
D’où le « je rêve d’émeutes raciales dans le XVIe arrondissement »
Si on arrête de brûler en banlieue et qu’on le fait dans le XVIe, ça n’a pas le même impact. Voilà, c’est une méthode que je propose à travers mes ateliers rap (rires). Je suis sérieux en plus. Pareil quand t’as un tracé de manif conçu pour protéger certains quartiers, etc.
Tu en avais aussi après la presse spé dans un tweet. Et il y a la phrase « Moi connaître sauvages comme Olivier Cachin »
Je savais que ça allait te plaire ça. Je me suis dit Yérim il va rigoler. C’est Tintin au Congo leur truc. Dans le tweet, tu reconnaissais des profils. Un bronzé (quel qu’il soit) qui suce. Une meuf qui se prend pour ce qu’elle n’est pas, qui force « je suis des vôtres ». Au bout d’un moment aborde le rap avec ton propre point de vue, je te respecterai bien plus. Et un geek qui a rien à foutre là. Des mecs qui ont rien à voir, comment pourraient-ils retranscrire fidèlement ce que tu vis, ce que tu penses ? Maintenant tu as des auditeurs choqués quand ça insulte la police… faut même pas que t’écoutes du rap en vrai.
« Je le fais pour les rebeux, renois et quelques babtous qui savent que la Terre tourne pas autour d’eux » Cette phrase d’accroche sur un sticker ce serait pas mal mais y’a encore du boulot niveau marketing.
Ça m’a toujours fait marrer quand un rappeur parle de ses potes en disant « mes renois mes rebeux et mes babtous ». Juste pour que l’auditeur blanc se sente pas trop exclu. Dis la vérité cousin, c’est l’apartheid, bluffe pas, y’a aucun mal à ça. Je suis désolé on vit dans un système où les babtous ont ce complexe de supériorité où leurs valeurs sont les valeurs ultimes. C’est normal, on vit dans leur monde. Mais attention, quand je mate la tête des mecs qui me suivent, y’a évidemment plein de Blancs. C’est pas antinomique, je pense pas les agresser quand je rappe.
Si dans ton public tu as une femme, blanche, LGBT, ça veut dire que tu ne comprends pas du tout ce qu’elle fout là ?
Je serais surpris mais si elle me dit « je kiffe la forme et y’a des points de vue qui me mettent d’accord » : bienvenue, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? (rires) J’interdis à personne de m’écouter. Ça doit exister en plus, même chez les homos y’en a qui sont contre certains discours, ils se reconnaissent pas dans les débats superficiels parce qu’ils ont des problèmes plus sérieux dans leur vie. Se battre pour des pronoms c’est du gimmick.
Pour le coup pas mal de gens peuvent se reconnaître quand tu dis « en plus de tout le reste il faut qu’on se farcisse leur ‘on peut plus rien dire’ »
Je remarque que ceux qui disent ça sont des hommes blancs hétéros de 40 ans. T’es pas concerné, de quoi tu te plains ? C’est quand t’es en minorité qu’on te casse les couilles. Sinon, tranquille. Derrière l’oxymore « fachos courtois », c’est ça. Avec les belles phrases et la belle syntaxe tu peux tout faire en France. C’est aussi pour ça que je rappe « le mot est une institution ». C’est une phrase que j’ai appris à mon fils. Si tu sais manier les mots tu vas loin dans ce pays. On disait que le français est la langue de la diplomatie, ça veut dire que c’est la langue pour mieux te bluffer.
Finalement c’est à travers le rap que tu es le plus lié au côté « patrimoine » français, avec la langue.
Même ça c’est travaillé pour ne pas être français. Si t’écoutes bien la façon dont j’utilise la langue, c’est toujours de manière concrète. La langue française se complaît dans le vague, tourner autour du pot, ne pas appeler un chat un chat. Je fais le contraire. C’est un exercice dur parce qu’il faut avoir accès à une autre langue, une autre culture, pour avoir ce recul. Dans mes morceaux à l’ancienne ce qui me gêne c’est que c’était trop dans l’abstrait, j’essayais de faire des belles phrases. Là, c’est soit très américain soit très africain. Je vois plein de morceaux en ce moment où les rappeurs partent dans des trucs abstraits mais c’est pour remplir du vide. Le plus dur en français c’est dire des choses concrètes. C’est super dur. Y’a tout un travail de recul et de double-culture pour arriver à faire ce que je veux avec ma pensée sans que ma pensée soit domptée par la langue et la culture française. C’est ça qui fait mon style. Pour l’écriture d’un EP c’est 4-5 jours max mais comme j’ai un taf et une vie de famille, je peux pas écrire quand je veux.
Mais du coup quand tu es heureux en famille, tu dois faire un effort sur toi-même pour te rappeler tout ce que tu détestes et sortir un couplet ?
(rires) Non, les meilleurs moments pour écrire c’est quand t’as rien dans ta tête. Ton esprit peut s’adonner pleinement à ça : le soir quand tout s’arrête, le matin quand tout n’a pas encore commencé. Perso j’écris le matin. Je fais ça comme un taf, j’écoute mes instrus et je gratte. C’est comme aller à la salle.
Même question pour ta vie professionnelle : tu traumatises tes collègues en leur expliquant tes opinions ou tu es plutôt un caméléon ?
Caméléon. J’ai été élevé comme ça par mon père. Je montre rien de ma vie, je fais ce que j’ai à faire et je dis ce que je pense dans mon rap ou quand je suis au pays. Je me fous de m’intégrer, j’ai rien à voir avec tout ça. Je l’ai compris et je me mens pas à moi-même. « Je suis un renoi de la Sonacotra ». Je suis exactement comme ces mecs, 0 différence. J’ai mes appels au bled, j’envoie de l’argent au bled. Je suis un salarié, je prends ma thune, je m’arrache. Et ici quand je vois des gens parler avec leur chien, je comprends toujours pas.
La phrase sur les « péquenauds attendris par des chiots » vient donc de là…
Ouais (rires) Je comprends vraiment pas. Après je m’endors pas les poings serrés. Y’a des trucs insupportables donc j’en parle au micro mais j’ai du savoir-vivre. Si j’étais tout le temps comme dans mon rap j’aurais fait un AVC.
Niveau intro/outro tu te fais plaisir en terme d’extraits : ça va de Walking Dead à L’Exorciste 2 en passant par Harold et Maud, Maîtresses très particulières ou la conférence de Tyson…
Ça c’est vraiment simple : je regarde un truc au hasard, mais dès que je tombe sur un passage qui me fait marrer je le garde. Que ce soit film, internet… C’est bien, t’as percuté pour Tyson, tout le monde l’a pas reconnu. Alors que la vidéo claque, c’est même étonnant que personne l’ait reprise jusqu’ici.
J’avais la vidéo en tête justement. Techniquement MacTyer l’a reprise, Tyson dit « I’ll fuck you til you love me » et MacTyer rappait « j’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime ».
Ah oui. L’autre scène que j’ai été étonné de jamais voir réutilisée c’est le procès de Rodney King. Je me suis dit putain il faut que je le prenne, forcément.
Quels sont tes prochains projets ?
Le vinyle numéro 2 avec 12 morceaux à nouveau est sorti fin avril. Entre mai et fin décembre je vais sortir 3 EP, Unfuckwithable est le 1er. Et Kool M (DJ de La Rumeur, NDLR) va sortir un projet avec un DJ belge où je serai présent. Kool M ramène 5 MC de Paris et l’autre, 5 de Bruxelles. Perso… Je préfère les formats courts. Ça me correspond mieux, je me vois pas aller au studio, enregistrer encore et encore. J’aime bien y aller, poser sans rester longtemps et envoyer direct après.
C’est paradoxal mais avec un EP par mois tu as eu un rythme de travail à la Jul en fait.
Hmm, c’est aussi le rythme de sortie de la nouvelle école de NY.
Je garderai quand même la comparaison avec Jul.
(rires) Après je te mens pas : si j’étais musicien pro, intermittent du spectacle et que j’en vivais, je te ferais un album par mois. Je capte pas comment des mecs font qu’un album par an. Avec ma vie à côté j’arrive à te faire un EP par mois sans problème.
Pour finir on te voit très rarement en live, quel est ton rapport à la scène ?
Jamais compris pourquoi les gens kiffaient la scène, je préfère le studio. Je dis pas non mais… Quand j’ai fait des scènes avec La Rumeur à l’époque, ça m’a foutu le cafard de barouder en France. Je voyais les rues de Rouen ou je sais pas où, je me disais « qu’est-ce que je fous là ». On allait dans des quartiers, des bleds où ça pue la défaite. Des endroits où toi t’es l’événement de l’année. C’est chaud. Comme dans Les Visiteurs « oh des Sarrasins ». Je sais que ça passe pour un truc de ouf et que ça pose pas de problème aux gens mais moi la réalité de ce bled je la trouve déprimante.
