Urbaniste, chargée de cours à l'Université Paul Valery et spécialiste…
La révolte a pris ces dernières semaines la forme d’une flambée émeutière qui laisse beaucoup de questions, à la fois sur ses causes et ses conséquences. Ici, le point de vue d’une urbaniste qui tâche de penser la ville.
Un invariant humain
Tout d’abord, il faut bien comprendre ce qu’est l’émeute. L’émeute est en quelque sorte un invariant de l’humanité. Quand les gens sont révoltés souvent face à une situation d’injustice, ils brûlent et pillent sans trop de réflexion et sans organisation ce qui leur passe sous la main. L’émeute est quelque chose de soudain, d’imprévisible et d’incontrôlable. On peut sentir qu’une émeute pourrait avoir lieu mais on n’est jamais capable de prédire quel sera le fait qui la déclenchera.
La chanson de Bob Marley « Burnin’ and Lootin’ » est très représentative, un matin, le quartier s’embrase, les raisons, le lieu, le moment n’ont pas besoin d’être explicités car on est face à un invariant.
Chaque époque a ses Gavroche
Pour la France on pourrait bien entendu faire une liste des principales émeutes qui ont marqué l’histoire : du 14 juillet 1789, aux Trois Glorieuses avec le magnifique tableau de Delacroix « la liberté guidant le peuple », plus proche de nous le film « La Haine » qui là aussi ne situe ni le lieu, ni l’époque mais qui fait référence aux émeutes urbaines des années 1980-1990, aux émeutes de 2005, à la ZAD de Notre Dame des Landes (une émeute rurale en quelque sorte), aux Gilets Jaunes et à maintenant.
On reproche aux émeutiers d’être des adolescents à peine sortis de l’enfance mais le petit Gavroche du Tableau de Delacroix n’est pas bien vieux non plus : là encore c’est un invariant des émeutiers.
Et partout dans le monde, de Hong-Kong à Los Angeles, de Berlin à Casablanca, l’émeute est une réaction spontanée et incontrôlable qui comporte des incendies et des pillages.
2023 remake de 2005?
Pour se focaliser sur les quartiers populaires en France : peut-on comparer les émeutes de 2005 et celles de 2023 ?
Déjà sur la question des violences policières, qui sont ce qui a entraîné les émeutes de 2005 dans les quartiers populaires, où pendant 3 semaines des violences urbaines ont eu lieu dans environ 600 quartiers en France, les choses ont évolué.
Les policiers qui avaient tellement terrifiés les jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré qu’ils ont trouvé refuge dans un transformateur électrique pour les fuir, ce qui malheureusement les a tué par électrocution ont bénéficié d’un non lieu.
Nahel avait 17 ans, Zyed et Bouna 15 et 17 ans.
En 2005, le soir même sur le secteur de Clichy-sous-bois et Montfermeil éclatent des émeutes urbaines. Qui suite aux déclarations ministérielles mais aussi médiatiques pour nier le statut des victimes puis 3 jours après par le lancer d’une bombe lacrymogène dans une mosquée au moment de la prière, les émeutes se répandent partout en France.
Avec le meurtre de Nahel, 17 ans, à Nanterre lors d’un contrôle policier alors qu’il était au volant d’un véhicule sans permis, plusieurs aspects rappellent ce contexte des émeutes de 2005.
Un jeune homme victime de violence policière dans une cité dite « sensible » d’Ile de France et qui le soir même connaît une première nuit d’émeutes qui dès le lendemain s’étend à plusieurs villes de France.
Généralisation de la violence policière comme gestion sociale
La question se pose, qu’est-ce qui a changé depuis 2005 ?
Tout d’abord sur les violences policières, celles-ci se sont intensifiées car les méthodes utilisées auparavant uniquement dans les quartiers populaires et les DOM-TOM se sont maintenant généralisées partout, dans les ZAD, dans les centres-ville ou les périphéries. L’épisode des Gilets Jaunes a montré que les techniques de maintien de l’ordre développées notamment par la BAC pour les quartiers populaires ont été utilisées partout. Il semble que dans l’esprit de ceux qui ont développé cela, ce soit une réussite : la majorité des français qui soutenaient les GJ au départ ont eu peur et le mouvement a fini par s’essouffler et perdre ce soutien majoritaire au fur et à mesure des images de violences des manifestations.
Le matériel policier s’est complexifié : utilisation de drones, reconnaissance faciale, armes non létales et gaz lacrymogènes commandées en grande quantité, formation au maintien de l’ordre (parfois sur le tas lors des manifestations de Gilets Jaunes), création d’une brigade motorisée… L’arsenal permettant les violences policière s’est donc intensifié.
Police-population, un fossé devenu gouffre
La déconnexion des policiers d’avec les populations des quartiers populaires, qu’ils soient en banlieue, en périurbain ou en rural s’est aussi intensifiée, avec une présence accrue de l’extrême-droite parmi les rangs policiers et des discours encourageant et justifiant la violence au sein des syndicats policiers.
D’un autre côté, la part de la population consciente de la montée des violences policière a beaucoup augmenté. Ce ne sont plus uniquement les habitant.e.s des quartiers populaires et les militant.e.s de l’extrême-gauche mais aussi le milieu écologique depuis les violences policières contre les militant.e.s écologistes, les Gilets Jaunes avec parmi eux les habitant.e.s des secteurs périurbains qui ne s’étaient pas sentis solidaires des quartiers populaires en 2005 bien que leur niveau de vie soit peu supérieur, les étudiant.e.s qui depuis la Loi Travail en 2016 et les cortèges de tête ont connu une répression policière violente de leurs mouvements sociaux, elleux aussi n’étaient pas solidaires des quartiers populaires en 2005, les syndicalistes depuis la réforme des retraites en 2022-2023 et qui ont vu leurs revendications très majoritaires dans la populations traités avec mépris par les décisions ministérielles d’utiliser les articles 49.3 et 40 pour éviter les votes au Parlement.
Après la révolte de 2005
Sinon, techniquement, dans les quartiers populaires, 2005, a permis la généralisation de l’ANRU qui avait été crée en 2004 pour 200 quartiers et après les émeutes qui ont eu lieu dans 600 quartiers, ce sont au final 600 quartiers qui ont bénéficier des programme de rénovation (démolitions/reconstructions/réhabilitations).
Dans le même temps des fonds privés ont été encouragés sur les quartiers populaires notamment en provenance de fondations, dont deux ont posées problèmes (une qatarie qui a accompagné le développement du salafisme dans certains quartiers et une évangélique qui a accompagné le développement des prédicateurs évangéliques dans d’autres). Elles ont depuis été écartées et des dispositifs plus « républicains » les ont remplacés.
Le laisser-faire macronien
Depuis Macron, les quartiers populaires sont devenus un impensé. Les dispositifs politique de la ville ont été continués mais les fonds pour les bailleurs sociaux ont énormément baissés (dans une logique de casse du service public du logement social). Et on a laissé le narco-trafic prendre la place qu’avait pu prendre à une époque les éducateurs de rue et les asso de quartiers, puis les prédicateurs religieux. Avec ça les quartiers populaires se tenaient sages (comme les lycéens de Mantes-la-Jolie).

Évidemment c’était juste un couvercle sur une casserole remplie d’eau bouillante. L’inflation, le chômage de masse, la précarisation des métiers, l’échec scolaire reste le quotidien des habitant.e.s des quartiers populaires.
Avec l’inflation qui a accompagné la guerre en Ukraine, le nombre de personnes dépendantes de l’aide alimentaire a beaucoup augmenté tandis que les asso humanitaires ont vues les dons et notamment alimentaire diminués. Et bizarrement parmi les premiers pillages qui ont eu lieu, on a vu des magasins d’alimentation lowcost, dont les prix ne sont plus abordables pour une clientèle populaire…
La « start-up Nation » qui ne voulait pas de réseaux sociaux
Et Macron qui était allé il y a quelques semaines encensé la figure de l’auto-entrepreneur livreur de plats préparé à une clientèle huppée ! Mais souvent dans les quartiers c’est plutôt « Ubershit » qui s’est développé : un livreur dont le vague hamburger surgelé est la couverte d’une livraison moins légale et où les tarifs sont affichés sur Snapchat.
La situation des quartiers populaires s’est empiré, on les a laissé sous la mainmise du narco-trafic dont les pratiques violentes ne sont plus à documenter et on s’attendait à quoi ? Tous les acteurs de terrains pensaient bien que la première bavure documentée dont les vidéos tourneraient sur Snapchat serait l’étincelle qui pouvait déclencher des émeutes dont l’intensité serait à la mesure de la situation économique des habitant.e.s des quartiers populaires.
Enfin les « décideurs politiques » et les médias ont comme d’habitude jeté de l’huile sur le feu, en multipliant les déclarations soit déconnectées (« c’est la faute des jeux vidéos ») soit racistes, soit fascistes (« appel à l’armée ») en tournant en boucle sur le sujet : pas besoin de Snapchat pour retourner le cerveau des gens, il suffit des chaînes d’infos en continu !
Ce texte d’analyse n’a vocation ni à excuser, ni à pardonner, ni à encourager, ni à dénigrer, c’est juste une tentative de décrire, sans jugement, pour sortir des polémiques et essayer de comprendre.
Urbaniste, chargée de cours à l'Université Paul Valery et spécialiste de la politique de la ville