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Entre le mensonge et l’hypocrisie, à chacun son camp

Entre le mensonge et l’hypocrisie, à chacun son camp

Dans la presse occidentale, on s’émeut volontiers des mensonges de dirigeants plus ou moins autocrates de pays lointains. Cette critique nécessaire aurait cependant plus de force si elle s’accompagnait d’une dénonciation des pays occidentaux dits démocratiques. En effet, les gouvernements de ces derniers ont pris l’habitude de consacrer une bonne part de leur temps (et de l’argent public) à nourrir une industrie du mensonge qui recouvre toutes leurs (in-)actions. Par sa seule existence cette industrie des cabinets de conseil, spin doctors et autres experts en relations publiques décrédibilisent fortement le moindre discours public.

Ainsi, entre le mensonge des autocrates et les hypocrisies des « démocrates », le seul repère que nous offrent les dirigeants est une boussole inversée: s’ils disent que c’est vrai, ça ne l’est probablement pas ou pas tout à fait.

Le Monde a consacré un long papier sur le mensonge de Poutine, devenu forme de gouvernement. L’article est bien étayé, décrivant un chef du Kremlin qui ment effrontément à tous les niveaux, aussi bien face à ses homologues occidentaux que face à sa population bombardée de propagande. L’ancienne correspondante à Moscou convoque aussi de nombreux intellectuels, du passé, telle que la philosophe Hannah Arendt, ou actuels avec plusieurs spécialistes de la Russie. Le tout pour démontrer l’extrême violence que constitue le mensonge en politique, « une arme de destruction massive » comme l’indique bien le titre du papier.

On ne peut que être d’accord avec le fond de cet article et saluer son autrice, Isabelle Mandraud. On reste cependant sur sa faim, voire dubitatif, non pas sur les mensonges de Poutine (flagrants et constants) mais sur ce qui serait son opposé, à savoir « l’Occident ». La journaliste ne feint pas de croire que le mensonge n’est pas aussi utilisé par les dirigeants occidentaux. « Certes, le mensonge, en politique, n’est pas un domaine réservé à la seule Russie », écrit-elle, mais il serait massif et constant seulement chez Poutine.

Qui est crédible pour dénoncer le mensonge de l’autre?

Or, le problème c’est précisément que pas grand-monde ne peut dénoncer les mensonges de Poutine (ou Trump, ou Bolsonaro ou Kim Jung-Un ou qui vous voudrez) car presque tous les dirigeants du monde ont un recours constant au mensonge. D’ailleurs, il y a une double maladresse dans l’article du Monde. Il présente Poutine d’un seul bloc, comme si l’autocrate actuel fusse exactement le même que le président d’antan. Alors qu’en près de 25 ans de pouvoir (et quels 25 ans!), le monde, la Russie et lui-même ont énormément changé.

Seconde maladresse liée à la première : à trop focaliser sur le seul Poutine, on ne voit pas que son évolution est totalement liée aux attitudes de ses homologues, notamment occidentaux. Par exemple, Poutine pouvait être dénoncé comme responsable des crimes russes en Tchétchénie (surtout en 1999) et pour les innombrables mensonges qu’il a professé sur la question. Mais, quatre ans plus tard, alors que les États-Unis mentaient effrontément à la face du monde sur des « armes de destruction massive » en Irak, de quoi Poutine est-il coupable? De faire la même chose que la première puissance mondiale (et donc le modèle pour le reste du monde).

Est-il vraiment nécessaire de revenir sur la présidence du Trump ? Tout ce que décrit Isabelle Mandraud de Poutine vaut pour l’ancien président états-unien (et bien d’autres). Il est même amusant de remarquer une petite concordance de temps et d’espace. La journaliste reporte que les Britanniques ont donné un nom à la stratégie russe du mensonge : deny and lie (déni et mensonge). Le piquant de l’affaire est que cette appellation résonne irrésistiblement avec le plausibly deniable (le déni plausible), qui est la doctrine officielle -de mensonge- de la CIA depuis… les années 1950 (elle est exposée par son directeur d’alors, Allen Dulles).

Le mensonge et son double

La journaliste du Monde a bien raison de citer Hannah Arendt (1906-1975) qui a beaucoup, et très subtilement, penser le mensonge en politique. Mais elle cite un extrait de son œuvre majeur (et presque de jeunesse), Les origines du totalitarisme : « Dans un système totalitaire, la pratique du mensonge se distingue ; elle ne ment pas sur les faits, elle affiche un mépris absolu pour tous les faits. ». Nous voilà donc directement embarqué dans un système totalitaire, pas très caractérisé par la nuance. Or Arendt a aussi écrit un petit essai en 1972, plus directement consacré au mensonge en politique puisque concomitant aux révélations des Pentagon Papers (ensemble de documents prouvant les très nombreux mensonges des États-Unis pour à la fois justifier et mener la guerre au Vietnam). Là nous ne sommes plus en Russie, ni en pays totalitaire, ça se complique.

Prenons quelques extraits de ce livre. D’abord une citation qui nous éclaire sur les succès du mensonge:

Il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés.

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972

Le mensonge s’insère bien plus facilement dans nos schémas de penser que la réalité toujours plus déroutante.

Continuons avec Arendt qui, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, cette fois nous parle de gouvernements très proches de nous:

Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes. Tout d’abord, cette forme apparemment anodine qu’utilisent les responsables des relations publiques dans l’administration (…) Il peut être amené à considérer qu’il n’y a aucune limite à ses inventions, car il lui manque la faculté d’agir de l’homme politique, le pouvoir de « créer » des faits et, en conséquence, cette dimension de la simple réalité quotidienne qui assigne des limites au pouvoir et ramène sur terre les forces de l’imagination. »

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972

Autrement dit, les publicitaires -ou spécialistes en relation publique- comme Macron et Cie délirent en permanence car ils ne font qu’inventer des slogans, et jamais se confrontent à la pesanteur de la réalité.

Entre le deny and lie de Poutine et les insupportables contorsions du président français, il n’y a pas une différence de nature mais de degré. Il va de soi que Macron ment quotidiennement. La question est de savoir s’il arrive, ou pas, au degré de son pair russe. Et la question est vite répondue:

Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit.

Emmanuel Macron, 7 mars 2019
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