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LPR#1 : « Dead Drops » par Aram Bartholl

LPR#1 : « Dead Drops » par Aram Bartholl

LPR Episode 1 : "Dead Drops" par Aram Bartholl

Né en 1972 à Breme, Allemagne. Diplômé de l’UDK Berlin. Aram Bartholl questionne notre rapport aux médias dans l’espace public. Il s’attaque aux sujets des stratégies digitales, la surveillance, les données personnelles et nos dépendances aux technologies pour en révéler les absurdités, les paradoxes et les incohérences. Aram Bartholl est professeur d’Art dans les médias digitaux à l’Université HAW de Hamburg. Interview traduite de l’anglais.

Pourriez-vous nous expliquer le concept du projet « Dead Drops » ?

Le terme « Dead Drops », à l’origine, désigne une cachette où les espions déposaient des informations pour qu’elles puissent être récupérées discrètement par leurs pairs. A l’époque des micro films etc… Le projet Dead Drop est un réseau offline de partage de données, ouvert à tous. L’idée étant de cimenter une clé USB à l’intérieur d’un mur dans l’espace public pour que n’importe qui puisse y accéder avec un ordinateur portable ou un téléphone. Le réseau se centralise autour d’un site web qui référence les clés et leur localisation, pour que vous puissiez vous y rendre, constater le contenu de la clé et en ajouter vous-même. Je suis le créateur du projet mais je n’ai aucun contrôle sur le contenu des clés. Je pense qu’il y a aujourd’hui près de deux mille « Dead Drops » dans le monde, placées au cours des dix dernières années. A l’heure qu’il est je ne sais pas ce qu’elles contiennent car je ne me suis pas rendu à tous ces emplacements, et certaines ont de toute façon déjà disparu car l’espace public évolue constamment. ( Site Web Dead Drops : http://deaddrops.com)

Comment est-ce que cela a commencé ?

J’ai débuté le projet lors de ma résidence à l’institut « Eyebeam » de New York en 2010. Au départ il s’agissait d’une petite idée que je voulais réaliser. Aller placer des clés USB dans la ville et en faire un projet participatif. Et puis c’est devenu un projet très connu sans que je m’y attende. C’est l’une de ces choses que l’on fait sans avoir aucune idée de ce qui va en sortir. J’ai fait les cinq premières « Dead Drops » à New York. Je les ai documentées et puis j’ai ouvert un site web qui invitait tout le monde à faire de même, avec un tutoriel qui expliquait comment les réaliser facilement. Le site web comportait un plan dans lequel vous pouviez répertorier vos propres interventions. Et là le projet a grossi très vite. Dans la presse et sur internet, on parlait de ce projet qui débutait aux Etats-Unis. Puis avec le temps, l’attention est revenue régulièrement, par cycles. Comme après les révélations de Snowden en 2015, il y a eu un fort retour d’attention sur le projet.

Est-ce que vous cherchiez à faire du « street-art » à l’époque ? Ou cette notion ne vous effleurait même pas ?

Évidemment j’étais au courant de l’existence du street-art mais je ne me considère pas spécialement comme un street-artiste, même si j’aime travailler dans la rue. Je sais aussi que je me situe un peu à cheval entre l’art contemporain et le street-art. Je n’ai pas réalisé ce projet en me disant « j’ai envie de faire du street art, comment puis-je faire ? »  La logique était plutôt : « j’aimerais pouvoir partager des données dans le réel, hors internet, et ce serait vraiment cool si tout le monde pouvait y accéder ». Donc au début je partais sur l’idée d’un disque dur ou un ordinateur intégré dans le mur, que l’on viendrait ponctionner avec une clé usb, et puis finalement j’ai retourné l’idée. C’est la clé usb qui est dans le mur et que vous venez ponctionner ou remplir avec votre ordinateur. Une sorte de crash entre l’univers physique et digital par la fusion de deux éléments symboliques et connus de tous, le plug de la clé USB et la brique. Donc visuellement cela interpelle. C’est comme une sorte de bug dans la matrice. Deux choses qui ne sont pas censées être ensemble. 

Au final, je dirais que je suis simplement un artiste, qui travaille avec les médias, et sur le sujet des médias. Donc, pour certains je suis un artiste digital, bien que je fasse des sculptures et des projets physiques. Pour les gens du street-art, je suis un street-artiste, car je pratique mon art souvent dans la rue. Je dirais que cela dépend toujours du point de vue de la personne qui regarde. Pour moi, ce sont juste des idées que j’ai envie de réaliser. Je suis quelqu’un qui est plus attiré par la rue que par le « white cube », ce n’est pas trop ma tasse de thé. Il est plus naturel pour moi de travailler dehors et d’observer la ville. Et puis il y a l’audience directe. Avoir une réaction directe des gens dans la rue par opposition aux musées. 

« Dans un musée, vous savez que vous allez voir de l’Art. Par le prisme du White cube et de toutes les règles qu’il inclut. Alors que dehors, c’est un espace ouvert et inattendu, et je trouve cela magnifique. »

Quel était le contexte personnel et global à l’époque ?

J’ai fait des études d’architecture dans les années quatre-vingt dix, donc j’ai toujours été un observateur assidu de la rue, des villes, leur architecture et leur dynamique. Mais j’ai aussi été très attentif au développement des médias et outils digitaux. Ce qui m’a naturellement amené a chercher des points de jonctions entre mon intérêt pour l’architecture et la culture internet. J’ai créé ce projet au début de ma carrière d’artiste, en 2010. Je ne faisais de l’art que depuis quelques années. J’ai commencé vers 2005. J’avais déjà exposé dans quelques galeries et festivals à l’international, mais plutôt dans des contextes liés aux arts digitaux. J’avais fait partie d’une exposition collective à  Eyebeam en 2007, qui s’appelait Open City. Donc j’étais déjà en contact avec cette institution.

D’un point de vue plus global, en 2010 nous avions déjà des iPhones, Google et Facebook était déjà énormes, mais notre rapport aux technologies et aux GAFA était encore jeunes d’une certaine manière. Tout ceci était déjà implanté dans nos vies mais peut-être pas aussi établis et monopolisés qu’ils le sont aujourd’hui. Je crois qu’à ce moment-là Internet était encore un peu ouvert. Instagram n’était pas encore arrivé. J’ai été très attentifs à ces développements. Ainsi qu’aux jeux vidéo, aux Starts-ups et à l’Internet en général. Et je me posais la question : « A quoi cela ressemblerait d’avoir des données dans les murs de la ville ? ». Il faut se déplacer physiquement à un endroit pour y récupérer les données et vous ne savez pas à l’avance ce que vous allez y trouver. Ce n’est pas pratique, mais cela soulève la question de ce que nous cherchons et comment nous nous comportons sur l’internet.

Est-ce que vous vous définiriez comme un « gamer » ?

J’en étais un oui en effet. Mais c’était il y a déjà longtemps.

Combien de ces clés avez-vous posées vous-même ?

Je ne sais pas trop, peut-être cinquante, ou cent. Parfois je les ai remplacées lorsqu’elle ne fonctionnaient plus. Parfois j’ai conduit des workshops. Chaque jour, j’apprenais à une vingtaine de personne à faire des Dead Drops et nous en posions des dizaines dans la journée. Mais la majorité des clés ont été mise en place par des quidams, tout autour de la planète. Encore aujourd’hui de nouvelles clés continuent d’être installées. Au moins toutes les deux semaines, une nouvelle localisation apparait sur le site web.

Y’a t-il un référencement des données qui transitent par les clés ?

Pas vraiment. Certaines personnes qui enregistrent leur clé sur le site, font le détail du contenu qu’ils mettent dedans. À l’époque où le projet était le plus médiatisé, certaines institutions ou personnes ont utilisés les clés comme un lieu d’exposition pour montrer leur travail, ou des groupes pour diffuser la sortie de leur dernier album, ce genre de choses… Les clés devenaient des sortes de showroom.

Quelles ont été vos influences ?

Ce genre d’idée se construit à partir de qui je suis et de toutes les influences qui me constituent en tant que personne et en tant qu’artiste. Je dirais qu’il y a une grande part d’intuition. Une résonance et une continuité avec toutes les créations produites dans mon parcours et de mes intérêts personnels : l’Internet et l’échange de données. J’ai commencé mes études d’architecture à Berlin puis je me suis rapproché du campus scientifique et ainsi du laboratoire UNIX – L’ancêtre de LINUX à une époque où l’internet n’était encore que balbutiant – et de la culture internet. Les sites web commençaient à peine à apparaitre. Les mêmes amis qui me demandaient à l’époque pourquoi je pourrais bien avoir besoin d’une adresse mail me demandent aujourd’hui pourquoi je n’ai pas de compte Facebook. J’ai suivi tous ce développement de près. Je me renseignais sur les développements expérimentaux avec la ville et l’architecture. Le rapport entre espace physique et virtuel. L’internet se structurait exactement comme une architecture et c’est pourquoi ce projet me semblait être un vrai croisement entre ces différents développements.

« De nos jours des personnes comme Donald Trump ou Elon Musk ont un tel pouvoir de résonance qu’il est compréhensible que l’on doive se responsabiliser. Nous sommes contraints de discuter ensemble dans quel genre de société nous voulons vivre et quelle place ces technologies prennent dans le débat. »

Aviez-vous une idée politique en tête en créant ce projet ?

C’est à dire que c’est plus ou moins la question que je cherchai à éviter, car d’une certaine manière, quoi que l’on produise sera toujours plus ou moins politique. Bien que le projet se passe plusieurs années avant l’affaire Snowden, évidemment mon intérêt était de questionner notre rapport à la vie privée, à la confidentialité de nos données, à l’anonymat sur internet. Aujourd’hui il y a toutes ces super compagnies qui utilisent nos données. Le concept de Dead Drops est évidemment arrivé en pleine discussions sur ces notions. Les données sont anonymisées. Devenues intraçables. Pas D’IP adresse. Elles ne peuvent pas être contrôlées. L’oeuvre se positionnait sur ce débat éthique.

Lorsque j’ai découvert le projet en 2010, il y avait une substance naturellement anarchiste qui se dégageait du concept. Etait-ce votre intention ?

Pas réellement, mais cela devait venir du fait que je trainais pas mal avec le « Chaos Computer Club » à l’époque. Je pense que cela m’a naturellement influencé vers certaines idées qui devaient en effet dégager ce parfum anarchiste. Mais je ne l’ai pas fait avec à proprement parler une idée politiquement engagée. Je ne me considère pas comme un hackeur, mais il est vrai que je connais pas mal de gens qui évoluent dans cette mouvance, dans laquelle j’ai traîné de nombreuses années. Depuis l’époque du peer-to-peer dans les années 2000 et les discussions autour du copyleft et de l’open source. Ce qui a naturellement influencé ma pratique.

Comment avez-vous débouché sur cette technique de réalisation, cette « recette » ?

J’avais déjà créé plusieurs projets qui incluaient le Do It Yourself  (« faire soi-même »). La transmission par les tutoriels, la culture internet telle que je l’avais apprise à cette époque précise de son développement. Le début de l’art digital sous formes reproductibles. Valeurs pratiques et usuelles. Il était donc naturel de me diriger vers le partage et la transmission du savoir, des informations. J’avais d’ailleurs simplement commencé avec des publication FlickR, sous forme d’images, puis lorsque la presse s’y est intéressée, il est devenu clair qu’il fallait que j’en fasse un site web avec une explication en profondeur du projet, et une carte de référencement. Puis cela a commencé à prendre une forme ludique, une sorte de jeux vidéo entre réalité et fiction digitale.

Comment le projet s’est développé au cours des années ? Est-ce que quelqu’un a essayé de hacker les clés, ou bien d’y mettre des virus ? Ou des choses folles ?

C’était la grande question. Est-ce que les clés peuvent être utilisées pour des actes malveillants ? Est-ce que cela peut-être dangereux ? Beaucoup de personnes aux États Unis les ont appelés des Glory Holes car il y a cette forme qui dépasse du mur, il faut y apposer une connectique femelle et il peut y avoir un virus dedans… (Ndlr : Pour ceux qui ne connaissent pas le terme Glory Hole, je leur laisse le loisir de découvrir par eux même grâce à google). Mais ce débat n’avait pas lieu d’être car même si nous nous croyons à l’abri chez nous, devant nos ordinateurs particuliers, naviguant sur un internet référencé, ce n’est pas le cas. Il y a plus de chance de se faire hacker via un email que par ces clés usb. Elles paraissent plus dangereuses parce qu’elles sont dans l’espace public, c’est tout. Les utiliser pour diffuser un virus aurait été illogique et contre-productif.

En termes de contenu je n’ai constaté principalement que des collections de données (photos, videos, films piratés ou jeux vidéo) ou de la promotion personnelle. Il y avait une clé que j’avais posé en Allemagne près d’une galerie et un journaliste m’a dit avoir trouvé « le livre de recettes anarchistes » à l’intérieur. Une fois on m’a même dit avoir trouvé les plans de construction d’une bombe. Par la suite la presse à sensation a publié sur le sujet et la police a enquêté mais ce n’était qu’un événement isolé et je soupçonne même le journaliste en question d’avoir placé les données pour faire le buzz. La police a fini par enlever la clé et ils l’ont détruite pendant l’extraction donc l’affaire s’est arrêtée là. Personnellement je n’ai jamais eu de problème découlant du projet car le contenu des clés n’impliquait pas ma propre responsabilité. Mais il faut avouer qu’avec le contexte actuel, la discussion serait peut-être différente aujourd’hui.

Pourquoi cela ?

De nos jours la situation est beaucoup plus tendue. Que cela soit au sujet de l’appropriation de données ou même du terrorisme et des insurrections civiles. Moi-même je n’ai plus tout à fait le même regard sur le projet aujourd’hui. Bien que les clés ne soient pas connectées au réseau et qu’elles ne puissent pas fonctionner de manière virale comme sur l’internet, nous avons un problème avec les GAFA car ils ont réussi à nous montrer les limites de la liberté d’expression. De nos jours des personnes comme Donald Trump ou Elon MUSK ont tellement d’audience et un tel pouvoir de résonance qu’il est compréhensible que l’on doive se responsabiliser lorsque l’on utilise ces plateformes. Nous sommes contraints de discuter ensemble dans quel genre de société nous voulons vivre et quelle place ces technologies prennent dans le débat.

Avez-vous considéré créer une évolution au projet ?

A l’heure actuelle aucun plan, mais à une certaine époque j’avais créé une nouvelle étape en insérant un lecteur dvd dans un mur, de la même manière que pour les clefs. Au musée des images mouvantes de New York en 2012. Vous pouviez venir avec un DVD vierge et imprimer une exposition curatorée simplement en insérant le disque dans la seule fente apparente du lecteur et celui-ci vous le gravait automatiquement. Et puis il y a eu un ami, David DARTS qui a commencé un projet nommé « pirate box » avec un serveurs wifi portable auquel vous pouviez vous connecter tout en restant en dehors de l’internet. Le projet a eu un assez grand retentissement lui aussi.

Et puis j’ai aussi travaillé sur un projet appelé Offline Art, où je créai une exposition dont chaque pièce était accessible par un routeur offline intégré dans le mur. (https://arambartholl.com/offline-art-new2/). C’est un des développements qui ont suivis le projet Dead Drops. Ce que je trouve intéressant, c’est que ce projet s’est émancipé pour devenir un produit culturel. Aujourd’hui beaucoup de jeunes ont adhéré au projet sans même savoir qu’il provient d’un projet artistique au départ. Je vois souvent des vidéos de gens qui créent leur propre tutoriel et développe leur propre réseau de leur côté. Le concept est devenu une pratique qui ne m’appartient plus. Il m’a dépassé et il continue de vivre sa propre vie. C’est devenu un artefact de la culture internet mondialisé et cela me plaît beaucoup.

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Pour en savoir plus sur Aram Bartholl :
Site Web : https://arambartholl.com 
Instagram : @arambartholl
Site Web Dead Drops : http://deaddrops.com

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LA PILULE ROUGE qu’est ce que c’est ? Pourquoi ? A quoi bon ?
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