pixel
Now Reading
G.A.V. : UN ROMAN POUR DIRE NOTRE INVIVABLE AUJOURD’HUI

G.A.V. : UN ROMAN POUR DIRE NOTRE INVIVABLE AUJOURD’HUI

Coïncidence encore, c’est mon grand sujet ! : Alors que la philosophe Judith Butler, en dialogue avec Frédéric Worms tente de redéfinir « l’invivable », le roman de Marin Fouqué « G.A.V. » commence de faire parler de lui. Cette longue nuit au commissariat, déclinée par une multitude de personnages un peu perdus et d’expériences éparses, serait-elle aussi une tentative d’épuisement de la notion d’invivable, l’invention cubiste d’un langage contemporain de « l’invivabilité » ? Et si le roman s’emparait enfin des mots du rap, du flow des cultures urbaines, pour mieux dire la France d’aujourd’hui et en épeler l’invivable commun ? à voir

Judith Butler. : La question du vivable et de l’invivable est une sorte de déclinaison de la question du « vivant ». En somme, le vivable désigne une condition de vie qui peut être vécue, tandis que l’invivable est une condition de vie qui ne peut PAS être vécue… Quel critère utiliser pour opérer cette distinction ? Je n’ai pas de réponse toute faite…

Né en 1992, Marin Fouqué, un ancien de l’école d’art de Cergy (une pépinière d’artistes passionnants) ne brandit pas son badge « caillera » comme un coupe-file pour accéder aux salons de la Rive Gauche. Depuis longtemps déjà, il pratique le Rap, la performance et anime des ateliers d’écriture en banlieue, tout particulièrement dans le 93 où il réside. Comme c’est souvent le cas, on l’attendait un peu au tournant d’un passage au (gros) roman après sa première incursion dans le monde « légitime » de la littérature avec « 77 », déjà édité en 2017 par Actes Sud et très remarqué comme on dit.

Frédéric Worms. : Raconter n’est pas décrire, et surtout pas décrire l’invivable, mais une autre façon de le saisir. Et cela se fait à travers les limites du récit et de l’inénarrable… Le récit de l’invivable a des caractéristiques particulières : Il est brisé, lui aussi, de l’intérieur…

On avait raison d’attendre car Marin Fouqué persiste et signe avec G.A.V. (garde à vue) une réelle tentative d’écrire la France de 2020 avec les mots de son temps, sans afféterie ni compromis. Un geste littéraire ample et généreux qui réunit les personnages les plus improbables autour d’une invivable nuit de garde à vue dans un commissariat. De l’employée Amazon épuisée au Lycéen harcelé, du cadre moyen en dégrisement aux manifestants contre le réchauffement climatiques, tous ces destins viennent s’enchevêtrer dans la désespérance glacée d’un commissariat global. Sous forme de chapitres brefs, de bribes brutales de réel, Marin Fouqué zoome sur ses personnages brisés, nous révélant par fragments des existences écrabouillées mais toutes singulières, prises dans la toile de cette nuit policière et poisseuse.

Marin Fouqué, photo Actes Sud

Judith Butler. : Dans quelle langue l’invivable sera-t-il formulé ? Autrement dit, conserverait-il sa singularité ou finirait-il par revêtir des variations diverses ? En parlant des langues, je ne pense pas seulement à l’Anglais ou au Français, mais aussi à des pratiques linguistiques impliquant qu’on comprenne qui parle, et à qui, à propos de qui, dans quelle situation, dans quel but, et ce que devient la langue une fois insérée dans le monde ? 

Touffu, inextricable, proliférant, le roman de Marin Fouqué reste difficile à pitcher, et après tout, mieux vaut se plonger dans ce torrent verbal sans trop se soucier de trame romanesque bien assise. A l’heure où le rap arrive à maturité, se frottant de plus en plus à un vrai travail sur la langue (Booba, Orelsan), G.A.V. nous en propose un déploiement littéraire absolument ahurissant, mais dont la virtuosité n’est jamais gratuite, se mettant elle-même en danger permanent, en rupture constante. Truffé de références archi-contemporaines (et dont je l’avoue, je ne saisis pas la moitié), le récit est porté par un flow qui tient autant du slam que d’une syncope célinienne. Rarement jeune auteur n’aura été aussi loin dans ce devoir d’invention d’un langage à la hauteur de l’invivable qui vient. A lire d’urgence donc.

G.A.V. roman de Marin Fouqué, éditions Actes Sud

Le Vivable et l’Invivable, Judith Butler et Frédéric Worms, éditions P.U.F.

View Comments (0)

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Scroll To Top