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La sagesse des lianes, la cosmopoétique du refuge de Dénètem Touam Bona

La sagesse des lianes, la cosmopoétique du refuge de Dénètem Touam Bona

Il y a quelques jours, du 23 au 26 mars se tenait au Sénégal, la quatrième édition des Ateliers de la pensée de Dakar. Le champ/chant de l’événement était « Cosmologies du lien et formes de vie ». Dénètem Touam Bona a fait partie des invité.e.s de ces rencontres. Son retour en France, nous donne l’occasion de revenir sur son livre « Sagesse des lianes – cosmopoétique du refuge, 1» paru en octobre 2021 pour le compte de post-éditions.

Philosophie, anthropologue, Dénètem Touam Bona, au travers de son livre « sagesse des lianes – cosmopoétique du refuge », propose une réflexion poétique et philosophique autour des mouvements de la liane. Comme autant de gestes d’opposition à la colonisation mais aussi de solidarité et de protection.

L’auteur nous invite au « marronnage » (arts de l’esquive des esclavagisé.e.s) et fait hommage à la sagesse subversive des « indigènes », à leurs combats pionniers contre l’exploitation. Alors comment l’auteur nous offre-t-il un accès privilégié à cette sagesse des lianes, à cette cosmopoétique aussi entendue comme un refuge ?

« Accéder à la sagesse des lianes suppose de patiemment démêler les fils, de dénouer la bêtise à laquelle nous, autant qu’elles, avons été associés. Alors qu’elles en constituent un élément clé, les lianes offrent dans leur mode d’existence même de quoi court-circuiter l’imaginaire colonial: les mouvements de retournement, de détournement, de torsion-distorsion auxquelles elles nous invitent ne sont rien d’autre que des mouvements de subversion. Dans leurs ondulation d’anguille qui déjouent les prises, je perçois déjà les grimaces et les simagrées d’une vie carnavalesque dont la démesure et l’imprévisibilité ont toujours ébranlé l’ordre établi. »

Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes -Cosmopoétique du refuge, 1. P29 Editions Post-éditions
Dénètem Touam Bona par Feroz Sahoulamide

Boulomsouk Svadphaiphane : Tu pars souvent de l’étymologie des mots, de leur sens premier. Pour quelqu’un, comme moi, qui s’appelle Boulomsouk (Plein de bonheur), cela m’interpelle, car je prête aussi attention au sens des mots.

Dénètem Touam Bona : C’est la généalogie des mots, les histoires qui habitent ces mots qui m’intéressent. Dans toute notion, il y a une métaphore usée, une métaphore oubliée, l’idée que tout mot est composé de strates comme tout être. Ce qui m’intéresse dans les mots ce sont les images qui peuvent les habiter. Cela permet de mieux les comprendre.

BS : Tu vas à l’essence des choses?

DTB : La plupart du temps on confond les mots avec les choses. Il y a un fétichisme du langage en Occident. On est confronté à une « civilisation », une société, un monde logocentrique.

La parabole de Tchouang-tseu, le grand penseur et poète taoïste donne à penser. Tchouang-tseu se balade dans un jardin et s’endort. Il rêve d’un papillon. A son réveil, il ne sait plus s’il est Tchouang-tseu qui a rêvé du papillon ou le papillon qui a rêvé de Tchouang-tseu.

Dans cette parabole comme dans toute pensée taoïste, il est inutile de qualifier les choses. Par extension, on peut très bien faire des choses décoloniales sans les qualifier de décoloniales. Il s’agit moins de décréter que d’opérer une décolonisation effective. 

On est souvent dans le mot d’ordre, mais on peut agir aussi en « mode mineur », de façon furtive, rusée, clandestine…

BS : Les lianes et les luttes « indigènes » naissent de l’art de la torsion et du détournement pour ébranler l’ordre établi mais aussi comme affirmation de vie, d’être.

DTB : La liane ne m’intéresse pas en tant qu’espèce botanique. Ce qui m’intéresse est comment on visualise et comment cette visualisation opère en nous. Quel geste elle va nous amener à produire? Comme pour toutes les images, qu’est ce qu’on peut figurer à partir de cette entité végétale? Je rappelle que les lianes n’existent pas au sens de la botanique. Elles regroupent une multitudes des familles. Cela va de la famille des conifères, aux fougères…

Quand on parle de liane, c’est une remise en question de cette tendance à classer les êtres par ethnies, de les enfermer dans des boites. Il y a d’emblée une indocilité dans cette notion de liane.

Liane vient du français lien mais c’est penser aussi le lien, les relations au delà des abstractions au travers une entité que tout le monde peut voir dans des milieux de vie.

La liane

DTB : Une liane n’a pas de forme, de structure rigide. Elle ne peut poursuivre sa course vers la lumière que par des torsions, contorsions qui lui permettent de s’enrouler ou de développer des vrilles, en s’appuyant sur d’autres éléments: des rochers, des arbres, d’autres plantes… Elle va relier, relayer, rallier et faire donc un geste.

La liane est pulsation, poussée de sève, puissance d’existence et de réexistence. On peut y voir cette pulsion irrépressible qui nous pousse à toujours repousser, à toujours resurgir malgré la coupe, le feu, le viol, la dévastation, toujours jaillir là où on ne nous attend pas. L’improvisation créatrice de la jam session ou du cypher hip hop n’est pas divertissement, mais imprévisibilité offensive.

On essentialise la notion du vivant comme si ce vivant était à l’extérieur de nous. Alors que cette pulsation de la liane, elle est en nous.

Pour les damnés de la terre la question n’est pas vraiment d’atterrir mais de s’arracher à la zone du non-être qu’évoque Frantz Fanon dans « Peau noire, masques blancs ». Cela nous permet de sortir de ces histoires d’immanence, de transcendance qui sont des catégories de l’Occident.

Il n’y a pas d’opposition entre immanence et transcendance mais cette insistance sur l’horizontalité, sur l’immanence est fatiguante car consensuelle. Le capitalisme est une célébration de l’immanence, celle des marchandises, des algorithmes.

La verticalité de la liane, c’est la capacité de dénouer, la dimension de la sécession de l’insoumission prêt à s’arracher à des lianes toxiques, si nécessaire. Il y a une dimension polémique dans la liane.

Le lyannaj

DTB : Un moment donné on m’a demandé de produire une parole autour du terme de lyannaj. Dans lyannaj ce que j’entends tout de suite c’est liane.

Dans « le manifeste pour les « produits » de haute nécessité » (Collectif, Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Édition Galaade/Institut du Tout-Monde, 2009), je ne voyais pas la liane.

On parlait de lier, de relier, mais cela restait abstrait. En cherchant j’ai appris que cette expression était utilisée dans les plantations de canne à sucre esclavagistes de Guadeloupe et Martinique, pour désigner la façon de relier les cannes à sucre, pour en faire des faisceaux.

Ce mot, fruit du travail d’esclavagisé.e.s, paradoxalement est devenue une expression des pratiques de solidarité, d’alliance, d’improvisation créatrice.

La torsion était déjà là dans le geste qui coud ensemble les roseaux sucrés de Babylone. Ce geste était déjà détourné, tordu pour relier les damnés. La liane est cette ligne qui permet d’encercler les dominants, en multipliant les formes de conjurations, les formes d’actions imprévisibles.

Le marronnage

DTB : C’est une façon de penser le marronnage comme un processus, comme un continuum. Il faut arrêter d’opposer des esclavagisé.e. s qui n’auraient pas eu le courage de quitter les plantations, les mines, à des marron, à des marronnes, qui elles, eux auraient été héroïques.

Sortir de ce schéma là, et penser plutôt à cette continuité qui va des actions de sabotage, de l’empoisonnement, du ralentissement des cadences de travail, la production de langages chiffrés comme le créole ou les negro speech, le maintien du développement de contes, jusqu’à la révolte, les fuites collectives, aux insurrections, la création de sociétés inédites.

Dénètem Touam Bona et Bintou Dembélé, Palabre #5

Le krump

DTB : La torsion, il s’agit de penser la résistance au sein même des mécanismes d’oppression.

Le Krump est l’une des figures contemporaine de résistance à la torsion, en particulier avec la grimace. D’où l’importance de la danse et mes collaborations avec des chorégraphes comme Bintou Dembélé. La torsion c’est aussi l’idée des reprises, on ne commence jamais à partir de rien.

BS : Peux-tu me définir, ce qu’est TA cosmopoétique du refuge?

DTB : Je ne définis pas, je fais des propositions. Définir, c’est souvent transformer les termes en terminus pour la pensée.

Pourquoi refuge? Un, une esclavagisé.e qui s’échappe, comme tout fugitif, cherche un refuge. Ce n’est pas la même chose que l’hospitalité qui, elle, est toujours conditionnée. Le refuge peut avoir une dimension plus offensive. Il faut parfois l’arracher, transgresser des lois iniques : endosser l’ombre striée des feuillages…

BS : En tant qu’une ancienne enfant réfugiée politique, je n’ai pas l’impression d’avoir trouvé un refuge mais plutôt une hospitalité, un accueil conditionné, en France. Le refuge existe-t-il vraiment? Est ce une utopie?

DTB : Ce n’est pas une utopie car il y a la notion d’un autre monde dans Utopie. Le refuge n’est pas dissociable de la quête. La refuge n’existe que par les moyens qu’on va déployer pour investir un lieu, voir ses potentialités. Le refuge est indissociable de la fugue qui se déploie et qui s’inscrit dans ce refuge. C’est un mouvement. L’exemple de l’araignée est parlant. Elle trame son refuge tout en s’y inscrivant mais il n’est pas indépendant de ce qu’elle trame.

Le fait même de chanter c’est déjà déployer une forme de refuge par rapport à la déshumanisation à laquelle on est soumis.e.

Les ateliers de la pensée de Dakar

DTB : Aux Ateliers de la pensée de Dakar, j’ai évoqué la façon dont des chants tels que les work songs constituent des échappées : une spiritualité politique. On a là des vies enchainées, des vies noires soumises à un travail aliénant, abrutissant, humiliant. Par la scansion des souffles, par une pulsation collective, par le partage d’une même respiration, les bagnards conspirent, esquissent déjà un commun clandestin, des fuites, des insurrections, des contre-récits.

Les ateliers de la pensée de Dakar #4

Le work song

Ces vies noires déploient un dehors au sein même d’un dedans asphyxiant, au sein même de l’oppression : un refuge où cultiver une humanité niée. Née dans les plantations esclavagistes, le work song est la matrice du blues, du funk, d’un soul power à réveiller des morts et dé-chaîner des vies ! C’est à partir de ce type d’expérience qu’on comprendre la réflexion de Frantz Fanon.

« Il y a une zone de non-être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée, d’où un authentique surgissement peut prendre naissance. »

Frantz Fanon

Dans l’histoire de l’underground Railroad ces échappés spirituelles, ces échappées du chant vont opérer la concrétisation de véritables refuges. Certains de ces chants étaient des itinéraires chantés ou des appels à l’évasion.

BS : Cosmopoétique?

DTB : Lors de mon séjour en Guyane, en 2017-2018, par mon travail sur le combat contre « la montagne d’or » le projet d’extraction minière, je suis tombé sur un texte de Sony Labou Tansi « Lettre fermée aux gens du Nord ».

Sony Labou Tansi nous met face à la dévastation en cours, fait un appel à la chute du développement. Il évoque le cosmocide, le suicide collectif dans lequel le Nord nous a engagé, appelle à tout réinventer. En 1992, c’était les 500 ans de la dite « découverte des Amériques » et le 1er sommet de la Terre à Rio. Il m’est venue l’idée de la cosmopoétique, le droit à la créativité, au langage, pour répondre à cet appel contre le cosmocide.

Poétique – Poiêsis

DTB : Le poétique ce n’est pas juste de la poésie, quatrain, sonnets dans un livre, c’est aussi la production. Dans l’étymologie grecque « poiêsis » il s’agit de produire. Quand on fait une construction, c’est une poétique. C’est une production de modes d’existences.

Cette poétique qui habite les gestes, c’est de l’écologie immanente. Elle n’est pas dissociable des gestes. Pour moi, une écologie décoloniale qui serait conséquente, devrait réaliser sa propre abolition.

La cosmopoétique, je n’invente rien. Les derviches tourneurs s’inscrivent dans la poésie cosmique. Les corps résonnent avec les astres, les arbres, les uns les autres. Quand un .e chaman.e parle, il.elle emploie des paroles chiffrées poétiques. L’efficacité dépend de son opacité.

Le blanc

La mécanique coloniale et capitaliste exige la production de surfaces vierges, de forêts et d’îles vierges, de pages blanches où l’ordre dominant pourra apposer sa marque, imposer sa loi. C’est en cela que le blanc est non seulement métaphore du pouvoir, comme le souligne Baldwin, mais aussi extension du néant, de l’amnésie. La transparence à laquelle on nous contraint, en dissolvant notre ombre, nous condamne à devenir des spectres : des zombis. Plus que jamais, le droit à l’opacité (Glissant) est vital !

« La co-naissance poétique est une naissance avec, une intuition de notre parenté avec les autres vivants. Co-naître au monde, c’est épouser sa naissance continuelle. Et ce que l’Occident appelle « écologie » n’est rien d’autre que ce sens des correspondances : l’appréhension sensibles des relations qui enchâssent dans un même biome (mangrove, toundra, savane, steppes, etc.) des éléments et des entités hétérogènes. »

Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes -Cosmopoétique du refuge, 1. P67 Editions Post-éditions
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