Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de…
Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, le renversement de l’ordre du monde rend caduc l’organisation muséale française.

Alaska (Etats-Unis), Début du 20e siècle, Bois, plumes, pigments
Musée du Quai Branly – Jacques Chirac
L’histoire occidentale du 20ème siècle, et par elle, de ses anciennes colonies, s’écrit dans la division primitivisme/modernité, division maintenue en histoire de l’art dans la distinction claire et hermétique de « l’art savant » et de « l’art primitif ». Le 20ème siècle occidental a beau voir le glissement de « l’art nègre » à l’art africain, de la définition d’objets considérés comme grossiers à celle d’oeuvres d’art considérées comme témoignant d’une réelle technique et d’une réelle esthétique, de la perception dévalorisante d’objets pouvant trouver un seul intérêt pour les collectionneur.se.s farfelu.e.s, les artistes, les ethnologues et les aventurier.e.s, version romantique des colon.ne.s, à à celle d’objets pouvant être admis comme des chefs d’oeuvres, comme ce masque yup’ik exposé au musée du Quai Branly, cette division persiste jusque dans le langage, le regard, la connaissance et l’organisation des espaces dédiés à l’exposition.
La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais elle ne peut être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d’une entente à l’amiable. La décolonisation, on le sait, est un processus historique : c’est-à-dire qu’elle ne peut être comprise, qu’elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans l’exacte mesure où l’on discerne le mouvement historicisant qui lui donne forme et contenu.
Franz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspéro, 1961.
Le musée du Quai Branly est un reflet criant du processus de pseudo-revalorisation des savoirs, des productions culturelles des cultures non-occidentales ex-colonisées par les ancien.ne.s colon.ne.s maintenant, pour autant, la division primitivisme/modernité dans son espace, pour les visiteur.e.s et dans les discours élaborées autour des objets exposés. C’est que la décolonisation n’est pas une métaphore. Elle n’est pas une posture. Elle ne peut advenir sans un renversement épistémologique rendant caduc la possibilité même d’existence d’un lieu rassemblant les productions plastiques des pays ex-colonisés acquises durant la colonisation par le pays ex-colonisateur.
À travers une série d’objets exposés au musée du Quai Branly, nous analyserons la persistence de la structure épistémologique néocoloniale dans les musées de la France contemporaine et ses conséquences. Aujourd’hui, un masque yup’ik dit « de l’huitrier de Bachman ».
Masque yup’ik dans les collections du Quai Branly: un exemple de la persistence de la colonialité du temps
Le premier élément qu’il est nécessaire de soulever pour analyser ce masque yup’ik, c’est simplement sa datation : début du 20e siècle. Il nous renvoie, dès lors, à l’emprise de la colonialité du temps dans l’histoire de l’art, emprise que nous avions déjà soulevée dans le discours construit autour de l’artiste Antoinette Lubaki, considérée comme « l’une des artistes précurseur.e.s de l’art moderne congolais ». De façon très simple, la colonialité du temps, c’est l’apposition et l’imposition d’une conception du temps spécifique à une ethnie à la totalité de la planète. C’est-à-dire que si la modernité fait sens dans l’histoire occidentale, et, par conséquent, l’histoire de l’art occidentale, en raison d’un certain nombre de ruptures et de transformations la distinguant de l’époque précédente, elle ne peut être appliquée de manière unilatérale et universelle pour rendre compte des changements historiques se déroulant sur l’ensemble de la planète.
L’autre face de la colonialité du temps, qui se retrouve dans la datation de ce masque yup’ik et de son exposition au musée du Quai Branly, c’est qu’elle écrit, à l’envers de la modernité, dont les caractéristiques sont véritablement propres à l’Occident, le primitivisme. Il s’agit de se demander pourquoi ce masque yup’ik est présent dans les collections du quai Branly et non dans celles du musée d’Art Moderne de Paris. Et si la modernité en histoire de l’art s’écrit bien à partir du 20e siècle, pour quelle/s raison/s apparaît-il normal, pour les visiteur.e.s, les conservateur.ice.s et l’ensemble des acteur.ice.s du monde de l’art, que ce masque yup’ik ne soit pas exposé au musée d’Art Moderne de Paris aux côtés des oeuvres de Chagall, de Modigliani et de Picasso, datant exactement de la même période ?

Situé entre les Champs-Elysées et la Tour Eiffel, le Musée d’Art Moderne de Paris, palais emblématique exceptionnel de l’architecture des années 30, est sans conteste l’un des établissements phares du champ culturel parisien. (…) Ses collections permanentes présentent les grands courants artistiques allant du XXème siècle à la scène actuelle, illustrés par des artistes majeurs de l’histoire de l’art : Picasso, Dufy, Modigliani, Derain, Picabia, Chagall, mais aussi Boltanski, Parreno et Peter Doig.
Un lieu, une collection, Musée d’Art Moderne de Paris
Il est crucial de noter que le Musée d’Art Moderne de Paris ne circonscrit pas la définition de ses collections permanentes à une aire géographique particulière. Affirmant s’attacher seulement à présenter « les grandes courants artistiques allant du XXème siècle à la scène actuelle », il occulte la faible présence d’oeuvres non-occidentales dans ses collections permanentes et semble justifier cet oubli et cette ignorance par le fait que celles-ci ne participent pas aux dits « grands courants artistiques du XXe siècle jusqu’à la scène actuelle ».
En réalité, il n’y a rien de moins rationnel que la prétention d’une cosmovision spécifique à une ethnie particulière à s’imposer en tant que rationalité universelle, telle que l’a fait l’Europe occidentale. En d’autres termes, c’est donner le statut d’universel à une province.
A. Quijano, « Colonialidad y modernidad/racionalidad », in H. Bonilla (ed.).
« Donner le statut d’universel à une province », c’est ce à quoi semble s’attacher le Musée d’Art Moderne de Paris qui, exposant seulement les productions artistiques d’une petite partie de la planète, entend présenter l’ensemble des oeuvres plastiques majeures sur toute la surface du globe du 20ème siècle à aujourd’hui. Il n’est pas étonnant, dès lors, que par ricochet, les oeuvres produites au début du 20ème exposées au musée du Quai Branly apparaissent comme des oeuvres anecdotiques, situées dont la valeur est relative à la valeur qui leur est accordée par leur seule ethnie. Elles sont, de fait, parce que non-exposées au Musée d’Art Moderne de Paris, définies comme hors des grands courants artistiques allant du 20è siècle jusqu’à aujourd’hui et produites par des artistes « mineurs », en opposition aux « artistes majeurs de l’histoire de l’art » présentés au Musée d’Art Moderne de Paris.
La domination épistémologique instaurée dans le cadre de la colonisation produit ici l’ignorance et l’oubli nécessaire au maintien de la domination culturelle et épistémologique de l’Occident sur les pays ex-colonisés. Mais plus encore, le caractère « normal », « naturel » d’oeuvres du 20e siècle au Musée du Quai Branly assoit la connaissance induite du maintien de la division primitivisme/modernité — division ayant permis de justifier la colonisation — dans l’espace contemporain.
La matérialisation de la colonialité du temps dans l’espace

Il n’est absolument pas anodin que ce masque yup’ik ne soit pas considéré comme de l’art moderne, ni par les visiteur.e.s, ni par les conservateur.ice.s, ni par aucun.e acteur.ice du monde de l’art. Il atteste de la répétition contemporaine de l’opération mentale de la modernité en Occident, ayant située les pays occidentaux à la pointe de l’histoire, du progrès et de la civilisation et les pays colonisés dans une perspective temporelle antérieure, justifiant leur infériorité face aux européen.ne.s.
En ce sens, la configuration du Musée du Quai Branly et l’exposition d’objets s’inscrivant dans un champ temporel extrêmement vaste allant jusqu’au 20e siècle et datés de façon très approximative — la colonisation ayant permis une ignorance des contextes archéologiques des objets achetés ou pillés et la destruction des éléments et/ou de la culture orale qui auraient permis de les dater par la suite — entretient l’imaginaire colonial de cette perspective temporelle antérieure circonscrite à la préhistoire ou à un temps sauvage de l’humanité dans laquelle seraient situées l’ensemble des peuples ex-colonisés.
Western European peoples have never learned to consider the nature of the world discerned from a spatial point of view. And a singular difficulty faces peoples of Western European heritage in making a transition from thinking in terms of space. The very essence of Western European identity involves the assumption that times proceeds in a linear fashion ; further it assumes that at a particular point in the unraveling of this sequence, the peoples of the Western Europe became the guardians of the world.
Deloria, Thinking in Time and Space
Toujours dans cette perspective, il est nécessaire d’interroger la scénographie du musée du Quai Branly et ce, notamment, en comparaison avec celle du Musée d’Art Moderne de Paris. Alors que le premier est plongé dans l’ombre, présente des espaces rouges, cerclés de lignes sombres et une certaine accumulation des oeuvres, le second est extrêmement lumineux, tapissé de blanc et de sols clairs et expose des oeuvres relativement isolées les unes des autres. Décrits aussi simplement, la différence entre les deux scénographies et les oeuvres qu’elles présentent semble presque relever de la caricature coloniale. C’est bien du moins l’opposition primitif/moderne, sauvage/civilisation qui est rejoué dans l’espace, et permet de normaliser, naturaliser la présence du masque yup’ik dit « de l’huitrier de Bachmann » au sein des collections du Quai Branly.
Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de lecture de la revue Débridé, elle est également rédactrice de La Poétique de l'oeuvre, chroniques d'une histoire de l'art féministe, philosophique et décoloniale.