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Antoinette Lubaki #1 : EXTRAIRE L’OEUVRE DE LA COLONIALITÉ DU TEMPS

Antoinette Lubaki #1 : EXTRAIRE L’OEUVRE DE LA COLONIALITÉ DU TEMPS

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, Antoinette Lubaki révèle la toute-présence de la colonialité du temps.

L’artiste Antoinette Lubaki est aujourd’hui considérée comme une artiste majeure en ce que son oeuvre constitue le point de départ de l’histoire de l’art moderne congolais. Si sa place dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale ne fait aucun doute, il convient d’interroger la structure de cette place et ce qu’elle implique pour Antoinette Lubaki mais également pour l’écriture de l’histoire de l’art congolais, et généralement l’histoire de l’art des pays non-occidentaux anciennement colonisés, en prise avec la continuité de la colonialité du temps.

Nous sommes les enfants du Cosmocide. Nous devons avoir les yeux sur ce côté de notre réalité. S’il n’y a pas de fin du monde (ne serait-ce que du monde occidental), je serai porté à penser qu’être Noir ça finit par faire mal. Parce que, sans fin du monde, nous serions un jour contraints de consommer un monde dans lequel nous aurons été absents pendant trop longtemps. Mais j’espère toujours.

Encre, sueur, salive et sang, Sony Labou Tansi.
Mfumbi ?, Antoinette Lubaki, circa 1929
Courtesy Magnin-A, Paris, © Antoinette Lubaki, © Photo: Fabrice Gousset, Courtesy Cornette de Saint Cyr, Paris

Antoinette Lubaki, précurseure de l’art moderne congolais ou artiste happée dans la colonialité du temps ?

Sans titre, Antoinette Lubaki, c. 1929
Aquarelle sur papier, © Antoinette Lubaki

Née en 1895 dans la province du Katanga, au sein de ce qui était nommé alors « l’Etat indépendant du Congo », à savoir la propriété privée du roi Leopold II de Belgique, Antoinette Lubaki est, si l’on se fie aux écrits laissés derrière elle, fille et femme. Fille du chef du village de Kabinda. Femme d’Albert Lubaki, tailleur d’ivoire. Aucune information supplémentaire n’a été écrite à son sujet, pas même la date de sa mort, elle qui pourtant est, aujourd’hui, inscrite dans l’histoire de l’art comme l’une des artistes ayant « écrit les prémices de l’histoire de l’art moderne congolais »,  l’une « des artistes du Congo dit.e.s « précurseur.e.s » » à la fin des années 1920.

Si sa vie ne sera donc pas susceptible de nous donner des clefs pour analyser son oeuvre, c’est son inscription dans l’histoire de l’art congolais que nous prendrons pour fil afin d’aiguiller nos regards. 

La place contemporaine d’Antoinette Lubaki dans l’histoire de l’art congolaise est, en effet, tout à fait étonnante aux vues du contraste avec les maigres informations laissées à son sujet. Si l’on pourrait très vite pointer du doigt la gueule béante du patriarcat digérant les artistes femmes dans l’oubli à mesure qu’elles naissent, il s’agit bien de son corps, le colonialisme, qu’il nous faudra traiter afin de comprendre cette dichotomie et ses conséquences.

Cette place majeure dans l’histoire de l’art congolais, Antoinette Lubaki la tient, en effet, à un facteur essentiel : elle réalise, avec Albert Lubaki et Tshyela Ntendu, les premières oeuvres d’art congolaises sur papier parvenues jusqu’en Occident. Ce basculement tient à la rencontre, pour les trois artistes, avec Georges Thiry, administrateur colonial belge dont le goût pour l’art contemporain le pousse à fournir « le matériel nécessaire » à Antoinette Lubaki, Albert Lubaki et Tshyela Ntedu afin de pérenniser leur pratique artistique, sans son apport, éphémère et située dans une localisation fixe. 

Antoinette Lubaki et Albert Lubaki peignent, en effet, sur les murs des cases de Katanga et disposent de ce fait, d’ores et déjà, de pinceaux et de pigments pour peindre. Ce sont d’ailleurs par ces oeuvres que Georges Thiry établit le contact avec Albert Lubaki, d’abord, qui l’introduit par la suite aux oeuvres d’Antoinette Lubaki. 

L’idée me vient au cas où je ferais la connaissance de l’un de ces décorateurs, de lui faire produire sur papier, à l’aide de couleurs à l’aquarelle ou autres, ces motifs qui s’avèrent très originaux.

Propos de Georges Thiry cités par Joseph-Aurélien Cornet, CORNET Joseph-Aurélien, de CONDDER Rémi, TOEBOSCH, Win, 
60 ans de peinture au Zaïre.

Les conséquences de l’introduction de la « modernité » par l’Occident dans le rapport et l’appréhension de l’art non-occidental

Sans titre, Antoinette Lubaki, c. 1929
Aquarelle sur papier, Collection Pierre Loos, Bruxelles, © Antoinette Lubaki, © Photo : Michael De Plaen

La modernité n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique. C’est un mode de civilisation caractéristique, qui s’oppose au mode de la tradition, c’est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles : face à la diversité géographique et symbolique de celles-ci, la modernité s’impose comme une, homogène, irradiant mondialement à partir de l’Occident. 

Jean BAUDRILLARD, Alain BRUNN, Jacinto LAGEIRA, « MODERNITÉ »Encyclopædia Universalis

Situer les prémices de l’histoire de l’art moderne congolais à la rencontre entre des artistes congolais.e.s et des administrateurs coloniaux, particulièrement quand celle-ci s’avère déterminante dans l’évolution de la pratique artistique de ces artistes, pose aujourd’hui douloureusement question. À quoi est due l’introduction de la « modernité » dans l’oeuvre d’Antoinette Lubaki sinon que celle-ci prend une forme susceptible d’être appréhendée par des amat.eur.rice.s d’art occidenta.ux.les une fois qu’elle est réalisée sur papier, et non sur des murs de cases ? Dans quelle mesure la « modernité » jusque dans l’histoire de l’art reproduit-elle les catégories fondatrices de l’entreprise coloniale européenne, à savoir « Orient/Occident, primitif/civilisé, magique-mythique/scientifique, irrationnel/rationnel » ? 

Comme nous l’avons évoqué plus tôt, Antoinette Lubaki est, avant sa rencontre avec Georges Thiry, déjà une artiste avec une pratique accomplie. Contrairement à Baya, artiste kabyle et algérienne, qui construit sa pratique artistique avec du matériel fourni par une colonne, Antoinette Lubaki dispose déjà du matériel nécessaire pour faire des fresques murales et a développé tout un vocabulaire esthétique. Si l’intervention de Georges Thiry dans la pratique artistique d’Antoinette Lubaki est aujourd’hui qualifiée de souci « de pérenniser cet art éphémère », il est crucial de s’interroger quand aux fondements coloniaux de cette intervention et à leurs implications pour l’histoire de l’art congolais.

Dans la biographie d’AWARE dédiée à Antoinette Lubaki est racontée ainsi l’émerveillement de Georges Thiry face à une fresque d’Albert Lubaki, « exécutée à l’aide de pinceaux rudimentaires et de pigments naturels, tels du charbon, des terres colorées ou du kaolin ». Le choix du terme « rudimentaire » pour qualifier les outils utilisés par Albert et Antoinette Lubaki pour peindre n’est pas anodin. Il renvoie à un outil « qui en en est à ses débuts, n’a pas atteint un degré notable d’évolution ». Le Larousse va même jusqu’à lui donner les synonymes « embryonnaire » et « primitif ». S’agit-il, alors, pour Georges Thiry, de simplement pérenniser un art éphémère ou de civiliser des artistes indigènes en leur apportant la « modernité », et ce notamment par le « progrès technique » ?

De la même manière que la construction des chemins de fer sur le continent africain semble suffisant aux pays européens pour justifier la violence, les massacres et les pillages de la colonisation — le progrès et la civilisation n’ont pas de prix —, il n’est pas absurde de faire l’hypothèse qu’en fournissant du papier et des couleurs à l’aquarelle à Antoinette et Albert Lubaki, Georges Thiry justifie, par-là, son rôle d’administrateur colonial, apportant la technique et les matériaux des beaux-arts à « ces décorateurs » afin d’attester du florissement des colonies et de l’expression aux « motifs qui s’avèrent très originaux » des indigènes peuplant ces colonies en Europe. 

Sans titre, Antoinette Lubaki, c. 1929
Aquarelle sur papier, Bibliothèque royale de Belgique – Cabinet des Estampes, Bruxelles, © Antoinette Lubaki, © Photo : Bibliothèque royale de Belgique – Cabinet des Estampes

Rappelons qu’un administrateur colonial est l’équivalent d’un gouverneur, ou pour en donner une expression plus contemporaine, d’un préfet. On voit difficilement à la même époque, en Europe, un préfet découvrir une fresque de Picasso et avoir l’idée, si jamais il fait sa connaissance, de lui faire produire sur un autre support ces « motifs qui s’avèrent très originaux ». On voit encore moins un préfet découvrir une fresque de Picasso et le qualifier de « décorateur », ce qui, pour un.e amat.eur.rice d’art européen.ne frôle l’insulte quand on sait tout le génie, l’indépendance, la gloire qui, seuls, sont dévolus aux individus méritant le nom d’artistes dans la culture européenne. 

C’est-à-dire, pour le dire plus crûment, que Georges Thiry ne voit dans les fresques d’Albert et Antoinette Lubaki que des motifs originaux qui ne trouveront véritablement valeur artistique à ses yeux qu’une fois qu’ils s’inscriront sur un support dédié à la forme artistique en Occident : l’aquarelle sur papier. Laissées telles quelles, ces fresques ne sont pas seulement éphémères à ces yeux, elles sont une expression trop primitive par leur support, les murs de cases, et leur technique, des « pinceaux rudimentaires et des pigments naturels », pour qu’il puissent qualifier leurs créateur.rice.s d’artistes. 

Entendez par primitive non-occidentale car ni le support, ni la technique ne prennent comme modèle la pratique artistique occidentale chez Antoinette et Albert Lubaki avant leur rencontre avec Georges Thiry.

Ce qui nous amène à cette conclusion : situer les prémisses de l’histoire de l’art moderne congolais dans l’oeuvre d’Antoinette Lubaki, c’est introduire la « modernité » dans l’art congolais à partir du moment où il commence à se nourrir du modèle artistique occidental. Autrement dit, c’est faire de la colonisation une marque de progrès, d’évolution dans la pratique artistique des artistes congolais.e.s, c’est se laisser prendre au piège de la colonialité du temps.

 Et pour en revenir à ma discussion avec le grec qui (peut-être sans trop le savoir) avalait l’affirmation blanche selon laquelle devant la beauté le comportement du Nègre est bizarre mais simple : « Il écarquille les yeux et pose l’immortelle question suivante : qu’est-ce que ça signifie ? », en guise de consolation, ses copains de thèse l’ont traîné dans la boue « d’un sens des choses que nous avons perdu » et « d’un lien avec le sens du monde qui manque dans notre civilisation de consommation » ; ils lui ont donné la médaille d’honneur de l’époque paléo ou néolithique et celle du « Moyen Âge où dans l’art européen tout voulait dire quelque chose », entends avec ses pauvres sales bêtes qui n’auraient pas inventé le fil à couper le beurre et la peinture abstraite. Et pour l’autre quelle fête de m’avoir jeté à la poubelle avec mes ancêtres les non-Gaulois. Mais je n’en pleure pas du tout et je crois que la vraie fête est pour moi qui, Sans Tam-Tam, lave mes Rêves Portatifs à l’eau du Beau. Sans autre diplôme que ma hernie, mon coeur et mon grand art d’être vivant, je traduis les émotions de chez moi dans la langue du moi universel. 

Encre, sueur, salive et sang, Sony Labou Tansi.
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