Journaliste indépendant, Sullivan Lépine est également artiste et producteur de…
Naâman est sans conteste le chanteur de reggae en France le plus doué de sa génération. Il se produisait sur scène à Lyon ce mois de novembre 2022, sur la scène du Transbordeur qui affichait complet. Comme de nombreuses salles sur son passage. Conversation avec l’intéressé, mais aussi son beatmaker et producteur Fatbabs et Pierre Lemaire, manager et dirigeant du label Big Scoop Records.
Pierre, comment est née l’aventure Big Scoop ?
Pierre Lemaire : Si on reprend la genèse du projet, nous nous sommes rencontré tous les trois avant Big Scoop. Le projet a débuté avec d’autres sociétés mais nous avons vite réalisé que nous avions besoin d’indépendance en termes d’entreprenariat. C’est à partir du deuxième album de Naâman en 2015 Rays of resistance que nous avons créé la marque Big Scoop Records. Pour autant nous n’avions pas encore la structuration juridique. Les deux sociétés, Big Scoop Records et Big Scoop Publishing pour la gestion des droits d’auteur sont nées le 1er janvier 2017 pour la sortie du troisième album Beyond. Nous sommes tous les trois associés, ainsi qu’Erica qui est notre collaboratrice de choix depuis le début.
Je m’adresse à toi maintenant Fatbabs, si on revient plus en arrière, comment vous êtes-vous rencontrés tous les trois ? Comment est née cette osmose dans le groupe ?
Fatbabs : C’était en Normandie. J’avais déjà rencontré Martin (Naâman) en Bretagne et je connaissais aussi Peter puisqu’on était à l’école ensemble pour notre BTS. On avait une vibe commune et on partageait le même kiffe pour le reggae. Je jouais avec Naâman pour le festival Rast’Art à Caen et on avait demandé à Peter qu’il fasse l’introduction. A l’époque je ne prenais pas le micro donc Peter le faisait en mode sound system pour annoncer l’arrivée de Naâman.
PL : Cette pratique fait partie de la grande tradition jamaïcaine que de présenter l’artiste avant qu’il ne monte sur scène.
F : C’est donc parti de ça et nous nous sommes tout de suite super bien entendu.
Naâman : Si je peux me permettre ? Même dès le lendemain de ce festival je devais tourner un clip mais il y a eu des soucis… J’ai demandé à Peter d’être mon manager direct !
PL : J’ai dû faire ensuite cinq ou six shows comme présentateur ensuite avant de vraiment devenir manager. A l’époque Martin gérait tout, tout seul, le booking, les projets etc. Comme j’étais issu d’une formation commerciale, il m’a proposé de m’occuper de son booking, donc de vendre ses concerts.

Crédit photo: Valentin Campagnie.
Martin, je me tourne enfin vers toi pour te poser une question qu’on ne pose plus assez. Es-tu un homme heureux ? Comment vas-tu ?
N : Oui, je vais très bien. Heureux, comblé. La vie est magnifique. Ce retour sur scène est fabuleux, c’est difficile de mettre des mots dessus. C’est fluide, avec autant de gens formidables, sur scène, derrière la scène et devant, le public. C’est merveilleux.
Je me permets car l’information est publique (Naâman a été opéré d’une tumeur au cerveau en avril dernier). Comment va ta santé ? Comment as-tu surmonté ces récentes épreuves ?
N : Ça va mieux ! Il y a forcément des séquelles et ce n’est qu’une partie du chemin car l’histoire n’est pas réglée. Mais ça va peut-être même mieux qu’avant dans le sens où ce genre d’expérience permet de relativiser, de se détendre même, de voir l’essentiel dans les gens qui m’entourent. Et je suis très bien entouré. Je suis bien sûr plus fatigué mais aussi plus calme. Je perds moins mon énergie à faire des trucs stupides.
C’est arrivé à un moment particulier puisqu’on sortait tout juste de deux ans de pandémie, de la culture à l’arrêt. Comment l’enchainement de tout ça t’a transformé en tant qu’homme et en tant qu’artiste ? Où as-tu puisé cette résilience ?
N : A vrai dire pour moi le Covid était une bénédiction. Les confinements se sont bien passés, un en Normandie et un en Inde. J’ai pu prendre du recul sur mon rythme de vie, et ce que j’infligeais à mon corps et à mon esprit. On a eu aussi beaucoup de temps pour faire l’album Temple road. J’ai une grande foi en la vie et en l’existence donc je prends bien ce genre de défi. Entre le moment où j’ai appris que j’avais une tumeur cérébrale et l’opération, il s’est passé presque trois ans, j’ai eu le temps de digéré l’info. Je me suis mis en condition, à l’heure de l’opération j’étais solide et encore une fois j’étais très bien accompagné. Ça a renforcé ma confiance en la vie, je me suis rendu compte qu’on pouvait être très fort. En parlant un peu crûment, quand on envisage la mort, ça amène une sorte de sérénité.
Je profite de chaque instant, on a tendance à l’oublier, je l’oublie encore parfois aujourd’hui. Mais je profite de chaque petit truc, que ça soit de passer du tour bus à la loge par exemple, même si ça dure trente secondes ça peut être un kiffe. C’est une grosse leçon.
C’est aussi à mettre en relation avec le fait que j’habite en Inde et qu’il y a là-bas cette spiritualité. Ce challenge s’appuie sur cette richesse que m’a apporté l’Inde.
Tu vis en Inde depuis maintenant 8 ans, dis-nous en plus sur ce projet de vie
N : Ça a commencé avec une envie de voyager et de découvrir des choses un peu plus grandes, intérieurement. Je devais partir du Népal pour aller jusqu’au Sri Lanka en traversant l’Inde et il se trouve que j’ai rencontré ma femme durant ce parcours. Ma femme qui est indienne. Je suis resté et ne suis donc jamais allé au Sri Lanka !
On ne ressent pas de réelle influence indienne dans ta musique, peut-être es-tu inspiré spirituellement par ce pays.
N : Oui l’Inde m’a bouleversé, m’a changé. Ça a changé ma perception donc ça a forcément changé ma façon d’écrire. Par exemple une chanson comme Sunrise of India qui parle de ne pas avoir de mission sur les épaules, quand j’avais 25 ans j’étais persuadé avoir une mission… L’Inde a changé tout ça, il y a beaucoup d’Inde dans mon dernier album mais peut-être pas de la façon qu’on pourrait attendre.
Donc une influence plus profonde certainement qu’une simple empreinte musicale.
F : Effectivement dans la production, on ne s’est jamais dit « tiens on va mettre un instrument indien ! »
PL : En revanche on a quand même fait de petites recherches d’atmosphère, par exemple Fatbabs avait son micro pour enregistrer des ambiances, des bruits de là-bas.
F : Mais c’est vrai dans ce sens où c’est surement plus profond, on a aussi enregistré des oiseaux etc. Tout s’est fait très naturellement, c’est inconscient.

Crédit photo: Valentin Campagnie.
Donc le titre de ton dernier album Temple Road c’est le nom d’une rue à Goa ?
N : Oui depuis toutes ces années je vis là sur Temple Road, où autour de cette route là qui est très spéciale. C’est une succession de petits villages. Des petits hameaux, avec des gens de toutes les religions qui y habitent. Une campagne au milieu de la jungle, à cinq minutes de la mer. C’est beau. Il y a là de la sérénité, de la bienveillance.
Sur cet album, on sent de nombreuses influences, il y a du hip-hop, de la pop, de la musique africaine, du gospel etc. Quel a été le rôle de chacun dans sa conception ? Pierre je t’inclus dans la question, as-tu un rôle de direction artistique dans le processus de création ?
F : Oui Peter a toujours un regard musical. Nos disques d’avant nous ont forgés, ce qu’on aime et ce qu’on sait faire, les échecs et les réussites de ce qu’on a fait avant. On a aussi beaucoup discuté Martin et moi, notamment sur le fait de faire une musique qui lui ressemble au maximum. Je me souviens (il se tourne vers Naâman), tu m’avais dit que tu voulais faire une musique qui te ressemble plus mais que tu n’y arriverais pas tout seul. J’ai donc dû beaucoup m’imprégner de son univers et de trouver une osmose. Martin, cette fois a été aussi beaucoup plus partie prenante dans la musique.
N : Fatbabs a composé 90% de la musique de l’album. Il m’envoie des brouillons d’instrus, parfois plus aboutis, moi je choisis ce que je kiffe. Ensuite dans la production et le développement de ces morceaux, Fatbabs les réarrange de sorte qu’ils me conviennent. Depuis une esquisse de morceau tu peux le développer de plein de manières différentes, il est donc très à l’écoute. Même si on a essayé de faire un album qui me ressemble, ça reste des beats de Fatbabs.
F : On a beaucoup échangé et j’ai aussi beaucoup appris. J’avais tendance à mettre beaucoup d’éléments dans ma musique, Martin m’a appris à épurer.
N : La phrase que j’ai le plus dite pendant la production de l’album c’est « c’est bon j’ai ce qu’il me faut ! » (rires).
Et toi Fatbabs, c’est quelque chose qui t’a aussi influencé sur tes projets en solo, ce fait d’épurer ta musique ?
F : Oui complètement, ça m’a aussi appris qu’on n’a pas toujours raison, même si tu le crois vraiment. C’est sûr et certain, sa vision a influencé ma musique.
Je reviens vers toi Martin, tu chantes en anglais, tu vis en Inde, j’ai lu que la genèse de cet album était née au Vanuatu dans le Pacifique. L’Afrique est présente aussi avec le titre Maputo qui est la capitale du Mozambique. Par le passé vous aviez aussi enregistré à Kingston en Jamaïque. Il y a un certain message d’universalité. Quel es ton regard sur le monde actuellement ?
N : Je suis moins du genre à m’alarmer même si je ne suis pas aveugle sur ce qu’il se passe dans le monde. Je trouve malgré tout qu’on vit dans une époque formidable car tout se rejoint, la musique permet cette connexion à l’international. C’est incroyable d’avoir pu rencontrer des tribus et partager ma musique au Vanuatu comme d’avoir pu aller au Mozambique, d’y jouer comme de me laisser inspirer par la musique locale. La partie gospel de Joy par exemple, on s’est retrouvé en backstage après un concert à Maputo et on joue le morceau, instantanément les artistes présents y répondent en chorale ! Joy ! Joy ! C’est ça qui est fabuleux.
Après, le monde est tel qu’il est. L’un des problèmes principaux est l’état intérieur des gens je pense. On se perd de plus en plus, on est moins regardant sur la façon dont les autres gèrent leurs émotions. Le bordel à l’extérieur est surtout un beau bordel à l’intérieur finalement.
Mais on est là pour apprendre, pour kiffer la vie. Je trouve que c’est une belle planète avec beaucoup de gens merveilleux. Il y a toujours moyen de trouver une certaine joie au fond de soi.
Un message porteur d’espoir ?
N : Non car l’espoir c’est espérer des jours meilleurs, mon message est une invitation à l’instant présent. C’est maintenant et tout de suite. Pas demain.
Tu t’es engagé dans certaines causes humanitaires par le passé, quelles doivent être les responsabilités d’un artiste au sein d’une société ?
N : On est tous responsables. C’est-à-dire être capable d’apporter une réponse à une certaine situation. Après je dirais que tu ne peux rien faire sans y mettre le cœur à l’ouvrage. Tu peux te forcer à faire des choses mais ça peut te détruire car tu n’es pas à ta place. Il ne faut pas non plus se mentir et se dire que tu peux sauver le monde. La vie m’a amené à faire des choses humanitaires mais c’était de toutes petites choses, des participations. Il y a des gens qui y vouent leur vie.
La chose que je fais le mieux c’est partager un peu de bonheur avec ma musique. Mais je veux aussi relativiser, je suis loin d’être un exemple en causes humanitaires. J’essaie de prendre soin de moi et des gens qui m’entourent. Si ce qu’on fait a déjà une belle empreinte sur le monde alors je suis heureux.
Question peut être inattendue mais c’est un sujet qui me tient à cœur. Quel type de lecteur es-tu ? Quel es ton rapport à la littérature ?
N : J’ai lu pas mal de livres mais je lis surtout des livres qui t’aident à te passer de livres. Par exemple des maîtres spirituels indiens. J’aime beaucoup lire ça. Il y des gens qui ont des choses très profondes à raconter.
Mais je ne suis plus lecteur du tout car je ne peux plus lire maintenant. Comme je me suis fait opérer, j’ai perdu la moitié de ma vue. Lire un livre me prendrait trente ans… et la lecture me fatigue beaucoup trop. Ça reviendra peut-être un jour !
Finissons avec un petit portrait chinois. Si tu étais un chanteur (à part toi) ?
N : Mon cœur a envie de dire Burning Spear mais j’ai aussi ce côté love song… alors je dirai un mélange de Horace Andy et Burning Spear.
Un producteur ?
N : J’aime beaucoup ce qu’a fait Tamal avec Marcus Gad. Cette vibe. Ça me parle, je me retrouve là-dedans.
Un film ?
N : Je dirais Rockers. Mais un film qui m’a beaucoup marqué je dirais La belle verte de Coline Serreau. Un mélange de ça et Into the wild.
Un animal ?
N : Tu sais tu réfléchis comme si tu avais une réponse logique (rires). Une lente baleine au milieu du Pacifique.
Un livre ?
N : Créativité de Osho.
Une destination ?
N : Jamaïque !
Une saison ?
N : Alors en Inde il n’y a qu’un été ! Mais sinon, le printemps est une merveille.
Merci infiniment, Martin.

Crédit photo: Valentin Campagnie.
Finissons avec un petit mot sur ton nouvel EP, Fatbabs si tu le veux bien. Daily jam est sorti le 1er juillet dernier. Que peux-tu nous en dire ?
F : J’ai eu plein de bons retours et je te dirais que la chose la plus intéressante à mes yeux c’est que j’ai eu le plus de retours sur le titre qui s’appelle Aimer. C’est une track un peu particulière, pas seulement sur le fait qu’on se soit essayé à chanter, mais surtout sur le fait que c’est celle qui a été faîte avec le plus d’insouciance. Ça me montre encore une fois que ce qu’on donne dans notre musique, les gens le ressentent directement. Ça marche encore.
Ce sont des choses que tu arrives à faire jeune car tu n’y penses pas et ça s’estompe par la suite. J’ai beaucoup kiffé avoir ces retours car ça a été très instinctif quand ça a été fait. Ça me fait énormément plaisir de savoir que ça a touché les gens.
Je pensais que c’était un peu osé cette vibe au début, mais ça me montre bien qu’il faut croire en soi. Tout en écoutant les autres.
Sur la pochette du EP, on te voit avec ton fils. La paternité t’a changé en tant qu’homme je suppose mais a-t-elle aussi changé ta musique ?
F : Oui, et je ne pensais même pas que ça l’aurait autant changé. Je commence un peu à m’en rendre compte. On me le dit aussi. J’ai fait cet EP là pendant un confinement alors j’étais aussi dans une bulle. C’est une musique plutôt douce, ça correspondait à la vibe dans laquelle j’étais. J’avais donc envie de lui dédier.
Je pense que ça m’a fait grandir, donc ça a forcément changé ma musique.
Allez un petit top 3 beatmakers pour terminer !
F : Le plus grand producteur pour moi c’est Dr. Dre. Je vais t’en dire deux autres qu’on cite moins souvent mais qui m’ont beaucoup influencé, Jake One et 20Syl, pourtant ça ne ressemble pas tant à ce que je fais.
Propos recueillis à Villeurbanne le 16 novembre 2022.
Journaliste indépendant, Sullivan Lépine est également artiste et producteur de hip-hop connu sous le nom de Aneeway Jones. Il a travaillé avec, entre autres, Akhenaton du groupe IAM, Napoleon Da Legend et les chaînes de télévision Canal Plus et Bein Sports. Il est aussi le co-fondateur du label Paraprod Music.