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Terrain vague – Les briques rouges avec une plume : conversation avec Trika

Terrain vague – Les briques rouges avec une plume : conversation avec Trika

Terrain vague, c’est la chronique qui s’interroge sur les territoires du rap. Pour ce premier article, place au rap nordiste, et plus particulièrement, lillois. Fort de son passé industriel, le territoire de Lille résonne dans les productions artistiques locales, à l’instar du rap. Trika fait justement partie de ces rappeurs lillois influencés par leur ville, de ses briques rouges à sa vie sociale fourmillante. Interview.

On est mercredi après-midi, Trika répète avec son équipe pour la première partie du concert de Rockin’ Squat qu’il va assurer au Flow, salle de concert hip-hop à Lille. Entre deux morceaux, il m’accueille dans son studio d’enregistrement, le temps d’une discussion.

Arto : Trika, tu es un rappeur lillois de 24 ans. Tu as sorti dernièrement une série de clips intitulée krokodrill. Je viens moi-même de Lille, j’ai grandi ici, et je trouve qu’il y a vraiment une résonnance dans tes textes du Nord, on sent que tu as grandi dans cet environnement-là. Tu peux me décrire le milieu dans lequel tu as grandi, les lieux que tu as fréquentés et comment ça a joué sur ton rap ?

Trika : Alors déjà c’était un peu une évidence. Mon oncle il était dans un groupe de rap qui s’appelait La Jonction, à l’époque qui avait pas mal tourné à Lille. C’était quand même l’un des piliers dans les groupes de la ville à une certaine génération. Moi j’étais petit tu vois. Je voyais mon oncle, il était dans des clips. Tu te dis « Oh dans un clip, sur YouTube en plus », à l’époque c’était pas un truc commun tu vois d’avoir un clip. Pas comme aujourd’hui où tu vas avoir tout le monde qui va mettre un truc sur YouTube. Donc déjà ça, ça m’avait inspiré à mort. Moi j’ai grandi à Porte D’Arras, dans le quartier juste à côté. Avec des cousins, des oncles nombreux. Vite j’ai habité chez ma grand-mère. J’ai commencé à écrire des textes très très petit. Je pense que même l’un des premiers que j’ai voulu écrire, et que je me suis dis « nan c’est pas fait pour moi », je devais avoir 9 ans. Pour jouer quoi. Le truc il était éclaté.

Arto : C’était déjà pour faire du rap ? C’était pas juste des textes…

Trika : Ouais c’était déjà du rap.  Aussi, il y avait les membres de La Jonction qui passaient dans la chambre. Il y avait du squat.

Arto : Tu entendais déjà le truc, ça t’inspirait…

Trika : Ouais j’étais déjà dedans. Baigné dedans. Donc forcément ça m’a amené à rapper quoi.

Arto : Tu discutais un peu avec eux de ça ?

Trika : Nan nan nan, j’étais un grand timide. Mon oncle il a su que je rappais quand j’ai sorti le clip « Indestructibles » sur YouTube. Ça avait fait pas mal de vues, du coup il y avait les mecs de La Jonction qui avaient partagé le clip. Mon oncle il dit « putain, il rappe euh… truc ? ». Sauf que ça faisait déjà 5 ou 6 ans que je rappais. J’avais écrit déjà, j’avais fait des concerts dans des petits bars, dans des trucs indé, underground.

Pour d’autres personnes qui ont connu mieux c’était un peu de la merde, mais nous on a grandi là-dedans. Donc pour nous c’était bien là-dedans. Forcément, t’as pas de comparaison.

Arto : C’est vrai que dans tes textes tu parles pas mal de tes proches, que ça soit amis, famille. Ça a quand même une importance pour toi. Tu le considères comme un quelque chose qui t’a donné de la force ?

Trika : Oui carrément. Comme je te l’ai dit, j’ai grandi chez ma grand-mère. Puis une période aussi j’ai grandi chez ma mère, seule avec elle. Donc tu passes de famille nombreuse à solo. Tu vois tu t’ennuies, t’es dans ta chambre. Il y a que la play, et encore j’ai eu la play très tard. J’ai eu la play 2 quand les gens avaient la play 4 [rires]. Être seul avec ta mère, la voir travailler, se lever le matin. Elle est seule avec toi, elle doit subvenir à tes besoins. Ça forcément t’as envie de réussir pour les gens qui t’ont nourris ou pour les gens qui t’aiment.

Arto : A la fois, quand tu parles dans tes textes d’où tu as vécu, tu as un côté un peu sinistre. Dans « Garantie », tu dis « Mes coins de rue sentaient la pisse ». Tu soulignes le côté parfois maussade du Nord, c’est pas forcément positif.

Trika : Oui carrément. En fait, tu vas idéaliser l’endroit où tu as vécu quand t’étais petit forcément. Genre c’était génial. En réalité, il y aussi des tox’ dans chaque coin de rue, des mecs qui se cament, des mecs qui pissent à terre. C’est pas les quartiers propres, c’est pas les beaux quartiers non plus. Quand je dis « Mes coins de rue puaient la pisse, et pour s’en sortir on trouvait les bons filons ». C’est ça que je dis. C’est un peu la synthèse de tout ça. Pour d’autres personnes qui ont connu mieux c’était un peu de la merde, mais nous on a grandi là-dedans. Donc pour nous c’était bien là-dedans. Forcément, t’as pas de comparaison.

Arto : Puis tu l’associais à des souvenirs d’enfance qui sont pas tous négatifs…

Trika : Exactement. Puis quand t’es enfant qu’est-ce que tu t’en fiches que ça sente la pisse. Tu te dis « OK, c’est tout, c’est chez moi. Et c’est bien chez moi ».

Arto : Oui, c’est comme tu dis « Depuis petit moi j’ai vu que la Côte d’opale » [littoral du Nord-Ouest de la France]… Ça t’a donné envie de bouger, de voir autre chose ?

Trika : Déjà ça te donne envie d’entreprendre, de réussir. Derrière de pouvoir avancer et faire avancer les tiens. Puis, tu sais, il y a pas que moi qui dois voir loin. Il faut que j’emmène les miens. Je me vois pas réussir seul. Il faut qu’il y ait des gens qui me suivent : des gens qui m’ont aidé, qui étaient là. C’est le plus important.

Arto : C’est marrant, on sent vraiment une ambivalence. A la fois, il y a une description négative des endroits où tu as vécu, il y a une envie de tailler. Mais il y a aussi quelque chose qui te rattrape : les proches, ceux qui t’ont aidé, ceux qui t’ont construit. C’est très complexe…

Trika : C’est une sorte de schizophrénie : t’as envie de tailler, t’as envie d’être au soleil, de ceci, de cela. Mais en même temps t’es bien où t’es parce qu’il y a tous les tiens, parce que t’es bien entouré. Je veux dire, si demain je devais partir dans un pays tout seul, sans personne, ça pourrait être un très beau pays, je pense que je me sentirais pas bien très vite.

Arto : Tu te verrais pas partir du Nord en tout cas ?

Trika : Pas pour l’instant.

Arto : T’as déjà un petit peu bougé dans le cadre artistique ? Même pour faire des connexions avec d’autres artistes en dehors de Lille ?

Trika : Le plus loin où j’ai posé, c’est Paris. J’ai été quelque fois à Paname. Je devais avoir un concert à Saint-Denis et après il y a eu les histoires de Covid. Là, dans pas longtemps, pourquoi pas. Comme on se disait, pourquoi pas aller là-bas, dans un open-mic où on connait pas de rappeurs. Essayer de faire des connexions comme ça. Des trucs un peu plus simples. De toute façon, faut forcément passer par cette case-là avant d’aller réclamer plus haut.

Arto : T’as l’impression que t’es obligé de passer par la capitale pour te faire connaître ?

Trika : Plus aujourd’hui hein. T’es pas obligé. Être obligé ce serait un grand mot. Mais je préfère la musique par le déplacement, par le partage, que par internet, un post, ou tu vois. Je peux te sortir une série de freestyles, ou un EP, un truc. Mais c’est quand même mieux pour l’expérience, pour vivre ta musique, d’aller bouger, d’aller dans des endroits où les mecs peut-être ils vont être plus chauds. Il y a aussi ce truc compétitif. Se dire : il y a des gars forts, est-ce que moi je suis aussi fort ? Et si je le suis pas, je vais devenir plus fort.

Arto : Quand tu fais ça, t’essayes aussi de représenter là d’où tu viens ?

Trika : Bien sûr, surtout quand t’es de province. Là maintenant le Nord, on a Zkr, on a Gradur. Forcément, c’est un peu mieux qu’avant. Mais bon moi j’ai toujours connu le Nord sans représentant. Même à Lille aujourd’hui, tu vois, c’est les mecs de Roubaix. Après c’est le Nord. Mais à Lille… [silence] Il y a Ben (PLG) là qui commence à exploser et ça, ça tue. Bekar, ça fait un moment, ça tue aussi. Et après le reste il y pas grand-chose finalement. Eesah Yasuke, un peu, qui tourne. Mais un peu moins connu du public.

Arto : Et pour toi, c’est des influences ces mecs du Nord qui ont percé ?

Trika : Pas des influences musicales. Des exemples plus je dirais. Dans le sens où les gars l’ont fait. Déjà c’est pas impossible. Et puis il y a une manière de le faire. Quand tu te renseignes, t’apprends, tu te casses la tête, tu finis par trouver une solution.

Arto : Et, hormis ces artistes-là, t’as des influences dans le Nord ? Même d’autres disciplines qui sont pas forcément le rap…

Trika : Déjà il y avait mes oncles et La Jonction qui m’ont inspiré. Il y avait tous ceux qui tournaient un peu autour à l’époque. J’écoutais Le Syndic, Les Amateurs de Roubaix. C’était la génération juste avant la nôtre. Ils rappaient, sauf qu’eux ils devaient sortir presser leurs CD. Il y avait pas de streaming, c’était la génération avant le streaming. 

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