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Antoinette Lubaki #2 : EXTRAIRE L’OEUVRE DE LA COLONIALITÉ DU TEMPS

Antoinette Lubaki #2 : EXTRAIRE L’OEUVRE DE LA COLONIALITÉ DU TEMPS

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, Antoinette Lubaki interroge la pertinence de l’emploi universaliste de la temporalité de l’histoire de l’art occidentale.

Dans la continuité du premier article consacré à Antoinette Lubaki, artiste caractérisée comme ayant « écrit les prémices de l’histoire de l’art moderne congolais », ce second article s’attache à démêler l’oeuvre de cette artiste, majeure, de la colonialité du temps.

Sans titre, Antoinette Lubaki, c. 1929
Aquarelle sur papier, Courtesy Magnin-A, Paris, © Antoinette Lubaki, © Photo : Fabrice Gousset, Courtesy Cornette de Saint Cyr, Paris

Le travail d’Antoinette Lubaki prend, en effet, une importance majeure dans l’histoire de l’art congolais dans un contexte colonial : le Congo est alors propriété privée du roi Léopold II de Belgique et un administrateur colonial, Georges Thiry, est saisi de l’élan de faire la connaissance de « l’un de ses décorateurs », entendez ici les artistes Antoinette et Albert Lubaki réalisant des fresques sur les murs des cases de Katanga, afin de les faire produire sur papier.

C’est à partir de ces oeuvres produites sur papier à l’aquarelle que s’écrivent les « prémisses de l’histoire de l’art moderne congolais », à partir du moment où le support et la technique d’artistes congolais.e.s s’inscrivent dans un support et une technique reconnus comme artistiques en Occident : le papier et l’aquarelle. La démarche de Georges Thiry s’inscrit donc dans une démarche de paternalisme coloniale : faire des décorateur.ice.s des artistes avec un grand A en civilisant leur pratique artistique, perçue dès lors comme « rudimentaire » car nécessitant un développement, des avancées techniques ne pouvant venir que de l’Occident.

Ce paternalisme colonial, cependant, ne suffit pas à affirmer l’inscription de l’oeuvre d’Antoinette Lubaki dans la colonialité du temps. Cette inscription réside dans l’écriture de la temporalité de l’histoire de l’art congolais, et précisément, dans le fait de situer les prémisses de l’art moderne au basculement d’une production artistique dont le support, la technique et l’esthétique sont indigènes à une production artistique dont le support et la technique sont apportés par l’Occident tout en conservant une esthétique indigène.

Reproduire la conception globale socialiste eurocentrique du XXe siècle, née d’un centre épistémique pour s’imposer unilatéralement au reste du monde, consisterait à répéter les erreurs mêmes qui ont mené la gauche au désastre. Ceci est donc un appel à créer un universel qui soit pluriversel, un universel concret qui inclue toutes les particularités épistémiques dans une lutte décolonisatrice pour une socialisation du pouvoir transmoderne. Comme le disent les Zapatistes, « lutter pour un monde où tous les mondes soient possibles ».

Grosfoguel, Ramón. « Les implications des altérités épistémiques dans la redefinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale »Multitudes, vol. no 26, no. 3, 2006, pp. 51-74

Au XXe siècle, l’écriture de la modernité constitue l’envers de l’expansion de la colonialité du temps


A gauche, figure masculine Sentani, Indonésie, musée du Quai Branly, Paris, France – A droite, Pablo Picasso, « Jeune garçon nu », 1906, musée Picasso, Paris, France

L’histoire de l’art est un récit dont les questionnements, s’ils naissent dans l’Antiquité et au Moyen Âge dans diverses régions du monde, en Grèce avec Xénocrate de Sicyone, en Chine avec Confucius, au Turkestan, en Irak et en Syrie avec Fârâbî pour ne citer que quelques noms, ne prennent complètement forme comme composantes d’une discipline universitaire, prenant pied à la fois dans la philosophie et dans l’histoire, qu’au 18e et 19e siècles en Europe. De ce fait, ses catégories épistémologiques, ses outils pour produire de la connaissance scientifique sur son objet, à savoir les oeuvres d’art, sont des catégories situées à la fois géographiquement, culturellement et temporellement. 

L’idée de Georges Thiry face aux oeuvres d’Antoinette et Albert Lubaki en constitue un exemple probant : pour faire entrer le travail des deux artistes congolais.e.s dans le champ sémantique de l’art contemporain constitué en Europe, il faut leur fournir les matériaux susceptibles de produire des oeuvres d’art contemporaines telles qu’entendues en Europe — les oeuvres d’art de la Préhistoire en Europe offrent, en effet, de nombreux exemples de fresques produites avec des pigments naturels, ces mêmes pigments utilisés par Antoinette et Albert Lubaki —.

Autrement dit, il s’agit de mettre en existence leurs oeuvres dans l’histoire de l’art telle qu’écrite en Europe, donc dans une trajectoire historique de l’humanité calquée sur la temporalité occidentale, temporalité au sein de laquelle les pays colonisateurs se situent à la pointe du progrès et l’infériorité des pays colonisés est justifiée par leur antériorité dans le temps — antériorité se manifestant notamment dans les techniques utilisés au sein de ces pays, ici les pigments naturels et les pinceaux utilisés par Antoinette et Albert Lubaki —.

Sans titre, Antoinette Lubaki Aquarelle sur papier

Cet homme de la préhistoire est encore, jusqu’à un certain point, notre contemporain ; il existe encore des hommes que nous considérons comme étant beaucoup plus proches des primitifs que nous ne le sommes et dans lesquels nous voyons les descendants et successeurs directs de ces hommes de jadis. C’est ainsi que nous jugeons les peuples dits sauvages et demi-sauvages, dont la vie psychique acquiert pour nous un intérêt particulier, si nous pouvons prouver qu’elle constitue une phase antérieure, bien conservée, de notre propre développement.

Sigmund Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 106

Le geste de Georges Thiry, le don de matériel pour la pratique artistique d’Antoinette et Albert Lubaki, s’inscrit, en effet, dans une volonté d’être le « découvreur d’artistes congolais » et de faire part, en Europe, de la production artistique « nègre », par la reproduction et l’exposition, dans un contexte où les arts dits primitifs suscitent un grand intérêt en Europe. Il s’appuie, dans cette démarche, sur le soutien de Gaston-Denys Périer, son supérieur, administrateur colonial belge également, qui « permit la découverte de ces artistes par la publication d’articles dans les journaux ainsi que par son ouvrage Négreries et curiosités congolaises en 1930 et aussi par des expositions. »

Cet intérêt pour les arts dits primitifs en Europe, il est crucial de le noter, s’écrit au sein de l’aventure de l’histoire de l’art moderne occidentale : « au début du XXI siècle, de jeunes artistes, en Allemagne et en France d’abord, se prennent soudain d’intérêt pour des objets venus principalement d’Océanie en Allemagne et d’Afrique en France. Ces artistes sont les fondateurs des mouvements d’avant-garde nommés Die Brücke à Dresde, fauvisme et cubisme à Paris et, peu après, Der Blaue Reiter à Munich. Leurs noms sont les plus connus de leurs temps : Henri Matisse, André Derain, Pablo Picasso, Georges Braque, Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde, Max Pechstein, Paul Klee, Vassily Kandisky, Franz Marc. (…) Après la Première Guerre mondiale, ce processus, s’élargissant, gagnant un public plus nombreux, recommence avec le mouvement Dada et le surréalisme, André Breton, Paul Eluard, Jean Arp, Joan Miró, Alberto Giacometti ou André Masson. Voici, sommairement formulée, l’action et ses principaux protagonistes. »  

La modernité, en histoire de l’art, incarnée dans les avants-gardes aux noms mille fois répétés, crée les arts dits primitifs comme la civilisation, en histoire, crée la sauvagerie et la barbarie. Or, dans une perspective temporelle, la modernité constitue l’aboutissement d’une temporalité linéaire dont le déroulement se situe à l’aune du marqueur progrès : il s’agit donc bien ici d’un processus de colonialité du temps qui situe l’oeuvre d’Antoinette Lubaki comme formant les prémisses de l’histoire de l’art moderne congolais car, au contact de l’Occident, ayant changé son support et sa technique dans une perspective de progrès vers les outils utilisés par la Civilisation pour produire des oeuvres d’art. 

Situer l’oeuvre d’Antoinette Lubaki hors de la colonialité du temps

Portrait d’Antoinette Lubaki Courtesy Yellow Now

Pour appréhender l’oeuvre d’Antoinette Lubaki en dehors d’une perspective temporelle rejouant les catégories fondatrices Civilisation/Primitif de la colonialité, il est nécessaire de s’interroger sur la définition de l’art moderne. Qu’est-ce que l’art moderne ? En quoi sa définition est-elle susceptible d’être employée universellement ? 

Il est entendu de façon assez général que cette appellation englobe les productions artistiques d’une période allant des années 1860, avec les impressionnistes, jusqu’aux années 1970 et que si elle recouvre un certain nombre de styles différents, le fauvisme, le cubisme, l’expressionnisme, le futurisme, etc, elle permet d’établir un ensemble cohérent en ce que l’ensemble des productions artistiques qu’elle recouvre s’attache à rejeter les traditions picturales, esthétiques, plastiques, techniques passées ou à s’en inspirer dans un esprit d’expérimentation afin d’interroger la nature des matériaux et la définition de l’art dans une tendance rompant avec l’idée de la narration et du naturalisme pour aller vers l’abstraction ou, du moins, des représentations ne prennent plus appui sur la volonté de reproduire le réel. 

La définition de l’art moderne prend donc appui sur des bornes temporelles établies par un changement dans la production artistique… en Europe. La rupture avec la tradition picturale, esthétique, plastique effectuée par les impressionnistes à la fin du 19e siècle est, en effet, tout à fait déplacée pour appréhender l’histoire de l’art congolais en ce que cette rupture se situe dans une volonté de sortir du carcan naturaliste imposée par l’Académie de peinture et de sculpture en France, carcan que les artistes congolais.e.s non seulement n’ont jamais eu à subir mais n’ont jamais pris en compte dans leurs pratiques artistiques. Rappelons que la « convention naturaliste », à savoir la nécessité pour les oeuvres d’art de représenter le réel au plus proche de la façon dont nous le voyons, est une considération artistique uniquement européenne jusqu’au XXe, et ne l’est en Europe que depuis la Renaissance.

Par ailleurs, Antoinette et Albert Lubaki ne peignent qu’une fois la nuit tombée, à la lueur de la bougie, s’inscrivant dans la tradition congolaise voulant que les contes, les légendes et les fables ne s’écrivent, se disent, naissent, se créent qu’après la tombée du jour. Leur esthétique ne rompt pas avec la tradition mais s’inscrit dans sa continuité. Si le peu de documentation concernant l’oeuvre d’Antoinette Lubaki ne permet pas de réaliser des liens certains en terme de style, les oeuvres produites sur papier à l’aquarelle d’Antoinette Lubaki semblent prendre pied dans la statuaire Kôngo et, par conséquent, constitue un déploiement, et non une rupture, de la tradition artistique congolaise.

A gauche, Mfumbi ?, Antoinette Lubaki, circa 1929, Courtesy Magnin-A – A droite, statuette, Kôngo/Vili, Musée Dapper, Paris

Extraire l’oeuvre d’Antoinette Lubaki de la colonialité du temps reviendrait, dès lors, à situer son oeuvre à l’aune de nouvelles bornes temporelles, et non de celles édifiées par l’Europe aux vues des ruptures artistiques réalisés par des artistes européen.ne.s à la fin du 19e siècle, puis au cours du 20e siècle. Car, nous l’avons vu, si les prémisses de la modernité de son oeuvre échappent tout à fait à la conception de la modernité mobilisée pour qualifier l’émergence de nouveaux mouvements artistiques européens, la seule prérogative de modernité de son oeuvre s’inscrit dans une perspective coloniale où un changement de support et de technique justifierait une avancée temporelle car rapprochant les oeuvres d’artistes congolais.e.s de celles d’artistes européen.ne.s et occidentales, et donc initiant un mouvement civilisationnel où les indigènes entrent dans une dynamique de progrès dont l’aboutissement se situerait en Occident.

Ce fait historique (la modernité) s’exprima dans une opération mentale d’une importance fondamentale pour tout le modèle de pouvoir mondial, surtout sur les relations intersubjectives hégémoniques et en particulier les perspectives cognitives : les Européens ont généré une nouvelle perspective temporelle de l’histoire et re-situèrent les peuples colonisés, leurs histoires et leurs cultures, dans le passé d’une trajectoire historique dont le point culminant était l’Europe. Cependant, et cela est notable, ils ne les ont pas placés dans une même ligne de continuité avec les Européens mais dans une catégorie différente, naturellement différente. Les peuples colonisés étaient de races inférieures et – pour cela – antérieures aux Européens.

Race, Colonialité et Eurocentrisme, Anibal Quijano, 8 juillet 2015.
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