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BAYA #1 : DANS L’OMBRE DU MUSÉE IMAGINAIRE COLONIAL

BAYA #1 : DANS L’OMBRE DU MUSÉE IMAGINAIRE COLONIAL

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, l’oeuvre de Baya, artiste kabyle et algérienne, doit renaitre des ruines du musée imaginaire colonial.

Baya, une artiste autodidacte dans le regard de la France coloniale

Femme robe jaune cheveux bleus, Baya, 1947. 
Photo © Galerie Maeght. Courtesy of Grey Art Gallery.

« Si je change mes oeuvres, je ne serai plus Baya » dit l’artiste kabyle et algérienne Baya en 1991, après la mort de son mari et son retour absolu à la peinture. « Quand je peins, je suis heureuse et je suis dans un autre monde. », un monde loin du musée imaginaire colonial qui lui a pourtant réservé, comme il le fait pour toutes les artistes racisées, une place à laquelle il ne semble pouvoir échapper.

De son nom de naissance Fatma Haddad, Baya est une artiste plasticienne née en 1931 à Bordj el-Kiffan dans l’Algérie colonisée. Son oeuvre, issue d’une pratique entièrement autodidacte, trouve d’abord forme dans la sculpture, seule pratique qu’elle peut exercer enfant, alors qu’orpheline, elle aide sa grand-mère dans une ferme de colons. De l’argile déjà, elle modèle figures humaines et animales en terre cuite habitées par son regard et de tous ces plis du réel prenant corps-propre dans l’imaginaire.

C’est dans cet élan de création que Marguerite Caminat, colonne, peintresse, soeur de la propriétaire de la ferme, s’insérera, employant Baya, à 11 ans, comme domestique tout en lui fournissant le matériel nécessaire pour développer sa pratique artistique et en lui apprenant à lire et à écrire le français. Convaincue du génie de Baya, Marguerite Caminat, vivant alors avec Franck Ewen, un artiste britannique pétri par les théories de C.G. Jung et animé par le désir d’un art nouveau hors des carcans de la culture occidentale, finira par adopter l’artiste. Elle présente, dès lors, son œuvre aux relations artistiques et culturelles qu’elle entretient en France. C’est ainsi que le galeriste Aimé Maeght, de passage à Alger, découvre les toiles de Baya dans l’atelier du sculpteur Jean Peyrissac et décide, en 1947 — Baya a alors 17 ans —, d’exposer ses aquarelles, au 13 de la rue de Téhéran à Paris. 

« Son œuvre ? Peu lui importe puisqu’elle l’ignore. Cette œuvre n’a pour elle que l’intérêt du moment. Constamment, elle s’en détache comme le fruit de l’arbre. La destruction aurait été le but, le terme joyeux de tant d’application, si une main vigilante, une attentive sollicitude, n’avait conduit Baya et sauvé son ouvrage. […]

« Petite voyante, visionnaire, Baya, dans son intuitive connaissance des grands secrets, rejoint sans efforts les plus hautes cimes de l’art. Il est cependant une question qui se pose à Baya : le jeu vaut-il la peine d’être poursuivi ? »

Jean Peyrissac, « Baya », Derrière le miroir [Paris, Galerie Maeght], no 6, novembre 1947, p. 2.

Baya, dépossédée de son oeuvre : l’écriture des artistes femmes racisées dans le musée imaginaire colonial

Baya Mahieddine dans Vogue en février 1947. (© Edmonde Charles-Roux/Vogue)

« Dans l’âme de Baya s’affrontent de même, se rencontrent, se marient, se complètent ou se déchirent, sous les yeux d’Occident, l’âme berbère et l’âme arabe. » 


Emile Dermenghem, « Baya et l’Afrique », Derrière le miroir, no 6, novembre 1947, p. 6.

Dans le numéro de la revue couvrant l’exposition Derrière le miroir, Jean Peyrissac, peintre et plasticien français participant successivement à l’exposition « L’Ecole de Paris dans les collections algériennes » à Alger en 1943 puis à l’exposition « Sur le surréalisme » en 1944 au British Council d’Alger, Emile Dermenghem, journaliste français, responsable, à partir de 1942, des archives et de la bibliothèque du Gouvernement général de l’Algérie et André Breton, poète et écrivain français, chef de file du surréalisme, prennent, tour à tour, la parole pour présenter l’oeuvre de Baya dans un discours se voulant apologique, articulant savamment, en réalité, représentations coloniales de l’indigénéité et mécanismes patriarcales à l’oeuvre dans la société et le milieu culturel français

« Je parle, non comme tant d’autres pour déplorer une fin mais pour promouvoir un début et sur ce début Baya est reine. Le début d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique, toujours plus grande, de la nature. […] Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques:’l’Arabie heureuse’. Baya, qui tient et ranime le rameau d’or . »

André Breton, « Baya », Derrière le miroir [Paris, Galerie Maeght], no 6, novembre 1947, p. 4.

Des trois citations de la revue Derrière le miroir, signées respectivement de Jean Peyrissac, d’Emile Dermenghem et d’André Breton, se détachent le visage le plus insidieux du patriarcat occidental colonial : l’adolescente-artiste indigénéisée, ignorante de son oeuvre, sauvée par les intentions nobles d’une colonne, aux prises avec les forces supérieures de deux « civilisations » dont le combat ne prend forme que dans le regard occidental, à peine émergeant du ventre de la grande « nature » pour en faire saillie des secrets, est dépossédée de sa qualité de sujet, sujet pensant, sujet autonome, sujet créateur, sujet détenteur de sa propre identité, sujet bâtisseur de la culture, c’est-à-dire sujet possédant les qualités attribuées à l’homme occidental blanc dans le contexte de la colonisation en somme.

Cette dépossession est telle que Jean Peyrissac et Emile Dermenghem s’interrogent, dans le même élan apologique qui caractérisent la présentation de l’oeuvre de Baya au sein de la revue Derrière le miroir, si l’artiste ne devrait pas, après cette première introduction de son oeuvre dans le paysage artistique français, « après s’être délivrée de son extraordinaire message » retourner à l’anonymat et abandonner sa pratique artistique. Comment, en effet, pouvoir concevoir que cet objet-vaisseau-ventre des premiers secrets et des pulsions originelles de l’humanité puisse s’astreindre à une carrière dans le milieu artistique parisien, nécessitant d’entretenir, de la manière la plus civilisée qu’il soit, tout un réseau relationnel en parcourant salons et expositions de façon régulière ?

Les deux visages de la colonialité des arts

«Le Mur résume l’histoire du surréalisme.» Didier Ottinger, conservateur au musée national d’Art moderne.
© Photo Elisa Breton / © Association Atelier André Breton, www.andrebreton.fr

« Le voici déjà loin de nous, ce vieux monde dit plaisamment civilisé, ce monde à bout de souffle, ce dragon aux cent mamelles taries, ce monstre terrassé dont les écailles se décomposent en tout ce que l’aberration de la pensée humaine a cru devoir énumérer de races et de castes pour pouvoir les dresser les unes contre les autres et dont la gueule n’a cessé de vomir le carnage et l’oppression. »


André Breton, « Baya », Derrière le miroir [Paris, Galerie Maeght], no 6, novembre 1947, p. 4.

Au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1947, la France, et les artistes y évoluant tout particulièrement, revendiquent, plus que jamais, l’expressivité des formes, et les valeurs de liberté, de profondeur et de plasticité inhérentes à l’être humain qui y sont attachées. Il s’agit de faire rupture avec le régime nazi et la pensée totalitaire, considérés comme l’apogée de l’essoufflement de la culture occidentale, en ré-affirmant ce qui constitue « la véritable essence de l’humanité ». En faisant de Baya la porteuse et l’impulsion nouvelle du rameau d’or, André Breton entend ainsi la présenter comme la messagère de la nature humaine originelle — « Le rameau d’or », étude comparative de la magie et de la religion menée par l’anthropologue Sir James George Frazer et publié en 1890, essai constituant « un apport sans précédent à l’histoire contemporaine des idées », s’attache, en effet, à tracer les premiers fondements de l’anthropologie en s’appuyant sur la persistance d’un attachement à des pratiques et des croyances liées au mystère dans l’ensemble des sociétés humaines, allant « de la mythologie des anciens scandinaves à celle des hautes cultures de l’Amérique, des croyances de la Chine ancienne à celle des sociétés paysannes d’Europe » —.

L’inscription de l’oeuvre de Baya dans l’histoire de l’art occidental, à travers les textes de la revue Derrière le miroir, répond donc à un renouvellement de la conception de l’être humain —et, en écho, de la conception de la culture et de la civilisation occidentales—, dans la continuité et en rupture des renouvellements de même nature ayant accompagné la Renaissance en Europe, puis la Révolution française. Dans l’ensemble de ces cas, marquant des évolutions majeures dans la construction du sujet, de la culture et de la civilisation occidentales, le sujet, la culture et la civilisation occidentales sont érigés à l’aune de l’universalité. Ainsi, lorsqu’André Breton parle de la pensée humaine, et qu’il y décrie le devoir d’ « énumérer des races », loin d’attaquer le suprémacisme blanc, il lui donne, en réalité, d’autres armes, toujours en usage aujourd’hui, pour maintenir une domination sur les individus issus de pays colonisés, ex-colonisés, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui, de racisé.e.s

Car si l’opposition nature/culture articulant l’analyse de l’oeuvre de Baya au sein de la revue Derrière le miroir n’est plus frontalement liée à la théorie de la mission civilisatrice, édifiée par les colons pour justifier l’expansion coloniale entre le XVe et le XXe siècle, à savoir le devoir des civilisations supérieures de civiliser les populations barbares, cette opposition demeure, prenant le visage, cette fois, non plus d’une dépréciation, d’une volonté d’éradication mais d’une glorification, d’un couronnement de l’âme, des âmes sauvages des indigènes encore empreintes des origines de l’humanité et du lien profond qu’elles y ont conservé avec la nature. Alors que l’Occident s’essouffle, que le sujet occidental a rompu son lien avec l’humanité, le sujet indigène, lui, sans jamais que la conscience, sans jamais que le Logos ne lui soit accordé, participe pleinement, et dans la plus parfaite ignorance, au corps premier de l’humanité, dans toute sa grandeur, sa beauté et son mystère. 

Décoloniser l’histoire de l’art, décoloniser notre musée imaginaire pour sortir du grand partage colonial entre la civilisation et l’indigénéité

« Dire, en philosophie, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les langues, c’est dire qu’il n’existe pas, d’un côté, des langues qui incarnent la Raison et de l’autre, des « parlers », qui seraient moins que des langues. Le grand partage colonial entre l’humanité du Logos et les anthropoï alimente cette distinction entre langues impériales de civilisation et langues indigènes, que la philosophie de la traduction démonte, rejoignant ainsi les préoccupations des pensées postcoloniales. L’idée selon laquelle on pourrait opposer des langues concrètes à des langues abstraites, ou dire que les langues africaines, frappées d’arriération et de manques, seraient incapables de produire des concepts, traverse la « bibliothèque coloniale ».»


Nadia Yala Kisukidi, « Décoloniser l’universel », article publié dans laviedesidees.fr le 2 mai 2019, p. 5.

Dans la continuité de la réflexion de la philosophe Nadia Yala Kisukidi l’on peut affirmer que l’idée selon laquelle on pourrait opposer des formes de création artistique ignorantes à des formes de création artistiques savantes, ou dire que les oeuvres d’artistes non-occidenta.ux.les, frappé.e.s de l’instinct, de l’intuition,  prolongeant de leur geste, celui de la nature, seraient incapables de produire des concepts, et donc de tisser une histoire de l’art, traverse le « musée imaginaire colonial »

Cette affirmation est loin d’être anodine. Elle implique que l’ensemble de l’histoire de l’art occidentale s’est écrite à travers la pensée et l’imaginaire colonial, l’art moderne, et son autre face, la construction des arts primitifs comme objet d’étude, constituant la partie émergée d’un système de domination tentaculaire irriguant l’histoire de l’art contemporaine. 

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