Le premier long-métrage d’animation de Marya Zarif, Dounia et la Princesse d’Alep revient sur le début de la guerre en Syrie et le départ pour l’exil.
Le film sort en salle ce 1er février, c’est l’occasion de partager avec vous l’échange riche que j’ai eu avec sa réalisatrice. Marya Zarif aborde des thèmes qui me sont chers et qui se retrouvent dans mon travail. Je l’ai donc laissée raconter et vous livre brut cette rencontre.
Le processus de création
Boulomsouk Svadphaiphane : Ce qui m’intéresse quand je rencontre une réalisatrice, une artiste , c’est son processus de création. D’où part ton histoire?
Marya Zarif : Je ne suis pas quelqu’un à qui on raconte la Syrie, j’y ai vécu et je l’ai éprouvé moi-même petite.

Marya Zarif : Jusqu’à mes 8 ans, j’étais en Arabie Saoudite. J’allais à l’école française. J’avais des parents syriens. Avec à l’intérieur de moi, une espèce d’identité syrienne chrétienne, cosmopolite dans un pays comme l’Arabie Saoudite qui à l’extérieur de l’école française est un autre monde qui à l’air extrême fermé et monochrome. Un seul peuple, une seule couleur. Moi j’avais l’intuition que je venais d’une culture plus composite, beaucoup plus variée. Certes arabe et musulmane mais je parlais français, j’avais des références chrétiennes à la maison et des références occidentales. J’avais du mal à m’y retrouver.
J’arrive à Alep à 8 ans. J’y allais beaucoup petite et j’avais une idée assez obscure de la vie là-bas.
Tu es allée à Alep donc tu sais que c’est une ville qui a son identité. Une ville arabe un peu européenne aussi, un peu vénitienne, un petit peu ottomane.
Boulomsouk Svadphaiphane : Oui, j’y suis allée 10 mois avant la guerre civile. Juste à la saison des pistaches comme dans la scène d’ouverture de Dounia et la Princesse d’Alep. C’est une ville que j’avais adorée.

Alep
Marya Zarif : Dans les années 80, il n’y avait pas les cinés, pas les centres d’achats. C’était un pays complètement fermé à tout. Je ne comprenais pas que mes parents l’aimaient, que mon père voulait retourner y vivre.
Alors à 8, 9 ans, un voile s’entrouvre. Je parlais un arabe « cassé » à la maison et j’avais seulement appris à lire et à écrire en français. Là d’un coup j’apprends à écrire et lire en arabe et on m’a remis la langue arabe dans la bouche. C’est une chose d’entendre les choses dans la langue de la maison, c’est autre chose de les voir écrites et comprendre qu’elles ont des référents et qu’elles existent dans des poèmes et des histoires. Tout d’un coup tout a une résonance. Les rituels, les façons de s’habiller, de manger, les aspects physiques différents aussi.
La langue
Boulomsouk Svadphaiphane : Je suis sensible aux langues et à leur usage, tu voulais écrire ton film, en français, à la base? Tes personnages ont un français avec un accent et des « fautes ». Cette langue m’est familière. Elle me rappelle la langue des parents de celles et ceux avec qui j’ai grandi en banlieue. C’est une volonté?
Marya Zarif : C’est en français car je l’ai écrit avec Télé Québec, au Québec avec une production québécoise. Mais j’ai fait exprès d’avoir un français levantin donc avec une syntaxe levantine. Ces « erreurs » c’est le parlé de l’émotion levantine et j’ai fait aussi entrer des mots alépins.
J’ai travaillé avec des acteurs damascènes, un acteur égyptien. Ça a été marrant de leur apprendre la musique d’Alep et à leur mettre en bouche. C’était tout un processus.

Boulomsouk Svadphaiphane : Tu avais pris des actrices, des acteurs de là-bas?
Marya Zarif : Le plus possible. Mon actrice principale et celle qui joue Téta Mouné sont syriennes. Moi je joue dedans. Mon cousin joue dedans. J’ai un acteur égyptien qui s’appelle Manuel Tadros qui est extraordinaire et qui est le père de Xavier Dolan. C’était drôle de lui casser son accent égyptien. C’était un bonheur de faire Jeddo avec lui.
La (re)découverte
Marya Zarif : Pour revenir à l’arabe que j’avais retrouvé en bouche en revenant vivre à Alep, là, j’ai été inoculée. J’ai compris ce que c’était d’avoir une culture. J’étais assez éveillée pour faire la différence entre être chez soi et ne pas l’être. C’est minime mais tout d’un coup les choses entrent à leur place. Tout d’un coup les choses ont un nom. Les consonances ont un nom, les émotions ont un nom. C’est presque psychanalytique. Cela m’a fait une telle impression que je n’ai cessé à ce moment là, à partir de 9 ans , 10 ans, de vouloir découvrir moi-même mon pays.
Je faisais la touriste chez moi. J’allais dans les villes où personne n’allait. J’allais passer des heures et des heures dans le zouk. Je poussais des portes que personne ne poussait. Alep, c’est une chose de la découvrir pendant 15 jours et c’est une autre chose de découvrir ses couches, en dessous, en sous, en sous, en sous, en sous et découvrir que cela ne finit pas et que 12 000 ans d’histoire cela veut dire quelque chose, ce n’est pas abstrait.
Il y avait cette connaissance en moi et ce bassin d’inspiration qui ne finissait pas. Je voulais raconter une histoire où j’allais puiser dans l’Histoire.
La guerre
Marya Zarif : Puis il y a cette guerre là. Tout d’un coup on parle de la Syrie comme je ne l’aurai jamais imaginé. Comme de l’Afghanistan, de l’Iran qui ont des cultures riches mais comme des endroits dévastés, des sauvages qui courent partout avec des générations sacrifiées, des gens à accueillir et à qui ont doit apprendre à vivre.

Marya Zarif : Cette idée m’a été insupportable. Comme tu veux mon processus de création, aux autres je ne leur ai pas parlé de ça. À l’intérieur de moi, il y a une colère. Pourquoi vous voulez nous apprendre à vivre? Vous n’avez pas à nous apprendre à vivre ! Parce qu’avec toute l’horreur de ce qu’il s’est passé, moi ce que j’ai vu ce sont des gens extrêmement résilients. Je te parle de ça, tu dois savoir …
Boulomsouk Svadphaiphane : Oui, ça me donne envie de pleurer.
Marya Zarif : Des gens avec des ressources en eux qui ont tellement de leçons à donner au Monde. Un homme de 70 ans et une femme de 70 ans qui tout d’un coup, avec la destruction de leur maison, n’ont plus rien et doivent apprendre à vivre ailleurs. On imagine ce que c’est à 70 ans alors que tu pensais avoir construit ta vie, pouvoir juste profiter de tes petits enfants et couler des jours heureux?
Boulomsouk Svadphaiphane : Est ce qu’il y a une part autobiographique dans cette histoire?
Marya Zarif : Forcément, il y a une part autobiographique. Mais je n’ai pas quitté la Syrie avec la guerre. Je viens d’une famille assez bourgeoise. J’ai mon père qui est toujours là-bas.
Celleux qui restent
Boulomsouk Svadphaiphane : Pourquoi il est resté?
Marya Zarif : Parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il est comme un poisson hors de l’eau, hors d’Alpe. Pourtant mon père a un passeport canadien. C’est le paradoxe, il peut voyager quand il veut. Mais étant d’une certaine classe sociale, même si tout est beaucoup plus cher, tu peux survivre un peu plus. Mais quand tu venais du quartier de Dounia et que tout s’est écroulé sur ta tête, il fallait que tu partes et surtout ces années là.
Boulomsouk Svadphaiphane : Je me suis toujours demandé comment était la vie pendant la guerre car j’ai laissé de la famille au Laos quand nous avons fui, ma mère et moi, le changement de pouvoir. Comment ils arrivaient à vivre. On en parle jamais des gens qui restent et vivent.

Marya Zarif : C’est une chose que j’aurai aimé plus faire mais je ne pouvais pas tout mettre dans un film. Au début, certains producteurs me disaient qu’on voyait trop Alep. Ils voulaient passer tout de suite au voyage. Mais je leur ai dit pas question. Parce que c’est justement ça, comprendre, ce que c’est s’arracher.
Boulomsouk Svadphaiphane : Oui car ils ont besoin du récit dramatique de la route de l’exil.
Marya Zarif : Oui alors que ce n’était pas du tout ça que je voulais raconter.
Boulomsouk Svadphaiphane : Ça désincarne les personnages, ça les mets hors sol.
Marya Zarif : C’était très important le contexte et je ne voulais pas faire un reportage. Surtout pas, car ce n’est pas mon métier. Il y a des gens qui le font beaucoup mieux. Aussi parce que c’est la chose qui manquait, je voulais raconter l’histoire d’une famille, des êtres humains.
Le point de vue
Boulomsouk Svadphaiphane : Pourquoi tu as pris le point de vue de la petite fille?
Marya Zarif : Cela revient à la question de pourquoi j’ai fait ce film.
Au delà du fait que je fais du contenu pour enfant depuis longtemps. Il y a une chose très indignante, rageante dans la médiatisation des conflits ou des catastrophes humanitaires, c’est qu’on dépossède les gens de leur histoire complètement. On utilise leur photo, leur image comme on veut. Cela en fait des numéros.
On oublie que c’est à eux de raconter leur histoire. Il y a une différence de faire du reportage et de donner la parole. La guérison passe par le fait de raconter soi-même sa propre histoire.
Ma sœur m’a aidée. Elle est psychologue spécialisée dans le droit international des enfants et travaille sur le terrain avec des enfants réfugiés ou des enfants migrants. Les gens oublient que l’un des droits fondamentaux de l’enfant c’est son droit à l’image.
On a droit de photographier des enfants comme on veut. Si on veut photographier un enfant dans un pays en ruines, à pleurer, tout nu, on le fait. Si on veut photographier un petit garçon mort noyé sur la plage comme c’est arrivé avec le petit garçon syrien mort noyé sur la plage, on le fait. On s’indigne 5 mn après ça passe. Alors qu’il avait une vie, une histoire, une âme.
J’ai voulu faire le contraire. C’est à dire remettre de la vie dans ce petit garçon entièrement et que tout d’un coup le monde entier écoute ce petit garçon. C’est de là qu’est née Dounia. C’est pour ça qu’elle s’appelle Dounia, cela veut dire le Monde.

La magie
Boulomsouk Svadphaiphane : Dounia et la Princesse d’Alep a une part fantastique que j’aime beaucoup. Cela lui donne un côté conte de fée dont tu veux nous parler?
Marya Zarif : Je crois personnellement qu’on peut voir la vie soit comme un miracle, soit comme quelque chose d’ordinaire. C’est à nous de choisir. A partir du moment que tu perçois que la vie est un miracle, il y a des miracles partout.
Pour moi le fantastique, l’onirique, la magie ce ne sont que des métaphores de la puissance du réel elle-même. Cela se voir dans le film avec la transcendance également. C’est comme une amplification de ce que le réel et la créativité humaine sont capable de faire.
A chaque fois que Dounia utilise une graine de baraké (nigelle), c’est un appel à la magie qui a l’air fantastique et surnaturelle mais si on fouille un peu c’est des ressources qui peuvent exister et qui sont merveilleuses. Par exemple les oiseaux qui se relaient la lettre, il y a vraiment des gens sur internet qui ont trouvé des sponsors qui les ont fait venir à l’étranger, qui les ont sauvés.
Le réel
Marya Zarif : J’ai vu un reportage qui m’a tellement touché, sur le camp de réfugiés syriens de Zaatari en Jordanie qui est devenue la 2e ville de Jordanie. Dire à quel point, les exilés ont des ressources. Le directeur général du UNHCR a dit qu’il n’avait jamais vu ça en 40 ans de carrière. Ils ont fait un camp de réfugiés comme ils savent le faire et les Syriens ont fait une ville en 2 ans.

Marya Zarif : C’est quoi une ville? Dans des conditions les plus minimales et les plus ardues, c’est des commerces, ses habitués, son type de pain, avec des gens qui viennent là-bas pour l’acheter. Cela a inspiré le film à 100% .
Dans le reportage, j’ai vu un monsieur dormir dans une tente et qui protégeait une petite fleur sortie parmi les rochers car Zaatari est un lieu désertique. Il a sa petite fleur, il l’arrose, il est content. Entre l’apparition d’une géante (dans Dounia et la Princesse d’Alep) et d’une petite fleur, c’est quoi finalement la différence? C’est ça que j’ai voulu montrer.
Boulomsouk Svadphaiphane : Comme quoi la vie reprend le dessus quoiqu’ il arrive.
Marya Zarif : Je crois que c’est le message le plus important dans Dounia et la Princesse d’Alep, la vie est plus forte que tout.