Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de…
Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, Hayv Kahraman écrit les mythologies des fractures et des voies de la peau.

Les figures (que je peins) pour moi sont des représentations des personnes marginalisées et Altérisées. Les dé-shumanisé.e.s, les dépossédé.e.s, le.la migrant.e et quiconque étant considéré.e hors de la norme ou qui dévie de ce que les pouvoirs impérialistes et coloniaux ont considéré comme étant moins que. C’est important pour moi d’essayer et d’ouvrir la voie pour l’agentivité de ces figures et de les autoriser à réclamer l’espace.
Iraqi Artist Hayv Kahramn On Claiming Agency, Painting & Probiotics. Something Curated
À travers l’étude des artistes appartenant à des minorités de genre et à des minorités raciales, originaires du Sud ou des pays occidentaux, il apparaît clair que les problématiques les traversant se rassemblent en des points de convergence formant le noeud d’une réécriture féministe et décoloniale de l’histoire de l’art. Hayv Kahraman, artiste iraqienne d’origine kurde née à Bagdad en 1981 et vivant aujourd’hui à Los Angeles, ne fait pas exception à cette réécriture nécessaire du récit dominant du système capitaliste et patriarcal blanc.
Dans son oeuvre s’articulent à la fois la question de l’aliénation, des marges, de la norme, se crient les traumatismes liés aux guerres néocoloniales, naissent de nouveaux canons mouvants, fluides, traces de marronnage s’écrivant derrière le pouvoir impérial, patriarcal et l’omniprésence de la colonialité pour se réapproprier une histoire de l’art pillée.

La peau comme chant d’exil et refuge des diasporas
Hayv Kahraman avait dix ans lorsqu’éclate la Guerre du Golf et que l’Irak subit les ravages du néocolonialisme et de l’impérialisme américains. Avec sa famille, elle est contrainte de fuir Baghdad pour la Suède, qu’elle quittera à ses 25 ans pour rejoindre les Etats-Unis. C’est de cet exil et de la dislocation qu’entraîne l’arrachement à la terre qu’elle peint, hors et par son corps, du regard colonial sur l’expression de la beauté, de ses traits d’iraqienne et ses cheveux noirs, tâche dans les têtes blondes, des pamphlets de taille de carte postale intitulés « IRAQ Visual Langage Translator » destinés aux militaires états-unien.ne.s durant la Guerre du Golf, des lianes créoles de la diaspora, de l’arabe iraqien qu’elle apprend à travers les leçons destinés aux militaires états-unien.ne.s, de la mémoire de l’immigration et de ces noeuds qui ne commencent, ni ne finissent. De la peau qui mue, des cellules qui meurent, des refuges de passé qui nous broient et nous enchaînent à survivre. Du corps comme langage.

C’était difficile d’être dans un endroit en guerre avec mon propre pays… Il y avait des sentiments de culpabilité, de trahison de mon peuple.
Hayv Kahraman in Penetrating the Silence, Brooke Lynn McGovan, 2016
Ce que Hayv Kahraman nous révèle, c’est que l’être-diasporique, l’être-exil nous creusent en des positions douloureuses en ce qu’elles n’acceptent aucune fixation et, en ce sens, aucun répit. La soif du retour ne peut être étanchée. Elle prend sa source dans la mémoire. Le pays de l’enfance, à travers la distance, se révèle dans toutes ses réalités, dénuées de l’intime et du quotidien qui nous rattachaient à sa semelle. Le pays de l’arrivée, dans le quotidien, apparaît irrévocablement lointain, nous tressant à l’étrangeté du réel et à la solitude des rues et de la foule. Lorsque ces routes sont reliées par des chemins néolocoloniaux et impérialistes s’ajoutent la douleur de la trahison des sien.ne.s, la culpabilité des survivant.e.s, le sentiment de perte de soi-même et la honte d’avoir été vaincu.e.
Alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n’étions pas censées survivre.
Litanie pour la survie, Audre Lorde, Je transporte des explosifs On les appelle des mots – Poésie et féminismes aux États-Unis, Éditions Cambourakis, 2019
Peindre les blessures de l’identité, la nostalgie de l’exil, la violence des patriarcats locaux et du patriarcat néocolonial, les fractures laissées sous la peau, arracher du silence les viols, les lynchages, les horreurs de la guerre traçant leurs sillons sur les corps des femmes, ne pas détourner le regard. Résister par le regard. Lorsque Hayv Kahraman peint Honor Killing et la série qui l’accompagne, en 2006, c’est dans le mariage abusif qu’elle a survécu et dans son expérience de réfugiée qu’elle puise. L’un et l’autre sont des histoires de démembrement, d’aliénation. L’acte de création, de représentation vient alors subvertir la dialectique infernale de sujet-objet que ces traumatismes contiennent. Hayv Kahraman n’est ni sujet, ni objet. Elle est langage.
Et c’est par cet être-langage que l’être-exil, l’être-diasporique mais aussi l’être-patriarcalisé.e et l’être-colonisé.e peuvent trouver refuge, sous la peau, dans le souffle et faire Tout-Monde. Hayv Kahraman puise, dans son travail, non seulement dans l’Antiquité tardive iraqienne comme en témoignent la résonance de ses figures à la peinture murale du palais d’al-Ğawsaq al-Ḫāqānī datée vers 836-839 et située à Sāmarrā’, montrée plus haut, mais également dans les estampes japonaises, notamment celles de l’époque Muromachi (1333-1573).
On retrouve ainsi un écho esthétique entre le traitement de l’arbre dans Honor Killing de Hayv Kahraman et celui de Tenshō Shūbun dans Lecture dans un bosquet de bambous (ermitage aux trois valeurs), daté de 1446 et conservé au Tokyo National Museum.

Peindre la mythologie des fractures de la peau
Dans la construction d’un refuge pour faire Tout-Monde, comme femme iraqienne, comme exilée, comme réfugiée, comme colonisée, l’oeuvre de Hayv Kahraman se heurte au processus d’Aliénation et d’Altérisation propre à la colonialité et au regard patriarcal. La représentation de soi(s) devient alors, dans et par ses mains, un geste pirate où il s’agit à la fois de déjouer le regard patriarcal, néocolonial, exoticisant, blanc occidental et le regard patriarcal local pour affirmer son agentivité comme être humain.e et comme artiste.

Ce n’est pas le Soi colonialiste ou l’Autre colonisé.e, mais la distance troublante en-tre qui constitue la figure de l’altérité coloniale.
Bhabha, H. K. (1993). Remembering Fanon: self, psyche and the colonial condition. In P. Williams & L.Chrisman (Eds.), Colonial discourse and postcolonial theory (pp. 112–123). New York: Colombia University Press.
Dans la série How Iraqi are you ? réalisée entre 2014 et 2016, où s’inscrit l’oeuvre Person Nummer, montrée ici, Hayv Kahraman déploie un entrelac de signifiants allant de l’image à l’écriture en passant par le titre de ses oeuvres pour naviguer les eaux patriarcales et coloniales, drapeau noir flanqué sur l’oeil.
Le mot nummer fait ainsi référence au code personnel d’identification suédois, évoquant à la fois la condition aliénante de réfugiée et d’exilée de Hayv Kahraman, qui fait ici écho sa condition de femme iraqienne et à son identité dans le regard colonial exoticisant et le regard patriarcal local comme l’indiquent le mouvement des deux figures levant leurs jupes pour dévoiler leur sexe. Un troisième niveau de signification se trouve dans la ressemblance phonétique entre le mot « person » qui, prononcé avec l’accent iraqien, donne « peshoon », un homophone dans l’arabe iraqien avec le mot signifiant « vagin ».
À cette articulation profonde de signifiants faisant de l’oeuvre de Hayv Kahraman un langage pirate répond son utilisation du canon féminin classique occidental pour signifier son assimilation et son échec à rester barbare tout en narguant l’empire puisqu’elle ne se contente pas de reprendre ce canon mais l’intègre dans la continuité de l’histoire de l’art, et notamment des manuscrits, iraqienne.
« Elle » a effectivement émergé quand j’étais à Florence en Italie. J’ai été dans chaque musée, ai fait des copies des peintures des anciens maîtres et ai été engloutie par la technique de cette période. « Son » émergence, sa chair blanche diaphane, son contrapposto, était une incarnation de quelqu’un qui était colonisé.e; quelqu’un qui avait appris à croire que l’histoire de l’art européenne était l’idéal ultime. Elle est devenue une expression de ce que j’étais devenue comme femme assimilée.
Hayv Kahraman in Ladies In Waiting. Glass Magazine

Si les figures représentées par Hayv Kahraman puisent clairement dans le canon féminin classique occidental, et notamment celui établi à la Renaissance comme en témoignent la proximité de ses figures – notamment l’utilisation du contrapposto, le traitement des chairs et des mains -, Hayv Kahraman tire la structure de la série How Iraqi are you ? et de l’oeuvre Person Nummer de l’étude d’al-Maqâmât (Séances) de Muhammad al-Qâsim al-Harîrî, un manuscrit illustré et calligraphié par Yahya ibn Mahmûd al-Wâsitî, produit en Iraq en 1237.
Qu’il s’agisse de la composition, de la présence de l’écriture aux côtés de l’image ou même des sujets de représentation – le manuscrit d’al-Maqâmât (Séances) représentant notamment l’accouchement difficile d’une reine -, c’est bien dans la généalogie de la miniature iraqienne qu’Hayv Kahraman inscrit sa contemporanéité, créolisant le canon féminin classique occidental pour y raconter la colonialité de l’être des femmes iraqiennes réfugiées, les chemins tracées par l’impérialisme et la colonisation empruntés durant l’exil et le marronnage, le geste pirate sous la peau de la diaspora pour se réapproprier le(s) regard(s) sur soi(s)-même.

Il y a une belle corrélation ici entre « l’Altérité » et les microbes. L’idée que ce qui nous rend humain.e dans le sens enluminant du mot devient intenable, donc j’ai commencé à faire ces enchevêtrements qui ressemblent à des intestins, des cordes et des cheveux ou même des neurotransmetteurs qui interagissent avec les figures. Je me suis retrouvée à nouer les cordes et ensuite à les libérer, essayant de trouver les connections entre elles. La question centrale est, pouvons-nous voir la différence comme collaboration plutôt que comme invasion ? Pouvons-nous vivre avec cette contamination et si oui, pouvons-nous peut-être guérir en travaillant avec le désordre et ces enchevêtrements ?
Iraqi Artist Hayv Kahramn On Claiming Agency, Painting & Probiotics. Something Curated
Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de lecture de la revue Débridé, elle est également rédactrice de La Poétique de l'oeuvre, chroniques d'une histoire de l'art féministe, philosophique et décoloniale.