Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de…
Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, l’étude de Baya oeuvre à la création d’un nouveau langage.
Au-delà de l’oeuvre de Baya, l’implantation racinaire du musée imaginaire colonial dans nos regards

En abordant l’oeuvre de Baya à travers la réception de son oeuvre dans la France coloniale des années 40, il apparaît clairement que le musée imaginaire colonial a imprimé de son regard l’oeuvre de Baya. En attachant à son traitement des formes et de la couleur une conception profondément raciste de l’art, l’histoire de l’art occidentale inscrit l’oeuvre de Baya comme un contrepoids à la création plastique occidentale, qui celle-ci, détentrice d’une identité propre, forme un ensemble dont la création plastique indigène ne peut être, par conséquent, que le négatif. Cette conception raciste de l’art se trouve encore renforcée, dans le cas de Baya, par le fait qu’elle soit non seulement arabe mais kabyle, indigène parmi les indigènes pour la France coloniale, et femme, doublement dépossédée, donc, de sa nature de sujet dans la société patriarcale coloniale.
« être à la marge, c’est [seulement] faire partie d’un tout, mais en dehors de l’élément principal »
bell hooks, De la marge au centre, Editions Cambourakis, trad. Noomi B. Grüsig, 2017, p. 59

Une question émerge alors : si la colonisation produit non seulement une pensée, un ensemble de concepts distribués entre les grandes civilisations et les peuples indigènes, mais également un langage visuel, exerçant la même division, dérivée de la théorie de la mission civilisatrice, pour le traitement des formes et de la couleur, il est essentiel de s’interroger dans quelle mesure la colonisation a également produit un langage irriguant encore profondément l’ensemble des champs intellectuels contemporains occidentaux.
Dans l’histoire de l’art, cette question s’avère particulièrement nécessaire car la discipline s’appuie non seulement sur le regard — en l’occurence les formes, la couleur, l’ensemble du vocabulaire visuel en somme — mais aussi sur le langage pour traduire ce qui est regardé. Or, l’histoire de l’art occidentale ayant pris sa pleine expansion dans le contexte de la colonisation, le langage structurant l’histoire de l’art occidentale, non seulement dans le contexte colonial, mais dans le contexte contemporain, est indéniablement pétri de termes empêtrés dans des imaginaires qui, s’ils ne renvoient pas à une structure de pensée strictement coloniale, renvoient certainement à une structure de pensée occidentalo-centrée, irriguée par l’ancienne conception coloniale du monde adoptée durant cinq siècles.
Cet empêtrement de l’ensemble des champs intellectuels contemporains occidentaux dans une pensée occidentalo-centrée, alimentée par les vestiges de la pensée coloniale, est non seulement problématique mais dangereux lorsque les act.eur.rice.s de ces champs intellectuels adoptent une posture de scientifiques, et affirment donc leur production intellectuelle comme objective, universelle et intemporelle, perdurant, par-là, les mécanismes de domination établis durant la colonisation, à savoir l’utilisation de la science pour justifier la supériorité d’une race sur les autres et la détention de « l’universel » par la race supérieure, substituant un regard et un discours subjectif à l’objectivité.

Prenons, à ce titre, dans le cas de l’histoire de l’art occidentale contemporaine, le terme « exotique » utilisé, par les historien.ne.s de l’art, pour décrire, par exemple, des fruits ou des animaux comme les singes dans la peinture européenne du XVIe-XVIIe siècles, ou plus simplement, et utilisé bien plus massivement, le terme « influence » dont les ressorts incluent et une forme de passivité, et, par là, l’occultation de formes de domination, qu’il est crucial de questionner aujourd’hui. Il est ainsi commun de qualifier d’influence la reprise, par Picasso, de caractéristiques propres aux arts africains lui ayant permis de donner naissance au cubisme, quand, aujourd’hui, il est absolument nécessaire de re-qualifier ce geste d’appropriation culturelle.
« Dans les arts catalans, ibériques, et surtout dans les arts africains traditionnels, Pablo Picasso est allé chercher une simplification des formes qui correspond à l’idée d’une présence et d’une humanité générique. On retrouve dans ces arts des fondamentaux rapidement adoptés par l’artiste : la schématisation, la verticalité, l’assemblage de formes, les questions du regard et du sexe, très importantes pour lui… »
Le Point Culture, Article « Le goût de Picasso pour ces arts dits primitifs n’est pas ethnographique », publié le 23/06/2017 : Extrait de l’entretien avec Yves Le Fur, commissaire de l’exposition « Picasso Primitif » du quai Branly.
Derrière l’horizon du musée imaginaire colonial, qu’y-a-t-il ?
Si la démarche de cette chronique d’histoire de l’art s’attache à la rencontre de l’oeuvre par les sens, par le regard surtout, afin d’en donner d’abord une description subjective, marquée par la langue poétique, il me semble crucial, ici, de m’interroger quant aux limites de la langue française pour caractériser Femme robe jaune cheveux bleus. Et, par là, je n’entends pas que les mots manqueraient pour décrire cette oeuvre — bien que la réflexion pourrait être avancée — mais que l’épaisseur de ces mots, les imaginaires auxquels ils renvoient, pourraient bien être définitivement englués dans la pensée coloniale. Cette remarque s’applique d’ailleurs de manière tout aussi juste quand l’on met en relief l’épaisseur des imaginaires épousant le langage avec la prégnance de la pensée patriarcale dans nos manières de concevoir le monde.

Il ne s’agit pas, par là, de chuter dans un discours pessimiste faisant impasse à toute tentative de reconstruire des réalités plus justes, d’aboutir à la conclusion de l’échec du langage pour transcrire quelque réalité que ce soit, mais bien de prendre conscience du système racinaire qu’est la domination patriarcale blanche et de s’en défendre en conséquence. La naissance de nouveaux mots tels que « iel » en France, et la résistance de l’opinion publique à ceux-ci, atteste bien de la nécessité de faire révolution, jusque dans le langage, pour permettre à chaque personne de pouvoir témoigner de sa réalité et d’être détenteur.trice de son existence dans le monde. Car le langage n’est pas moins que cela : la matière brute des réalités du monde. Il est première consistance de l’être, fixant sa mouvance, il définit, trace les contours de qui est. Ce qu’il tait n’existe pas. Sans basculer tout à fait dans le non-être, ce silence pourrait s’assimiler à ce tout ce qui renvoie au chaos dans toutes les mythologies avant que le monde ne prenne forme : ce n’est pas tout à fait.
C’est là que l’inscription de l’oeuvre de Baya dans le musée imaginaire colonial devient véritablement dangereux : il a déterminé durablement le regard qui a été posé sur elle, occultant finalement le corps de ce qui a été véritablement transmis dans son oeuvre. Ainsi, bien que la pratique de Baya soit autodidacte, et entièrement personnelle, son oeuvre est quasi-définitivement enfermée, au cours de son exposition dans la galerie d’Aimé Maeght en 1947, à la marge des mouvements artistiques occidentaux contemporains, à savoir l’art brut et le surréalisme. Tant et si bien que ses oeuvres exposées, en 1953, un avant le début de la guerre de libération nationale algérienne, dans la galerie Le Nombre d’Or en Algérie, seront décriées par René Duvalet dans Liberté, hebdomadaire du Parti communiste algérien (PCA), affirmant qu’ « une telle peinture ne peut qu’être approuvée par les saboteurs de la culture algérienne ».
On comprend aisément ici que l’affirmation de René Duvalet n’est pas déterminée par le vocabulaire visuel dont Baya use dans ses toiles, mais bien par la manière dont ce vocabulaire visuel a été traduit dans le langage de l’histoire de l’art occidentale, son oeuvre ayant été inscrite en marge des avant-gardes, mouvements artistiques occidentaux, au sein desquels sa pratique d’adolescente-artiste indigénéisée sert de faire-valoir aux artistes hommes occidentaux, véritables créateurs pensants révolutionnant l’art occidental, autant dire l’art universel. Dans un contexte de décolonisation, la récupération de Baya par l’histoire de l’art occidental rend son oeuvre hermétique au regard des révolutionnaires algériens. Le langage des historien.ne.s de l’art occidental a tracé le contours de l’oeuvre de Baya et le corps de ce qui est transmis par cette oeuvre, profondément intime, personnelle, autonome, est retourné, dans ce mouvement du langage, au chaos, un quasi-néant dont il est extrêmement difficile de s’extirper.
Ce n’est qu’après l’indépendance de l’Algérie, presque 10 ans après les propos tenus par René Duvalet dans Liberté, que Baya s’impose comme une artiste professionnelle incontournable de l’histoire de l’art algérien. La poste algérienne utilise ainsi l’une de ses toiles pour une campagne de l’Unicef pour le secours à l’enfance en 1971 puis pour la commémoration de la journée internationale de l’enfant en 1989. Aujourd’hui, certaines de ses oeuvres sont conservées au musée des Beaux-Arts d’Alger, d’autres au Mathaf : Arab Museum of Modern Art à Doha et son nom a été donné à la galerie du Palais de la culture à Alger.
Pour sortir du musée imaginaire colonial, une seule voie : renverser l’hégémonie culturelle occidentale
Il est légitime de se demander, malgré la ré-intégration et la ré-écriture de l’oeuvre de Baya dans l’histoire de l’art algérienne, dans quelle mesure l’histoire de l’art occidentale, irriguée par la pensée coloniale, a définitivement imprégné l’oeuvre de Baya.
« Née en Algérie dans une région kabyle écrasée par la misère, orpheline à l’âge de cinq ans, Baya habite, à douze ans, chez Marguerite Caminat, une peintre française résidant à Alger. Elle réalise des gouaches et sculpte également l’argile. C’est le sculpteur Jean Peyrissac, auquel Marguerite a donné quelques œuvres de la jeune artiste, qui montre ses essais à Aimé Maeght, de passage à Alger. Celui-ci organise une exposition dans sa galerie en 1947, qui capte l’attention des surréalistes. En 1948, Baya réalise des poteries et des céramiques à l’atelier Madoura à Vallauris, et y croise Picasso. Elle passe alors à la peinture à l’eau sur papier. »
AWARE, Biographie de Baya écrite par Lamia Balafrej, extrait du Dictionnaire universel des créatrices, Editions Des Femmes – Antoinette Fouque, 2013
La biographie de Baya rapportée sur le site d’AWARE, Archives of Women Artists, Research and Exhibitions, extraite du Dictionnaire universel des créatrices publié en 2013 aux Editions des Femmes – Antoinette Fouque, témoigne, en effet, et de la reprise de propos quasi-identiques à ceux tenus en 1947 à l’occasion de la première exposition de Baya dans la France coloniale, et de l’écriture de la trajectoire de l’artiste à travers des repères occidentaux qui, bien que réels, méritent d’être sérieusement interrogés quant à l’impact qu’ils ont réellement eu dans la pratique artistique de Baya et, surtout, dont la centralité doit être brisée.
L’oeuvre de Baya étant autodidacte, la caractérisation de cette oeuvre, et, par-là de sa biographie, est nécessairement faussée si elle est criblée de repères occidentaux, à savoir, ici, en l’espace de quelques phrases, Marguerite Caminat, Jean Peyrissac, Aimé Maeght, les surréalistes et Picasso. Ces noms renvoient à un imaginaire extrêmement riche dans l’histoire de l’art occidentale, venant envahir Baya et son oeuvre, sans que son existence propre et son oeuvre ne trouve plus aucune place pour se définir elles-même. Ce mouvement étant d’autant plus paradoxal, et faussant d’autant plus le regard sur l’oeuvre de Baya, que l’art moderne produit par les hommes occidentaux prend comme repère les créations artistiques indigènes pour se ré-inventer, et se définit, par-là, à travers les caractéristiques propres, et infiniment multiples, des arts indigènes, et non l’inverse.
Il s’agit donc, à présent, de rendre à Baya ce qui est à Baya et de mener nos révolutions jusque dans le langage afin de faire naître une histoire de l’art, et plus largement, des champs intellectuels féministe, philosophique et décolonial. Il est l’heure de semer du sel sur les savoirs encore irrigués par le patriarcat et la pensée coloniale, de battre les friches à pieds de feux et de regarder fleurir tous nos printemps de connaissances subjectives, profondes et mouvantes. Il est urgence de regard-océan, regard-volcan, langue en sentiers de sable et chemins-errances sur des ciels neufs.
Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de lecture de la revue Débridé, elle est également rédactrice de La Poétique de l'oeuvre, chroniques d'une histoire de l'art féministe, philosophique et décoloniale.