Dix ans à chercher sur la planète quel est le…
2020 aura-t-elle été le début d’un cauchemar ou une année charnière pour basculer vers une autre histoire française. Nous devons accepter que nous ne sommes plus le phare de la pensée mondiale. C’est d’un nouvel espace dont nous avons besoin pour nous mouvoir.
La France, tel un vieux monarque accroché à son siège rêvant d’un passé depuis longtemps révolu, est désespérément conservatrice. Tous nos grands « penseurs », influenceurs, ceux qui squattent les médias – des plus radicaux comme Finkielkraut, Zemmour aux plus softs comme Élisabeth Badinter et Régis Debré – sont tous tombés dans le « trou noir » d’un universalisme abstrait. Avec le concours des puissances politique et économique, ils absorbent la lumière et étouffent les jeunes générations. Nous ne reviendrons pas sur la série de lois archaïques et liberticides qui ont émaillé 2020, le retour de la présidence sur ce bon vieux débat identitaire et sa question crasse « C’est quoi être français ? » Chaque jour le phénomène s’amplifie, la dernière lubie pour hystériser le débat est l’américanisation des sciences sociales. On importerait en France des débats issus de la réalité américaine qui n’aurait rien à voir avec la nôtre. Le racisme, les violences policières sont des épiphénomènes individuels décorrélés de notre histoire française et de notre organisation sociale !
Cette histoire renvoie aux années soixante-dix lorsque nos plus brillants intellectuels ont suscité un véritable engouement en Amérique alors qu’ils étaient marginalisés dans l’Hexagone. L’Amérique s’en inspirait quand la France enterrait ces dangereux échevelés de la « pensée 68 » pour louer à nouveau l’humanisme citoyen et son vieil universalisme. On se focalisa sur Glucksmann, BHL, Bruckner, « les nouveaux philosophes » qui concentrèrent leurs réflexions sur la politique et les droits de l’homme. Ces intellectuels médiatiques allaient creuser en réalité le tombeau de la figure classique de l’intellectuel en politique.
Pendant qu’à grand renfort médiatique nous déchargions des sacs de riz dans les ports africains pour les populations en détresse, la French Theory prenait son essor aux États-Unis. Son corpus de théories philosophiques, littéraires, sociales s’appuie sur la notion de déconstruction, de biopouvoir, de micro-politique et de simulation et s’implante dans les universités américaines et influence les acteurs de la contre-culture. Baudrillard inspire la science-fiction, Deleuze et Guattari deviennent les pionniers de l’Internet avec la théorie du rhizome, Foucault celui des luttes communautaires et Derrida influence toute la théorie littéraire ; ils deviennent des opérateurs de radicalité en bouleversant tout le champ intellectuel. Ils ont en commun la volonté de déterritorialiser la pensée, de décloisonner les disciplines pour générer des mutations, faire émerger un impensé et créer de nouveaux savoirs. Réinterprétée, réappropriée au service des combats identitaires de la fin de siècle américain, la French Theory a contribué à l’apparition des mouvements pour les droits civiques sur les campus universitaires américains. Des études culturelles, études de genre et études postcoloniales qui révolutionnent les sciences sociales au niveau mondial alors que l’Hexagone s’enferme dans son village gaulois.
Nous sommes universalistes, héritiers des Lumières et nous ne voulons voir qu’une seule tête… Lorsque 20 000 personnes se rassemblent pour manifester contre les violences policières à Paris et le racisme systémique, on s’alerte sur « ces militants, pourtant anticapitalistes et antiaméricains, qui ne font que singer servilement ce qui se trame depuis quarante ans dans les universités outre-Atlantique » (Luc Ferry) et sur « le risque qu’a la France de devenir le 51e Etat américain » (Mathieu Bock-Côté, essayiste canadien). Régis Debray dans Alignez-vous ! (Gallimard, « Tracts en ligne », no 1) publie un essai très pessimiste consacré aux dérives du progressisme identitaire et écrit notamment : « Dans les années 1970, l’Amérique ouvrait grand ses campus progressistes aux penseurs de la French Theory – Jacques Derrida, Michel Foucault et Gilles Deleuze. Un demi-siècle plus tard, elle exporte sans droits de douane ses Torquemada [inquisiteur espagnol] du “racisme systémique” et du “privilège blanc” sur nos terres universalistes. » « La matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités » serait « le terreau d’une fragmentation des sociétés qui converge avec le modèle islamique », poursuitEmmanuel Macron.
Serions-nous en train de « remettre le couvert » avec Thomas Piketty, Esther Duflo, Yann LeCun pour les plus connus ? C’est d’un nouvel espace dont nous avons besoin pour nous mouvoir, penser, interagir. Le nôtre est trop étroit et il stigmatise les meilleurs. En cette nouvelle année qui arrive prenons l’engagement de renouveler nos élites accrochées au XIXe siècle, d’ouvrir de nouveaux horizons pour une autre pensée politique et économique ; acceptons que nous ne sommes plus le phare de la pensée mondiale et que nous avons de nouveaux espaces à investir.
Dix ans à chercher sur la planète quel est le meilleur endroit pour vivre et comment. Quelques dommages collatéraux et à trente ans un changement de cap qui m’a fait comprendre le dessous des cartes en termes d’économie et de politique. Passionnant. Un retour aux sources depuis dix ans qui ne me laisse plus le choix sinon de renverser la table . Maxime : « Ne jamais lâcher l’affaire. »