Historien de formation, j'écris l'histoire au présent (comme tout le…
Propagande, publicité, communication, guerre ou action psychologique saturent aujourd’hui tellement notre quotidien que nous en connaissons de nombreuses règles presque “naturellement”. Sans même y penser, nous savons qu’une marque, un parti ou un gouvernement cherche à nous convaincre de quelque chose dans à peu près n’importe quel message parmi les milliers que nous absorbons. Les techniques de propagande ne viennent cependant pas de nulle part. Nous proposons une série d’articles qui reviennent sur quelques techniciens qui, le siècle passé, ont fixé la plupart des règles qui nous sont devenues si familières.
“Il paraît que je devrais renoncer à mon poste à Berlin pour rejoindre Munich comme nouveau chef de la propagande. Ils veulent m’enlever du véritable pouvoir et le remplacer par une fausse autorité”.
Avec le recul, cette phrase extraite des carnets de Joseph Goebbels apparaît d’une grande ironie. Oui, Goebbels, considéré comme le grand manitou de la propagande au XXème ne voit pas du tout, lorsqu’il est nommé à la tête de la propagande du parti nazi en 1929, l’intérêt de son nouveau poste. Il regrette qu’on lui retire sa chefferie de la section de Berlin du parti. Autrement dit, il considère avoir plus de pouvoir à la tête d’une vulgaire milice qu’en charge de l’ensemble de la propagande du parti national-socialiste. Et cette impression n’est pas chez lui passagère. Encore en 1933, quand son parti accède au pouvoir en Allemagne, il écrit à propos de sa nouvelle nomination à la tête du ministère de la l’Éducation du peuple et de la Propagande, “c’est une humiliation”.
Bien sûr, il exprime là –dans son journal intime- aussi ses petites rancœurs de hiérarque du parti (en bons bureaucrates arrivistes, les chefs nazis se vouent tous des haines tenaces et s’estiment sans cesse lésés par les promotions de leurs camarades, conçus comme des concurrents directs). Mais il n’en demeure pas moins que Goebbels se montre assez septique sur l’étendue de ses pouvoirs. Et, somme toute, il n’a pas tout à fait tort : rien de moins palpable que le pouvoir de la propagande. Et ses effets sont d’autant plus difficiles à évaluer que les propagandistes n’auront de cesse de grossir l’impact de leurs (basses) œuvres et, ainsi, brouiller les résultats. Les propagandistes travaillent avant tout à leur propre promotion, si bien qu’il est impossible de mesurer exactement leur impact.
Il est néanmoins indéniable que le Dr Goebbels met en place une propagande efficace au niveau d’un empire (d’abord en Allemagne puis dans la presque totalité de l’Europe nazifiée, sans compter des propagandes à l’adresse d’autres pays encore neutres). Aussi, la question est de savoir en quoi repose cette propagande. Autrement dit, quels sont les apports techniques des nazis à cette forme de manipulation des esprits ?
Parler aux sentiments par des stéréotypes
La propagande nazie ne se caractérise pas par une grande subtilité (curieusement Goebbels s’en plaint d’ailleurs assez fréquemment, sans rien y changer). Elle repose sur deux principes, fixés en 1925 par Hitler dans son livre programmatique Mein Kampf :
“La faculté d’assimilation des masses n’est que très restreinte, son entendement petit, par contre son manque de mémoire est grand. Donc toute propagande efficace doit se limiter à des points fort peu nombreux et les faire valoir à coup de formules stéréotypées aussi longtemps qu’il le faudra jusqu’à ce que le dernier des auditeurs soit à même de saisir l’idée.”
Il insiste aussi sur un autre point :
“La grande masse d’un peuple ne se compose ni de professeurs ni de diplomates. Elle est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus facilement dans le domaine des sentiments et c’est là que se trouvent les ressorts secrets de ses réactions.”
(Les citations sont tirées d’Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, Ed. Flammarion, 2013. Pour ma part, à chaque fois que j’ai tâché de lire directement l’ouvrage d’Hitler je me suis assoupi au bout de quelques pages, qui plus est dans des rêves dégoûtants. Le Führer avait une prose tout à fait indigeste).
Ainsi, à partir de quelques observations, tirées de son activité antérieure de tribun dans les brasseries bavaroises, Hitler donne les deux grands axes de la propagande nazie : toucher les sentiments plutôt que la réflexion et répéter des stéréotypes. Il confie cette tâche en 1929 à l’un des rares universitaires à la tête de son parti, Joseph Goebbels donc.
Différencier les publics
“Répétez mille fois un mensonge et ce sera une vérité” dit l’adage attribué à Goebbels. Est-ce aussi simple ? En partie, mais la répétition n’explique pas tout, ce sont les variations d’un même message que Goebbels peut expérimenter à l’échelle d’un empire, avec tous les outils modernes disponibles. Il y a un tronc commun du message nazi, son idéologie, qui se retrouve à la fois dans les sciences, à l’université, à la radio en discours ou en œuvres de théâtre radiophonique, au cinéma, à l’opéra, à l’école, partout
Ce à quoi parvient Goebbels c’est un haut degré de coordination, de manière qu’il lui suffit de lancer un thème pour que celui-ci s’impose dans une vaste campagne médiatique multiforme. La multiplicité des canaux dont dispose son ministère permet d’adapter les formes aux différents publics.
Les nazis parviennent à sectoriser les messages, de sorte à s’adresser de manière extrêmement différenciée en fonction du public visé. Ainsi, la propagande nazie peut à la fois semer la terreur parmi leurs ennemis, politiques ou raciaux, alimenter le fanatisme (valeur positive pour les nazis) parmi les leurs, tout en adressant un message de bonhomie raisonnable au grand-public allemand (“nous sommes un peuple foncièrement bon, voire trop bon d’où nos soucis”) et étranger (“nous sommes un peuple pacifiste qui cherche à se rassembler à l’intérieur de son unité territorial, rien de plus”).
Enfin, la propagande nazie teste et maîtrise remarquablement bien tempo et paliers. Malgré la radicalité de son programme, elle parvient à l’imposer par paliers successifs, un message menant logiquement à un autre, rendant acceptable un suivant. Une telle stratégie de propagande ne peut que reposer sur une idéologie forte et claire, puisqu’il faut savoir initialement de quoi l’on souhaite convaincre à plus ou moins longue échéance.
Connaître ses publics
On pourrait croire qu’un pouvoir aussi dictatorial que celui qu’exercent les nazis sur l’Allemagne à partir de 1933 se fiche totalement de l’opinion de ses administrés. Ce n’est pas du tout le cas, l’administration nazie est à la fois productrice et consommatrice de sondages, elle cherche sans cesse à savoir “ce que pensent” les différents secteurs de la société. Pour la propagande, cette connaissance est essentielle. Plus fine sera la connaissance des aspirations ou ressentiments d’une population, plus adaptée sera la forme du message qui lui sera adressé.
En cela, la propagande nazie reprend des techniques des bolchéviques qui, dès 1917, dressent des “cartes de météorologie politique” permettant de visualiser avec des couleurs les tendances fortes des opinions (malaise provoquée par la faim, rejet de la guerre ou antisémitisme, par exemples) dans chaque région du vaste pays en révolution. Ainsi, la propagande peut s’adapter à chaque région, par exemple le célèbre train de Trotski était muni d’une imprimerie qui permettait de fabriquer sur place des journaux dont le contenu était en phase avec les questions dominantes dans la région où il se trouvait. C’est un point fondamental : les services de propagande ont toujours besoin d’informations, mais pas tant d’informations à diffuser que d’informations sur la population qu’ils souhaitent toucher.
Le temps, facteur crucial
Il est souvent dit que “la vérité finit toujours par se connaître” (entendu qu’il ne serait pas si nécessaire de s’activer pour la trouver). Outre l’imbécillité manifeste d’une telle affirmation (ou, plutôt, son indécence à l’heure où des dizaines de Julian Assange croupissent dans différents cachots à travers le monde pour révéler des documents d’intérêt public), les crétins qui la proclament avec suffisance ne saisissent pas que, précisément, le temps est crucial.
Une propagande se construit en fonction du temps. Il importe peu de connaître le véritable objectif d’Hitler une fois la Pologne conquise en septembre 1939, c’est un an avant, à la conférence de Munich, que cette information a une valeur politique cruciale. Dans une campagne de propagande, le degré de véridicité se choisit en fonction de l’objectif dans le temps. Plus l’objectif est éloigné dans le temps, plus s’impose la tendance à utiliser des informations véridiques (c’est-à-dire vérifiables ou à la factualité peu ou non contestables); en revanche, si l’objectif est à court terme, alors le mensonge même le plus grossier est envisageable –et souvent utilisé. La propagande nazie a sur ce point été d’une redoutable efficacité, en particulier en utilisant le mensonge décomplexé comme arme diplomatique (face, il est vrai, à des gouvernements –britannique et français- bien disposés à gober ces mensonges).
Parler aux sentiments plutôt qu’à la raison, répéter sans cesse les mêmes idées simples, adapter la forme du message au public ciblé, mentir sans vergogne… dès les années 1930, tous les procédés que nous voyons défiler aujourd’hui chaque jour sur nos écrans sont en place. A se demander si Facebook n’est pas un rêve de Goebbels.
Pour aller plus loin
A voir le documentaire Das Goebbels Experiment (2005) de Lutz Hachmeister (je n’ai pas trouvé de lien en accès libre).
A lire Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014.
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