Pseudo de Jérémy Rubenstein, historien, chroniqueur et écrivain (pas forcément…
Dans son dernier ouvrage, Éric Vuillard continue d’explorer l’histoire. Cette fois c’est celle de la guerre d’Indochine (1946-1954) qu’il scrute à travers quelques scènes décrites au scalpel. Son dispositif littéraire rend compte de l’horreur colonial que le Vietminh est parvenu à abattre.
Retour de l’écrivain engagé ?
Dans une interview accordée à Blast, le philosophe Michaël Foesel remarquait que seulement quelques années auparavant, il aurait rejeté le qualificatif d’“intellectuel engagé”. Figure du XXème, né durant l’Affaire Dreyfus, elle a eu ses heures de gloire. De la Guerre d’Espagne à celle du Vietnam, pour dénoncer les crimes des puissants et accompagner l’émancipation des peuples en lutte. De Malraux à Sartre, l’intellectuel engagé fit office de conscience d’époque. Mais les “philosophes” télévisuels, qui publient des livres destinés à ne pas être lus mais débattus, ont rendu cette figure détestable ou grotesque. L’œuvre de BHL et ses comparses (Onfray, Finkelkraut, etc.) se résume à avoir plongé cette figure centenaire dans le ridicule le plus abouti. Si bien que pas grand monde, à l’instar de Foesel, ne désirait y être associé.
Pourtant, la figure de l’écrivain engagé semble ressurgir (différemment, bien sûr). Et Éric Vuillard participe certainement de ce resurgissement, avec ses “récits” qui revisitent l’histoire d’une plume cruelle pour les puissant et généreuse avec les autres. Son œuvre ne se résume cependant pas à une simple inversion du récit historique traditionnel. Ce n’est pas qu’une histoire écrite par un lapin (selon la formule d’Howard Zinn, « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs »). Vuillard se penche sur des épisodes qui révèlent des aspects souvent peu explorés par l’historiographie, lui offrant des pistes de recherche.
La guerre d’Indochine se joue… sur un plateau de télévision
Ainsi, en abordant la guerre d’Indochine (1946-1954) dans son dernier ouvrage, Une sortie honorable, Vuillard s’attarde sur une scène assez étrange. Elle décrit le général De Lattre, alors commandant du corps expéditionnaire français en Indochine (1951). Considérant « qu’un événement n’existe pas tant qu’il n’existe pas dans les journaux », ce général est connu pour avoir donner une importance cruciale à la communication.
Or, Vuillard ressuscite une scène dans laquelle, loin de maîtriser l’image, De Lattre nage, s’enfonce, bafouille. Et pour cause, il n’est pas auprès de son propre service de propagande mais dans un studio de la NBC aux États-Unis. Il y est venu faire du lobbying pour obtenir le soutien matériel de la superpuissance. La scène est essentielle pour saisir la grande entourloupe des Français : faire passer leurs guerres coloniales comme un affrontement contre le communisme. Inscrire la guerre coloniale dans la guerre froide, afin de se présenter comme un cheval blanc du libéralisme (de sorte que les États-Unis soient stratégiquement obligés de soutenir la France).
Mais toute la finesse de la scène apparaît dans la maladresse de De Lattre : le général ne sait pas s’exprimer en anglais. Il se perd dans cette langue inconnue, sans compter la chaleur du studio et l’anxiété devant les millions de téléspectateurs qui lui font perdre tous ses moyens. C’est un de Lattre piteux que décrit Vuillard.
Les institutions possèdent les hommes
Pourtant, le message passe. La prestation télévisée atteint son but. Comment ? Par le professionnalisme des journalistes étasuniens et le dispositif télévisuel. Même avec un si piètre protagoniste, ce dispositif fait de la cause française une cause à défendre. Vuillard montre ainsi que peu importe que la performance de De Lattre soit si gourde. L’objectif est tout de même atteint. Dans les mains des experts en communication étasuniens, De Lattre n’est qu’une potiche.
Ce sont ces experts qui s’expriment réellement. Eux sont en capacité technique de propagande de faire entendre aux Étasuniens ce qu’ils souhaitent. En l’occurrence, ils veulent que la guerre d’Indochine soit perçue comme une succursale de celle de Corée, comme un second front d’une même guerre. Et ils y parviennent car eux maîtrisent l’image. En cela, ils sont infiniment plus –techniquement- puissants que les Français. Ces derniers, à l’instar de De Lattre, n’ont qu’une vague intuition sur le pouvoir de l’image. Ils ne la maîtrise pas, ne la comprennent que très peu. Ce sont des analphabètes de la télévision.
Vuillard montre ainsi des puissances qui dépassent les personnages. Des dispositifs, en l’occurrence télévisuels (dont chacun peut juger de la prégnance actuelle), qui sont bien plus puissants que les volontés individuels. Le récit se plonge à plusieurs reprises dans des scènes où les rôles institutionnels possèdent les personnages qui les incarnent. Ceux-ci peuvent être de braves gens mais ils agissent en fonction de leurs fonctions sociales, quitte à en devenir ignobles. C’est tout le génie historien de l’écrivain Vuillard que de ressusciter des scènes oubliées où l’on voit des personnages (“réels” ou historiques), pas particulièrement bons ou mauvais, mais se comportant comme des porcs parce que le poids de l’institution les y mènent.
Une guerre inutile, même pour les financiers
Vuillard parvient, dans un récit concis de cette guerre complexe, à mettre en évidence une chaîne de production d’injustice et de domination. Et là, surprise : les intérêts financiers des industriels français ne sont pas dans la guerre. « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels » disait Anatole France en référence à la Première Guerre Mondiale. Vuillard ajoute une ironie macabre à cet énoncé incontestable : les financiers français se sont déjà fait la malle dès les prémisses de la guerre d’Indochine. La bourse a immédiatement analysé que cette guerre serait, à plus ou moins longue échéance, perdue pour la France. Elle a donc investi ailleurs.
Les braves petits soldats français ont ainsi massacrés des dizaines de milliers de civils et des milliers de combattants Vietminh (front indépendantiste). Ils sont morts ou restés prisonniers dans des camps atroces durant de longues années. Et tout cela, pour rien. Pas même les habituels intérêts financiers. Ha, si, pour que quelques politiciens et généraux puissent effectuer une sortie honorable.