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Techniques de propagande (4) Michel Frois

Techniques de propagande (4) Michel Frois

Propagande, publicité, communication, guerre ou action psychologique saturent aujourd’hui tellement notre quotidien que nous en connaissons de nombreuses règles presque “naturellement”. Sans même y penser, nous savons qu’une marque, un parti ou un gouvernement cherche à nous convaincre de quelque chose dans à peu près n’importe quel message parmi les milliers que nous absorbons. Les techniques de propagande ne viennent cependant pas de nulle part. Nous proposons une série d’articles qui reviennent sur quelques techniciens qui, le siècle passé, ont fixé la plupart des règles qui nous sont devenues si familières.

En 1998 était fondé le Mouvement des Entreprises de France (Medef), organisme qui, à l’occasion, dirige de manière non-officielle aux grandes décisions économiques françaises, par exemple sur la transparence (ou, plutôt, le choix de l’opacité) fiscale au niveau européen. En fait, cet organisme existait depuis au moins 1945 mais il s’appelait auparavant Conseil National du Patronat Français (CNPF) qui représentait le même secteur social (les patrons, surtout des grandes entreprises). Pourquoi changer de nom ? Parce que le terme “patronat” résonne fâcheusement avec despotisme.

Les entreprises sont structurées de manière pyramidale avec des décisions, en dernière instance, prises par le seul patron ; s’il fallait transposer la structure des entreprises à un régime politique, celui-ci ne pourrait être appelé que dictature. Si bien que nous vivons dans un curieux système dans lequel nombre d’habitants vivant “en démocratie” passent leurs journées dans de “petites dictatures”, avec des patrons exerçant leur despotisme, éclairé ou pas. Citoyennes dans la cité et sujettes dans l’entreprise, c’est le lot commun de millions de personnes.

Autant dire que le concept même de patronat n’est pas très touchy en démocratie. D’où l’idée d’insister sur le terme d’entrepreneur et d’effacer celui de patron. Un certain Michel Frois (1914-2000) a, dès la fin de années 1960, très bien compris cette subtilité sémantique et il a milité pour le passage d’un terme à l’autre, si bien que l’adoption de l’acronyme “Medef” trente ans plus tard est un peu l’aboutissement de son œuvre. Ce n’est pas la première fois que Frois a cherché à changer le nom d’un organisme pour en voiler la raison d’être. Quelques années avant qu’il prenne en charge la communication du patronat français, il faisait carrière dans l’armée.

Le capitaine Frois, très inspiré par la communication de l’US Army durant la Seconde Guerre Mondiale, a ainsi pris en main le service de propagande de l’armée française –en guerre coloniale depuis 1946- en Indochine en 1950. Cette officine s’appelait “Service presse propagande information” ; sous l’impulsion de Michel Frois il devient le “Service presse information” (SPI). Autrement dit, Frois a très bien compris qu’il fallait bannir le terme “propagande” afin de séduire les journalistes qui se sont abondamment abreuvés de ses “informations”. « Pour se servir de la presse, il faut la servir » devient dès cette époque son leitmotiv.

Lorsqu’il développe son arsenal de séduction envers la presse, il travaille sous les ordre d’un général obnubilé par l’image : De Lattre de Tassigny (1889-1952), pour qui « les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’on les fait apparaître ». Pour De Lattre, peu importe de gagner une bataille militaire, si celle-ci n’est pas médiatisée dans le monde entier elle ne sert à rien. Frois met alors en place toute une structure destinée à fournir des éléments de reportage clef-en-main aux journaux qui les publient volontiers (ça baisse notablement le coût). En particulier, il leur offre les photographies qui font la joie des magazines hebdomadaires émergeant alors (Paris-Match est fondé en 1949, avec sa devise “le poids des mots, le choc des photos”). Dans ses mémoires, Michel Frois se vante ainsi d’avoir été la seule source mondiale de photographies sur le conflit indochinois. Le “choc des images” est surtout une opération de propagande.

Muté à Paris, Frois poursuit sa carrière dans la communication militaire, cette fois directement au ministère de la Défense. En 1954, la guerre coloniale d’Algérie succède à la débâcle en Indochine. La communication y joue un rôle toujours plus crucial, elle est désormais comprise par l’armée française comme une arme à part entière : l’arme psychologique. Mais, de nouveau, Michel Frois souhaite éviter que l’on nomme les choses par leurs noms. Ainsi, il prend la tête du “Service d’action psychologique et d’information” mais regrette que ses collègues refusent de supprimer la malodorante –mais très précise- expression “action psychologique”. C’est son binôme à la direction du service, chargé de la communication mais aussi doté d’un pouvoir de censure sur tous les journaux français, qui a imposé cet intitulé.

Dans ses mémoires, Michel Frois prend bien soin de se distinguer de ce fameux binôme. Et pour cause, il s’agit d’un personnage pour le moins sulfureux : le colonel Charles Lacheroy (1906-2005). Père-fondateur de la doctrine française de contre-insurrection (appelée “Doctrine de Guerre Révolutionnaire”, DGR pour les intimes), Lacheroy prône un contrôle total (corps et esprits) de l’ensemble de population afin de réduire les potentiels insurgés (qui ne rencontreront ainsi aucun refuge en son sein). Aussi, pour Lacheroy, les objectifs du Service sont clairs : par la censure et la propagande, il s’agit de contrôler fermement tout ce que les gens pensent (en l’occurrence de la guerre d’Algérie). De plus, Lacheroy est par la suite l’une des têtes pensantes de l’OAS (Organisation Armée Secrète) qui réunit les ultras de l’Algérie française. Outre de multiples tentatives d’assassinat du chef de l’État (De Gaulle), l’OAS prône et utilise le terrorisme pour, littéralement, terroriser la population afin qu’elle accepte la domination coloniale française sur l’Algérie.

On comprend, dès lors, que le mielleux publicitaire Frois souhaite, à la fin de sa vie, se démarquer très nettement du rugueux Lacheroy. Ils ont cependant dirigé ensemble ce Service, et ce qui distingue l’un de l’autre est surtout la franchise. Lacheroy admet sans détour vouloir contrôler drastiquement les idées, Michel Frois louvoie et ne reconnaît jamais que son métier consiste à manipuler les esprits. Il trouve sans cesse des mots plus aimables, et menteurs, pour désigner son activité.

En 1957, cependant, Frois démissionne de l’armée avec le grade de lieutenant-colonel. Cette démission fait suite à un nouveau désastre de l’armée française : l’invasion, avec Britanniques et Israéliens, de l’Égypte, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Gamal Abdel Nasser (1918-1970) en 1956. La France et l’Angleterre ont encore du mal à comprendre qu’elles ne sont désormais que des puissances très secondaires, mais doivent plier devant les exigences des vraies puissances : l’URSS et les USA renvoient à la niche les anciennes puissances coloniales. Dans les manuels d’Histoire, on insiste rarement sur cette date de novembre 1956. C’est pourtant le moment où la France et l’Angleterre sont obligés d’admettre qu’elles ne sont plus des grandes puissances (ceci-dit, à voir l’arrogance des “élites” dirigeantes françaises et britanniques actuelles, on peut douter que 65 ans plus tard elles aient bien compris le message).

Quoiqu’il en soit, cet épisode décide le capitaine Frois de quitter l’armée. Il va désormais sévir dans le privé. Durant une dizaine d’années, il s’occupe des relations publiques de différentes entreprises mais sa véritable opportunité apparaît en 1969 lorsqu’il prend la tête de la communication du CNPF. Nous sommes dans les “années 68” et le patronat n’a pas très bonne presse. Il est alors assez commun de considérer les patrons comme des parasites qui sucent le sang des travailleurs, voire comme des exploiteurs auxquels il conviendrait de raccourcir la tête (par exemple, Renaud chante sur la première chaîne de télévision –TF1- en 1975 “camarade bourgeois, camarade fils à papa, je sais que ton père est patron, faut pas en faire un complexe, le jour de la Révolution, on ne lui coupera que la tête”).

« Unité contre le patronat » Affiche de mai 68

La mission de Michel Frois consiste à changer la perception des Français : d’un parasite exploiteur, le patron doit devenir un entrepreneur qui prend des risques pour le reste de la société et qui ploie sous les impôts et les taxes. Dès les années 1980, l’objectif est atteint: il n’est plus question d’exploitation mais de prises de risques. Bernard Tapie devient un héros parce qu’il fait du fric en désossant des entreprises industrielles qu’il revend à la découpe. Et, déjà, Bolloré est présenté comme un jeune entrepreneur dont on loue la capacité de management. Entre temps, Frois a agrandi démesurément le service de communication du CNPF, recrutant des dizaines de “jeunes talents” (qui, pour la plupart, sévissent encore aujourd’hui comme conseillers en com’ des grandes fortunes françaises).

Qu’apporte Michel Frois en terme de technique de propagande ? Pas grand chose, il ne fait qu’appliquer les grands principes que nous avons déjà vus avec Müzenberg, Goebbels et surtout Bernays. Néanmoins, il sait s’insérer dans le petit monde journalistico-intellectuel parisien, avec un vrai talent pour séduire les journalistes afin que ceux-ci travaillent, plus ou moins à leur insu (il faut dire qu’il prêche souvent des convaincus dans ce milieu fasciné par la “réussite” individuelle des grandes fortunes), pour ses clients (tous partie du patronat français). Surtout, le parcours de Michel Frois, passé du militaire au privé, nous rappelle un point fondamental : la propagande est une arme de guerre. Aussi, que le patronat français fasse appel à un capitaine de Cavalerie pour diriger sa propagande doit nous interroger sur contre qui ce patronat est en guerre.

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Source principale :

Michel Frois, La révélation de Casablanca : mémoires d’un officier de cavalerie atteint par le virus de la communication, Atlantica, 1999.

Autres sources

Il est rare qu’une preuve aussi formelle du lien entre le Medef et le gouvernement (quel que soit sa couleur affichée) apparaisse. Dans ce cas, la France a tout simplement défendu la position du Medef sur la transparence fiscale devant l’Europe (la fraude fiscale est estimée, par le syndicat Solidaire, à entre 80 et 100 milliards d’euros seulement en France https://www.challenges.fr/economie/fiscalite/fraude-fiscale-a-80-milliards-solidaires-conteste-darmanin_641474, à titre de comparaison la Cour des comptes estime à 1 milliard la fraude sociale: https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/ces-trois-chiffres-qui-illustrent-l-ampleur-de-la-fraude-sociale-en-france_2134319.html

https://www.huffingtonpost.fr/entry/transparence-fiscale-dans-lue-le-medef-a-t-il-ecrit-la-position-de-la-france_fr_6082e0bee4b05af50db51010

A écouter Renaud pas très gentil avec les bourgeois

A lire :

-Benoît Collombat et David Servenay (dirs), Histoire secrète du patronat, La Découverte, 2014.

Aurore Gorius et Michaël Moreau, Les gourous de la com’. Trente ans de manipulations politiques et économiques, La Découverte, 2012

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