Journaliste indépendant, Sullivan Lépine est également artiste et producteur de…
Ce vendredi 3 juin 2022, en fin d’après-midi, Dj Djel et moi nous attablons autour d’un verre. Sur l’agréable terrasse ombragée du café Ninkasi à Lyon. Il se réjouit du beau temps. Djel est un homme solaire.
Plus tard, au cours de la soirée, je l’entendrai dire à d’autres personnes présentes « à une époque j’avais un groupe et j’ai eu cette chance de pouvoir voyager un peu ». Djel est un homme humble. Ce groupe, c’était la Fonky Family. Un monument de la musique française.
Djel, commençons par une question qu’on ne se pose pas assez souvent. En 2022, es tu un homme heureux ?
Oui je suis un homme heureux, tu sais moi je suis un homme heureux généralement. J’ai ma fille, j’ai ma femme, je fais le métier que j’aime faire, je suis en bonne santé. On est maintenant sur la pente descendante donc c’est important de l’être si tu veux être bien dans ce que tu fais, dans ta vie, avec les gens que tu aimes. Je suis un homme heureux, à fond. C’est un bon slogan ça.
Un petit mot sur la raison de ta présence à Lyon aujourd’hui ?
Ce soir je joue au Ninkasi avec un ami et DJ fort connu qui s’appelle DJ Fly, plusieurs fois champion du monde, notamment en équipe avec DJ Netik et en individuel. Un monstre des platines, un mec que je respecte énormément, tant par la technique, la carrière que par l’humain lui-même. C’est un vrai plaisir de venir jouer à Lyon, surtout en mode DJ. J’étais surtout venu avec des groupes, en plus il fait beau, à Marseille il pleuvait (rires), du coup je suis au bon endroit ! Ce soir on va se faire plaisir, on pourra jouer ensemble car il y a quatre platines. C’est un honneur pour moi de jouer avec l’un des monstres sacrés du turntablism.

Photo: Sullivan Lépine.
Puisque tu parlais de Netik qui a tout récemment annoncé suspendre sa carrière suite à un problème de santé (auditif), comment va-t-il ? As-tu de ses nouvelles ?
Moralement je ne peux pas me mettre à sa place, ça ne doit pas être la fête même si je ne doute pas qu’il trouvera autre chose à faire dans la vie. Netik je le connais depuis très longtemps. A une époque nous avions un groupe qui avait été fondé par Eben de 2 Bal 2 Neg qui s’appelait Calibre 33 et qui réunissait 33 DJ’s à travers la France dont DJ Netik. J’ai énormément de respect pour lui, aussi à titre humain, c’est un gars adorable, posé, ça me chagrine pour lui. Mais c’est une personne pleine de capacités et qui sait faire plein de choses autre que la musique. Mais c’est dur de se faire quitter par son premier amour (la musique), j’imagine.
Toutes nos pensées pour DJ Netik. Alors je ne vais pas te présenter, tout le monde te connaît comme étant l’un des membres fondateurs de la Fonky Family. Djel, gamin de Belsunce, centre ville de Marseille, puis le succès. Ensuite les heures plus sombres avec la séparation du groupe, une renaissance en solo. Comment fait-on ?
Et bien tu vois, on se doit d’être heureux, on en revient là, on se doit de positiver. Ce n’est jamais facile d’avoir été le groupe numéro 1, la superstar des années 1990 et 2000 et de redescendre de ça. Si tu ne travailles pas sur ton ego, si tu ne travailles pas assez sur toi ça peut être encore plus dur. Il y a une époque où c’était vraiment très dur, la dépression, l’enfermement, le dégoût, l’envie de tout arrêter. J’ai vécu tout ça mais je me suis rendu compte, alors je sais faire d’autres choses mais globalement c’est ce que je faisais de mieux et qu’entre être indépendant et être mainstream il y a plein d’autres façons de vivre de ta musique.
On le voit dans le rap car c’est la musique populaire numéro 1 mais aussi dans la musique contemporaine, dans le rock, dans l’électro. J’ai compris que je pouvais continuer de vivre différemment de ma musique, alors finalement est-ce que ce n’est pas ça d’être heureux ? Finalement le principal est de pouvoir payer ses factures mais surtout de pouvoir s’occuper de sa famille et d’assister à son évolution. Aujourd’hui je ne regrette rien. Je ne fais pas ça pour avoir un statut mais pour être équilibré.
J’ai lu un jour une interview de toi où tu parlais de cette période de dépression et tu disais, je te cite : « Et puis un jour j’ai jeté ma casquette de galérien et j’ai acheté un joli chapeau ».
Exactement. J’ai jeté cette casquette, rapport une époque, un style de vie. La casquette, je vois ça comme un truc de jeunes. Le chapeau représente une certaine maturité. Si on en revient à nos aïeux, ceux qui portaient les chapeaux étaient les papas, les tontons. C’était les gens posés. Ceux qui portaient la casquette, je parle de la gavroche, sortaient, aller jouer aux boules. Mais c’est pareil avec la New Era finalement. Une fois que j’avais atteint le stade de la maturité et que l’époque de la FF était finie, j’ai eu besoin d’enterrer DJ Djel et de faire naître un autre personnage, c’est là où est né Diamond Cutter, mon autre nom. A l’époque du début des réseaux sociaux j’avais fait des posts qui mettaient en scène la mort de DJ Djel, dans le but de me requalifier et de me recentrer sur autre chose.
J’ai repris la prod, j’ai joué dans des soirées dites open format, des soirées techno où je jouais quand même du rap. J’ai joué dans des soirées rock, dans des bars, des bouges, des endroits complètement atypiques. On appelait aussi ces soirées des burnings, il y avait de tout, on jouait aussi bien du Manu Dibango que du Onyx. Ce mélange des genres m’a aussi permis de me reconnecter avec mes origines. Je ne suis pas d’une génération qui venait du rap, je viens de la musique populaire. Moi c’était le raï, c’était Francis Cabrel, Supertramp, Toto, Kool and The Gang, Grandmaster Flash. J’avais aussi besoin de me reconnecter à la musique populaire. Et puis je me suis finalement réconcilié avec le rap. Le chapeau a servi à tout ça.
Etait-ce difficile de se défaire de cette image publique, celle du DJ de la Fonky Family ?
Oui bien sûr, à une époque c’était difficile d’être toujours affilié au groupe et ça me gonflait d’entendre « DJ Djel de la Fonky Family ». J’avais besoin de m’émanciper. Besoin d’être indépendant de cette image-là. Aujourd’hui je le suis complètement. Je suis aussi le DJ qui tourne avec Alkpote, avec RED K, Faf Larage et d’autres. J’ai aussi sorti un album où il y a la présence de deux membres de la Fonky Family pour le clin d’œil mais ce n’est pas un album de rap marseillais.
Tu disais plus tôt avoir repris la prod, on te connaît moins comme beatmaker…
Oui, je ne suis pas du tout beatmaker aux débuts de la Fonky Family, c’est Pone qui m’a inculqué le beatmaking. C’est lui qui m’avait poussé à aller acheter une MPC. Et je me suis retrouvé à produire un titre sur Art de rue, un titre sur l’album du Rat Luciano, sur Marginale musique etc. Et puis à l’époque 2014, 2015, 2016, j’ai sorti l’album Rendez-vous où pour moi je fais le dernier album de boom-bap tel que je l’entends. Avec de nombreux invités que j’ai rencontrés, je voulais lier ce multiculturalisme qu’est le rap donc il y a sur l’album un japonais, un tunisien, un italien, un brésilien, une polynésienne. On a créé des titres qui me sont chers car c’était un départ vers de nouveaux horizons.
Tu as donc parfaitement ingéré et incarné ta ville, Marseille. Une ville portuaire, une ville ouverte sur le monde.
Exactement, c’est Marseille qui déteint à travers ce projet. Il y a ici tellement de cultures et de senteurs différentes. Je voulais recracher la multiplicité de Marseille et donner une sensation olfactive aux titres. C’est important pour moi.
Ces deux ans de pandémie, de culture à l’arrêt t’ont-ils transformé en tant qu’artiste, en tant qu’être humain ? As-tu découvert des choses sur toi-même, ou t’es tu livré à des activités que tu n’aurais jamais envisagé de faire ?
Oui, surtout en tant qu’être humain. J’ai pu mettre cette période à profit et vivre des choses plus intenses avec ma famille même en délaissant complètement la musique, bien qu’en ayant peur qu’un jour tout s’arrête. Je me suis concentré sur le fait de kiffer en fait, ça nous a appris que tout pouvait changer du jour au lendemain. La maladie, la vie, les choix de l’Etat sur lesquels nous ne pouvons rien faire. Ma prise de conscience était bien plus humaine qu’artistique.
Vraiment aujourd’hui au sujet de la musique je m’en fous de faire un morceau underground ou un morceau mainstream. Pour moi c’est la rencontre humaine qui fait le titre. Mais il y a les livres et la vie, il y a les disques et la vie. La vie est beaucoup plus importante. La vie dans sa totalité est bien plus enrichissante que la musique. A mon dernier jour je veux pouvoir me dire avoir transmis des valeurs, aux gens, à ma famille, et avoir construit pour la culture. J’aime l’art sous toutes ses formes, j’ai aussi fait du théâtre, du cinéma. Mais il faut être droit dans tes baskets, avoir des convictions, vivre pour ce que tu aimes.
Djel, tu es un artiste engagé. Je parle d’un engagement au quotidien, que tu incarnes parfaitement à mes yeux. Tout d’abord l’école de DJ’s, que tu as fondée à Marseille et qui donne la possibilité à toutes et tous de pouvoir y prendre des cours pour la somme de 2 euros, ou 25 euros par trimestre. Penses-tu que ta génération a une responsabilité de transmission envers les jeunes ? Et comment endosses-tu cette responsabilité ?
Alors moi je déteste le côté « rap égal intervenant social ». Justement je le fais car je suis un intervenant culturel. Ca me met en colère que de penser qu’un rappeur est limité à aller dans un centre social donner des cours de rap. Je vois plus un rappeur écrire des livres, écrire des scénarios, faire un masterclass d’écriture plutôt que d’aller aider des jeunes dans les quartiers comme s’ils ne pouvaient pas se débrouiller tout seuls.
Ma démarche est beaucoup plus culturelle que sociale. Et puisque dans le culturel nous ne sommes jamais loin du social, en donnant accès à cette culture on ouvre d’autres portes vers le social. J’aurais pu ouvrir une école à 10 000 balles l’année mais ce n’est pas ce qui m’intéressait. Ce qui m’intéresse c’est de donner un jour par semaine de ma vie, en l’occurrence le mercredi pour pouvoir échanger avec des gens qui sont passionnés. La vision qui est pour moi archaïque d’envoyer un rappeur deux heures dans un quartier pour éviter que les jeunes fassent des conneries est hyper insultante aujourd’hui.
Oui, c’est aussi maintenir ce plafond de verre au-dessus des jeunes qui leur dit qu’ils ne peuvent rien faire à part du rap…
Exactement. Il faut apporter autre chose dans les quartiers et éviter qu’on ghettoïse encore ces choses là. Comme le golf ne serait que pour certaines personnes, le foot ou le rap pour d’autres. J’essaie de lier la culture au social sans coller de mauvaises étiquettes ou se retrancher dans de mauvais replis, que souvent les politiques veulent nous donner, de droite comme de gauche d’ailleurs. Je me bats beaucoup pour ça dans ma vie. On n’a pas envie d’être des encadrants à vie pour des gamins qui apprennent d’ailleurs très bien les choses par eux-mêmes puisque aujourd’hui il y a des tutos partout sur internet. C’est une génération très dégourdie et internet peut être un outil fabuleux. Il faut en finir avec cette ancienne vision du hip-hop qui serait qu’on envoie des mecs dans les quartiers pour s’occuper des jeunes, nous ne sommes pas des acteurs sociaux.
Egalement à propos d’engagement, on t’a vu il y a quelques mois avec ta fille dans une campagne vidéo de l’OM contre le sexisme…
Donc moi j’ai une fille, si j’avais eu un fils ça serait pareil. Mais j’ai une fille et je l’élève en lui disant qu’elle est aussi forte qu’un garçon, aussi intelligente qu’un garçon, qu’elle peut se défendre contre un garçon mais je ne diabolise pas les garçons. Et j’apprends aussi à savoir comment fonctionnent les filles auprès de la mienne. Alors le féminisme poussé à l’extrême me dégoûte, tout comme le machisme.
J’apprends à ma fille que tout est possible, évidemment je ne parle pas encore de sexualité, elle n’a que six ans, mais je lui inculque l’égalité. C’est d’ailleurs pareil pour les couleurs, pour les religions, pareil pour toutes les différences, aussi que l’on soit valide, ou non.
Pour moi c’est important, je viens d’une famille d’Afrique du Nord, à la frontière de la Mauritanie et du Maroc, ma sœur a la peau noire, je suis un peu plus clair. J’ai des demi-frères qui sont très blancs, mon neveu est à moitié congolais. Je suis dans un microcosme familial qui est très ouvert. Ma fille, je lui apprends ça tous les jours. J’ai aussi un frère qui a une polio. Pour moi, l’humanité et l’égalité entre toutes et tous est hyper importante.
Pour cette vidéo, c’est un ami qui me l’a proposé et il m’a dit qu’il me voyait moi dedans car c’est vrai qu’avec ma fille je suis tout le temps en osmose. On fait plein de choses ensemble, je l’amène aux battles de danse et à l’école de Dj’s. Je lui montre ce qu’est l’art. Peut-être qu’elle n’en fera jamais car je ne la pousse pas mais je lui propose des choses. Alors même si je ne suis pas très foot, c’était super important pour moi de faire cette vidéo. Je voulais aussi qu’il y ait une preuve en vidéo pour ma fille plus tard. Qu’elle puisse voir que son père était quelqu’un d’ouvert et qu’elle voit mon investissement pour elle.
Et dans la culture rap, penses-tu qu’on soit à la traîne en terme d’égalité femmes-hommes, alors que nous avons combattu ces clichés misogynes et sexistes depuis des années ?
Alors pour moi c’est un faux sujet. C’est la société qui est misogyne et sexiste. Et c’est pareil dans le jazz, dans le rock, partout. Aujourd’hui il y a de plus en plus de femmes qui rappent et c’est très bien. C’est une étiquette qu’on nous a collé comme ça alors que sérieusement, à part le con, qui n’accepterait pas de voir des femmes dans la culture hip-hop ? A part le con, qui n’accepterait pas de voir une femme s’émanciper ? Et le con, il a multiples religions, multiples couleurs, multiples facettes. Le con n’a pas de frontières. C’est vrai on nous a souvent collé cette image de con mais on aimait justement la culture hip-hop parce qu’elle ouvrait à de vraies diversités et je me retrouvais à travers tout ça.
Quel est ton rapport aux livres, à la littérature, à la lecture ?
Alors je ne suis pas quelqu’un qui bouquine beaucoup mais il y a des gens qui m’ont amené aux livres. Alors moi qui vient de Marseille c’était La gloire de mon père de Marcel Pagnol et tout ce qu’il dépeint, en rapport à la famille, aux vacances, aux odeurs. Un jour j’ai découvert un livre qui m’a subjugué, c’était L’alchimiste de Paulo Coelho. Alors bien sûr j’en ai lu d’autres mais ce bouquin là c’était pour moi la possibilité de faire quelque chose de sa vie. C’est un peu mon livre de chevet. C’est vrai j’ai plein de livres mais je ne les lis qu’à moitié.
Ah oui il y a L’alchimiste et Le prophète de Khalil Gibran qui sont en fait des livres très humanistes. Ce sont mes deux références. Ces livres se lisent facilement, se comprennent facilement c’est vrai je ne me suis pas encore ouvert aux Nietzsche ou aux trucs comme ça. Je ne suis pas un gros lecteur, mais je lis dans les gens (rires). C’est une autre façon de lire.
Allez, finissons sur un petit portrait chinois. Si tu étais un album de rap ?
Step in the arena de Gang Starr.
Un producteur ?
Kanye West.
Un rappeur ?
Je serais Slick Rick. On parle souvent de Rakim, mais Slick Rick a aussi été l’un des mecs qui a influencé tout ce qui a été fait ensuite. Cet anglais qui arrive aux Etats-Unis et qui vit clandestinement, qui est un vrai personnage et qui va devenir une légende…
Un réalisateur de cinéma ?
Les frères Coen. J’allais te dire Scorsese mais non, non, les frères Coen. Fargo, tout ça… Ca m’a mis une claque.
Un animal ?
Un panda roux. Si j’étais un animal je serais un panda roux. On dirait un renard mais ce n’est pas un renard. C’est beau, ça a l’air tranquille.
Un voyage ?
Une île. Peu importe laquelle. Je serais une île.
Merci infiniment, Djel.
(Propos recueillis le vendredi 3 juin 2022, à Lyon).
Journaliste indépendant, Sullivan Lépine est également artiste et producteur de hip-hop connu sous le nom de Aneeway Jones. Il a travaillé avec, entre autres, Akhenaton du groupe IAM, Napoleon Da Legend et les chaînes de télévision Canal Plus et Bein Sports. Il est aussi le co-fondateur du label Paraprod Music.