Dix ans à chercher sur la planète quel est le…
Godard est mort, vive Godard ! Avec lui ce sont les dernières lumières du XXe qui s’éteignent. Fin d’une époque, d’un règne. Les grandes figures culturelles qui ont inventé le XXe siècle s’effacent une à une. Ou sont les héros qui vont peser sur l’histoire comme au siècle précédent ?
On connaît l’influence de la « nouvelle vague » sur tout le cinéma contemporain et des réalisateurs majeurs tels que Martin Scorsese, George Lucas, Francis Ford Coppola, Quentin Tarantino et Brian De Palma. Ce mouvement apparu dans les années cinquante a tout simplement fait exploser l’exercice narratif et fait voler en éclats les notions d’intrigues et de personnages. Godard en fut l’un des acteurs les plus éminents et les plus influents.
Pour Godard le film appartient au spectateur
Pour le philosophe Gilles Deleuze, l’art du montage chez Godard est construit sur l’usage du ET, de l’entre-deux pour montrer le no man’s land des frontières. « Ce qui compte chez lui, ce n’est pas 2 ou 3, ou n’importe combien, c’est ET, la conjonction ET. L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel. C’est l’important parce que notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. […] Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière […] Le but de Godard : “voir les frontières”, c’est-à-dire faire voir l’imperceptible. » Il n’y a pas toujours de scénario chez Godard ni de dialogues préétablis, c’est une suite de collages, une mosaïque de fragments visuels assemblés selon des liens plastiques et sonores. Le sens de ses films n’est pas donné comme un fil conducteur, il appartient au spectateur.
Au-delà du cinéma, ce sont toutes les disciplines artistiques qui ont explosé l’ordre établi au XXe siècle
L’expressionisme, le cubisme, le surréalisme, le courant réaliste américain, etc., nous ont ouvert sur des territoires inconnus en dégageant un nouveau sens du futur. Pablo Picasso abandonne l’unicité des regards pour en introduire de multiples sous des angles différents, juxtaposés ou enchevêtrés dans une même œuvre. Multiplier les points de vue sur un sujet le tout dans la même toile. Il s’affranchit de la perspective pour donner une importance prépondérante aux plans dans l’éclatement des volumes. On nommera cette approche le cubisme qui fut largement inspiré des cultures africaines.
Joyce fait éclater la notion de phrase linéaire
Joyce fait exploser la notion de phrase grammaticale pour nous plonger dans une liberté de forme absolue que l’on trouvera dans Ulysse et dans son ouvrage le plus extrême, Finnegans Wake qui est tout simplement illisible tant il mêle les langues et les styles. Dans ce dernier, le mélange des temps, l’enchevêtrement des figures de style, et le manque de ponctuation font ressortir une instabilité émotionnelle qui comme Picasso dans la peinture fait émerger différents points de vue au sein même d’un même texte : le lecteur ne sait plus qui est le sujet, de quoi on parle, et le sens du texte.
La XXIe siècle et ses nouveaux abîmes
Que sont devenus aujourd’hui, aux portes du nouveau siècle, ces mouvements radicaux portés par Joyce, Picasso, Godard et bien d’autres ? Récupérés, avalés par la culture dominante ! Le révolutionnaire devient mainstream. Pour se nourrir, l’histoire mange cruellement les femmes et les hommes qu’elle a précédemment portés. Si le XXe siècle a dégagé des horizons en explosant nos limites et nos carcans, il a parallèlement ouvert des abîmes qui nous laissent sans mots, sans voix. Un voile se déchire et ils sont une multitude à nous dissimuler le futur.
De nouveau nous n’avons plus les outils pour dire, représenter.
Ruptures technologies, explosion des frontières, possibilités infinies de la science, c’est une autre forme de nous-mêmes tentaculaire qui émerge au XXIe siècle et sur laquelle nous n’avons plus aucune prise. De nouveau nous n’avons plus les outils pour dire, représenter. Le temps des utopies tant artistiques que politiques qui ont fondé le siècle précédent semble suspendu, noyé sous une forme de consensus qui ouvre la porte à tous les prédateurs. Les artistes dans un contexte déprimé et sans horizon peuvent-ils encore proposer des esthétiques de confrontation et de rupture ? L’art, happé par un processus de marchandisation et intégré dans un consensuel « tout culturel » (cf. les fondations), peut-il encore déployer une contre-culture ? Un langage polémique et de rupture qui autorise des possibles ?
L’art, comme nous le dit Ernst Bloch, est-il encore un laboratoire au sein duquel, à partir de quelques fragments de la réalité empirique, sont esquissés les contours hypothétiques du non-encore-là.
Une démarche radicale qui n’a pas encore trouvé son fil
Nombreux sont les créateurs qui nous proposent de nouvelles formes et de nouveaux langages, de nouveaux combats : performances du corps, usages des technologies, confrontation à l’univers des sciences, création de réseaux, d’intelligences. Nous avons cependant besoin d’arracher le sol sous les pieds pour être à la hauteur de l’immense boîte de Pandore qui s’ouvre sous nos pas. Nous avons besoin des Picasso, des Joyce, des Godard du XXIe siècle pour faire émerger le non-encore-là. Percevoir les frontières, déceler l’imperceptible de notre époque pour en dessiner les nouvelles formes, les nouveaux contours. Déceler les possibilités qui s’y cachent. Une démarche radicale qui n’a pas encore trouvé son fil conducteur, ses acteurs et cette raison d’être qui va « changer la conscience et la pulsion des hommes et femmes », comme le soutenait Herbert Marcuse.
Pourquoi cette difficulté à faire mouvement
Le rap, la danse, le cinéma et toutes les formes d’art non-encore-là dessinent sans aucun doute des territoires jusque-là inconnus. Pourquoi cette difficulté à faire mouvement, à peser sur l’histoire comme au siècle précédent ? Serions-nous comme des aveugles, en train de construire la culture du XXIe siècle avec les outils du XXe siècle ? Aurions-nous besoin de nous libérer des fantômes du siècle passé pour trouver nos « héros » et transformer le monde réel ? C’est en nous poussant dans nos retranchements et en « forçant » les expériences radicales que nous trouverons les réponses à ces questions sans âge.
Dix ans à chercher sur la planète quel est le meilleur endroit pour vivre et comment. Quelques dommages collatéraux et à trente ans un changement de cap qui m’a fait comprendre le dessous des cartes en termes d’économie et de politique. Passionnant. Un retour aux sources depuis dix ans qui ne me laisse plus le choix sinon de renverser la table . Maxime : « Ne jamais lâcher l’affaire. »