Historien de formation, j'écris l'histoire au présent (comme tout le…
Avec sa frénésie d’achat de médias, Bolloré constitue un groupe tentaculaire. En soi préoccupante, cette concentration est, en outre, au service d’un projet politique extrêmement dangereux. Pour l’imposer, Vincent Bolloré use d’un management brutal en interne et d’intimidations sur tous les autres médias. Il importe donc de comprendre ses objectifs et ses méthodes. Afin d’y répondre en esquissant une stratégie réaliste face à ce rouleau compresseur de nos libertés publiques. Aujourd’hui, premier volet de cette prise de position.
« La dictature c’est “ferme ta gueule”, la démocratie, “cause toujours” ». Cet adage, tantôt attribué au comédien Jean-Louis Barrault tantôt à l’humoriste Coluche, était assez populaire dans les années 2000. L’impression que nous pouvions à peu près tout dire mais que les mots n’avaient guère de poids. Est-ce si vrai aujourd’hui ?
Vous avez dit censure ?
Il est toujours grotesque d’écouter les réactionnaires s’insurger contre les risques de censure qui pèseraient sur le monde culturel. De la « dictature de la bien-pensance » au « wokisme » actuel, cela fait des années que nous écoutons chaque jour, chaque heure, chaque minute, cette rengaine. « On ne peut plus rien dire » qui soit raciste, xénophobe, islamophobe, négrophobe, antisémite, homophobe, misogyne, entend on à longueur de journée entre deux insultes à l’adresse d’une minorité ou d’une autre.
Cela ne veut pas dire que la censure n’existe pas. La concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires est un danger bien réel. Plus évident encore quand un milliardaire intervient directement dans la ligne éditoriale de ses médias : Bolloré a, entre autres, fait licencier un humoriste qui a osé plaisanter sur Pascal Praud. Esprit Charlie où es-tu quand il ne s’agit pas de cracher sur l’islam ? Où sont les caricatures de Bolloré, casque colonial vissé sur la tête et ministres lui léchant les parties intimes ?
🎙 « On ne connait pas mieux les sujets que vous, mais nous on est payés, c'est ça la différence. »
— Winamax Sport (@WinamaxSport) November 19, 2020
💥 Pascal Prono, Michel Saindoux, Jérôme Leroi-Merlu, Lionel Messiha : #LesSopronos présentent l'heure des pronos. pic.twitter.com/HbQcu9majM
Prendre fermement position contre les djihadistes qui prétendent imposer censure et autocensure par la terreur implique être tout aussi ferme face à la censure imposée par le management d’un grand patron. Ne pas prendre position face à cette seconde censure, c’est affaiblir aussi le front face à la première. Pas que le terrorisme des uns et le management par la terreur des autres soient la même chose mais la lutte contre la censure doit être tout azimut. Sinon, elle est une tartufferie.
D’un soucis économique à un projet idéologique
Pourquoi cette obsession à vouloir contrôler les médias ? Initialement, surtout parce que n’importe quelle enquête un peu sérieuse sur son empire en Afrique (à la source des deux tiers de sa fortune personnelle) montre l’exploitation éhontée du continent. Des personnes payées 53€/mois travaillant six jours par semaine sur des plantations de palme, voilà avec quoi Bolloré achète son yacht. C’est moins sexy que de se pavaner avec des voitures électriques à Paris (par ailleurs un fiasco). Bolloré a systématiquement entrepris des procédures judiciaires contre les journalistes qui ont enquêté sur ses affaires africaines. Il ne s’agissait pas pour lui de gagner devant un tribunal mais d’empêcher de nouvelles enquêtes. Se défendre judiciairement demande du temps et de l’argent, c’est ce qu’on appelle des « poursuites bâillons ».
Le souci initial de bâillonner les médias pour préserver ses intérêts économiques s’est mué en une volonté d’imposer ses conceptions du monde. De vouloir transformer le journalisme en relations publiques entrepreneuriales, Bolloré est passé à la propagande politique.
Aussi, Bolloré est très attentif au contenu. D’une certaine manière, nous pourrions lui en être gré. Il signale ainsi que les produits culturels ne sont pas que des produits. Ils ne sont pas neutres. Bolloré partage avec nous la conviction que les mots, les idées, les images sont en mesure de changer le monde. Même ses milliards ne sont pas à l’abri de quelques mots, nous dit-il. Mais ses milliards sont en capacité de contrôler les mots, les images, les idées, espère t-il. Dès lors, la question est quel monde souhaite t-il faire advenir. Et pourquoi nous nous y opposons au risque de disparaître.
Un catholicisme cathodique conservateur…
Le succès du télé-évangélisme est certainement le phénomène qui a le plus bousculé le christianisme ces dernières décennies. Au départ surtout cantonné à des églises d’obédience protestante, il a profondément redistribué les cartes à l’intérieur de la chrétienté, notamment en Amérique (nord et sud). Par exemple, au Brésil des millions de fidèles sont passés du catholicisme au pentecôtisme, séduits par des shows évangéliques relayés par des chaines de télé appartenant aux églises.
Catholique pratiquant, Bolloré n’hésite pas à utiliser son empire médiatique pour une action prosélyte en accord avec sa foi. Or, à l’intérieur du catholicisme, il s’inscrit dans des tendances très conservatrices. Paradoxalement, celles-ci sont actuellement hétérodoxes. En effet, la ligne officielle du catholicisme incarnée par son pape François est progressiste. Sensible aux plus pauvres et très remonté contre les inégalités sociales, le pape argentin milite activement pour que cesse la persécution des migrants.
Ce n’est donc certainement pas la ligne officielle du Vatican qui est exposée dans les programmes dominicaux de CNews. « En quête d’esprit », l’émission religieuse de la chaîne, est ainsi présentée par le traditionaliste Aymeric Pourbaix, directeur de France catholique (aussi racheté par Bolloré). Et il y est plus question de liturgie et de miracles que d’engagement chrétien pour un monde, ici bas, plus vivable. Plus généralement, la ligne éditoriale de Bolloré TV se situe aux antipodes du prêche papal en faveur de l’accueil des exilés.
… articulé à l’ultra-droite
Bolloré a pris acte de la force du télé-évangélisme. Il dédie donc une partie de son empire à ce combat. Et son catholicisme s’articule avec les obsessions d’ultra-droite. En premier lieu celle du « grand remplacement » théorisé par le délirant Renaud Camus (inspirateur de nombreux terroristes et invité sur CNews). En effet, cette idée d’une disparition de la population française par essence catholique rejoint celle du combat clérical contre l’avortement sûr et gratuit. (Pour rappel, dans la réalité il y a toujours des avortements. Les « anti-avortement » militent donc pour que l’avortement soit illégal et dangereux pour les femmes). Il faut que les femmes catholiques soient des pondeuses afin de combattre démographiquement les musulmans. Voilà l’une des jonctions principales entre cathos-tradis et dangereux excités de la race. Tous bienvenus chez Bolloré-TV.
Historien de formation, j'écris l'histoire au présent (comme tout le monde)