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CATIANA SAINT-AMOUR #1 : LES LENDEMAINS DE FIN DU MONDE

CATIANA SAINT-AMOUR #1 : LES LENDEMAINS DE FIN DU MONDE

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, Catiana Saint-Amour peint les (sans) visages des existences étranglées par le monde contemporain et appelle aux lendemains de fin du monde.

Pete vi – Figi di Catiana Saint-Amour 130×89 cm

Tout l’enjeu d’écrire une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale se noue dans l’existence d’une mémoire ne se limitant pas aux mots, d’une mémoire-langage écrite par les images, à même la chair et qui se porte sur la rétine jusqu’à tracer les frontières de ce qui peut être vu. À savoir si l’histoire de l’art s’écrit ultra-majoritairement sur la production artistique d’hommes blancs bourgeois, c’est leur réalité, seule, qui nous est donnée et détermine, dans une certaine mesure, notre lecture du monde comme d’un monde où seuls les hommes blancs bourgeois ont eu une place, un rôle, le droit à l’existence. Il s’agit, dès lors, de dépasser la réalité, celle qui nous est donnée, d’ouvrir le regard, de demander la fin du monde comme le faisait déjà Césaire quatre-vingt trois ans plus tôt, pour laisser renaître toutes les vies écrasées par le poids du capitalisme, de la colonialité et du patriarcat blanc, de cette gueule vorace dont l’estomac n’a pas de fin. Et c’est précisément dans ce mouvement et de ce mouvement que l’oeuvre de Catiana Saint-Amour émerge.

Et toi ? Catiana Saint-Amour
Acrylique, 170*110cm, Février 2022

Les femmes dorment. Dans leur sommeil, il leur arrive une chose étrange. Comme leur esprit navigue dans les contrées du rêve qui sont une autre dimension de la réalité, elles font une rencontre. Une présence ombreuse vient à elles, et chacune reconnaîtrait entre mille la voix qui lui parle. Dans leur rêve, elles penchent la tête, étirent le cou, cherchent à percer cette ombre. Voir ce visage. L’obscurité, cependant, est épaisse. Elles ne distinguent rien. Il n’y a que cette parole: Mère ouvre-moi, afin que je puisse renaître.

La saison de l’ombre, Léonora Miano

L’oeuvre de Catiana Saint-Amour, le récit intime et politique des vies aux prises avec le système capitaliste patriarcal colonial

Née en Haïti dans une famille de cinq enfants, Catiana Saint-Amour grandit avec un regard immense. Il y a, dans son enfance déjà, le questionnement constant du réel, la soif de comprendre ce qu’il se passe au-delà, en dessous, quels gestes sont faits de silence et ce que les silences contiennent : « Quand j’étais petite, je ne parlais pas, j’étais muette. J’ai parlé très tard et quand j’ai parlé, c’est pour dire : « Mais toi, t’es en dépression ? Regarde-toi, regarde ta vie, tu ne t’es jamais demandé comment t’en es arrivé.e là ?». J’étais petite. Je pose ça comme question. « Pourquoi les gens ils disent que Dieu est là, j’arrive pas à voir Dieu, j’aimerais aller le voir » et donc, je fais quoi, je vais à l’église pour aller voir le pasteur pour dire « Je veux voir Dieu, montre-moi Dieu ». Et je vais aller voir ce pasteur, puis l’autre pasteur, puis l’autre pasteur et en fait, je me rends compte qu’ils disent tous la même chose donc de la merde selon mes critères d’enfant. Et là, je me dis « Mais attends, les gens qui vont à l’église, ils sont habités, ils oublient leur misère, ils oublient leur condition, c’est génial et en plus le pasteur m’a dit que Dieu les habite » et en fait, je me dis « Mais c’est bizarre ça, Dieu en fait je pense que c’est juste un médicament, un placebo pour qu’ils ne se voient pas en fait, pour qu’ils aient l’espoir d’une meilleure vie parce que ce qu’ils ont n’est pas ce qui pourrait être et… » J’ai constaté que les gens ne prenaient pas le pouvoir sur ce qu’ils font, sur leur capacité à changer les choses, et c’est beaucoup de personnes, en Haïti, qui avaient abandonné la vie, qui étaient en pilotage automatique et avec comme moteur, ce Dieu. Et moi, ça m’effrayait chaque jour quoi. J’avais peur des gens. Parce que les gens n’étaient pas, ils étaient morts à l’intérieur. »

Le nid Catiana Saint-Amour
Acrylique, 90*90cm, Mars 2022

L’histoire de Catiana Saint-Amour, c’est l’histoire d’un regard situé juste au centre de l’angle mort d’un système fondé sur l’exploitation et la destruction des ressources humaines et terrestres dont la vitrine, qu’elle prenne l’apparence des Champs Élysées à Paris ou de Times Squares à New-York, obstrue le corps difforme et monstrueux. 

Nos existences intimes, si elles sont regardées attentivement et avec un pas de côté, ne se révèlent souvent être que l’aboutissement de la grande chaîne de cause à effet des existences qui nous ont précédées sur un siècle, deux siècles, trois siècles. Ainsi, quand Catiana me dit : « Pour l’histoire, il faut que je dise que je viens d’Haïti et que j’ai connu la famine, donc de ne pas manger du tout et de voir… J’ai été élevée par mon père donc bien observer la place de l’argent là-dedans, ce que ça faisait. Déjà, ça faisait manger, l’argent, ça offrait l’opportunité d’aller prendre un coup, et donc pour mieux noyer ce qu’on a vécu sans avoir d’argent et donc, ça c’est un schéma de miasme assez phénoménal », je pense à 1825, 21 ans après la révolution haïtienne. Charles X envoyait alors des émissaires en Haïti pour lancer au nouveau pays libre un ultimatum : verser à la France des réparations, 150 millions de francs, sans quoi la guerre serait déclarée. Cette action, qualifiée par Thomas Piketty, de « néocolonialisme par la dette », la somme exigée se doublant, par la suite, d’intérêts, créera « une spirale d’endettement qui a paralysé le pays pendant plus d’un siècle ». Je pense aussi à 1880, année de la création de la Banque nationale d’Haïti par une banque française, le CIC, et contrôlée par un conseil d’administration français avant que de nouveaux actionnaires, français, allemand, américains, ne s’en emparent en 1910. 

Où commencent les schémas qui pré-déterminent les conditions dans lesquelles nos vies prennent forme ? Et ont-ils seulement un début ou une fin ? 

Néan-moins Catiana Saint-Amour
Acrylique et pastel gras, 116*89cm

La place cruciale qu’occupe l’argent dans nos vies, cruciale au point où elle seule, détermine notre droit de vivre, notre droit à la liberté, au point que la naissance érigé comme postulat de ces droits en 1789 par cette même France qui a gardé ses colonies jusqu’à la deuxième moitié du 20e siècle nous apparaît pleinement comme une illusion destinée à garder le pouvoir entre quelques mains blanches, n’est jamais un hasard, le fait d’un lancer de dés qui accorderait aléatoirement à tel individu le droit de vivre et d’être libre et à d’autres, ni le premier, ni le second. Elle est bien le fait d’un système rigoureusement défini dont l’épaisseur de plusieurs siècles nous aveuglent et nous emprisonnent dans des maillons existentielles dont il faut, pour se défaire, toute la rage, le courage et la volonté presque insensée d’imaginer ce que pourrait être le réel, au-delà de ce que nous avons toujours connu.

À 10 ans, Catiana Saint-Amour déménage en Guyane et commence alors, pour elle, une nouvelle vie faite d’une nouvelle langue. Le regard qui creusait s’absorbe alors : « En Guyane, ma mère avait une reproduction des Coquelicots de Monet et, chaque jour, mon rituel, c’était d’aller observer chaque trait, chaque coup de pinceau de ce tableau et je me disais : « J’y arriverai, un jour, j’y arriverai ». Mais malheureusement, il n’y avait pas, il n’y avait pas les moyens de ça, pour acheter le matériel, pour exploiter ça et du coup, en fait, à chaque fois, j’avais les images en tête de dessins, mais jamais les moyens de le faire. ». 

Parce qu’elle parle très peu, elle écoute la radio, la télé et très vite, prend conscience du pouvoir de l’image comme langage s’adressant directement à l’inconscient : « J’ai vu aussi la publicité comment ça faisait consommer. Parce que les pubs sont partout et il y avait un rapport à la télévision en Guyane qui était énorme et qu’en fait, on donnait plus d’attention aux images dans les pubs et du coup, je me suis dit : « Franchement, ce serait pas mal pour que ça atteigne plus les gens ». C’est de l’utilisation de l’image en fait. L’image, tu l’as et tu ne peux pas passer à côté alors que la parole, des fois, à l’oreille, ça rentre par là et ça sort par l’autre alors que l’image, si elle te marque, elle peut rester longtemps, elle peut te faire dire : « Qu’est-ce que ça veut dire ça ? » Et en fait, c’est plus ça ce pourquoi je me suis tournée vers l’image. » 

La Cérémonie Catiana Saint-Amour
Acrylique, 43*73cm, Décembre 2021

L’interrelation de l’argent, du pouvoir et de la liberté prend ainsi, chez Catiana Saint-Amour, l’apparence d’un défi. Plutôt que l’aveuglement et l’emprisonnement auxquels son existence semble la condamner, c’est le regard qu’elle suit. Celui posé sur les Coquelicots de Monet, sur les images colorant la télé et l’imaginaire des Guyanais.e.s, celui qui a vu, dans l’enfance, les gens morts à l’intérieur.

Et c’est dans ce cheminement que se trouve sa rencontre avec la peinture : « En 2012, j’arrive à Toulouse de la Guyane française pour faire mes études supérieures. J’adore la ville, je me perds dans les petites rues du centre ville et je me cogne, vraiment, hein, parce que je suis tombée par terre, à une galerie en voyant une toile. Le tableau m’a appelé. J’avais pas vu qu’il y a avait une vitre et je me suis ramassée en m’approchant du tableau, comme absorbée. Le galeriste est sorti, tout le monde avait peur, les passants me demandaient : « Ça va madame, ça va ? ». Je me suis vite relevée, j’avais honte et je suis partie en courant. En fait, après ça, j’ai toujours pensé à ce tableau, je me disais, il faut que je le fasse. Enfin, il faut que je peigne. Il faut que j’arrive à faire quelque chose comme ça. C’était un tableau abstrait avec quelques lignes qui en donnaient une lecture, des visages. J’étais étudiante alors, j’avais très peu de moyens. J’avais une bourse que je donnais en partie à ma mère et en fait, la peinture, c’est du matériel donc c’était compliqué. Il a fallu, en 2012, que ce soit mon anniversaire pour que mon meilleur ami m’achète, par surprise, l’ensemble du matériel pour peindre, avec même un chevalet, et, de là, j’ai commencé à peindre et je n’ai plus arrêté. Je n’ai plus arrêté. J’avais trop de choses à raconter. » 

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