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CATIANA SAINT-AMOUR #2 : LES LENDEMAINS DE FIN DU MONDE

CATIANA SAINT-AMOUR #2 : LES LENDEMAINS DE FIN DU MONDE

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, l’oeuvre de Catiana Saint-Amour montre les horizons hurlant derrière la fin du monde.

Peindre les vies étranglées par le système capitaliste patriarcal colonial, c’est donner à voir la réalité nue

Sans ? Catiana Saint-Amour
Acrylique, 100*60 cm, Septembre 2021 

Le pillage systématique du langage peut être identifié par la tendance de celles.ceux qui l’utilisent à renoncer à ces propriétés nuancées, complexes, maïeutiques pour la menace et la subjugation. Le langage oppressif fait plus que représenter la violence ; il est la violence ; fait plus que représenter les limites de la connaissance ; il limite la connaissance. Qu’il s’agisse du langage obscur de l’état or du faux-langage de médias abrutissants ; qu’il s’agisse du langage fier mais calcifié de l’académie ou du langage scientifique motivé par des objectifs capitalistes ; qu’il s’agisse du langage pernicieux du droit-sans-éthique, ou du langage conçu pour aliéner les minorités, cachant son butin raciste dans les joues de la littérature il doit être rejeté, altéré et exposé. C’est un langage qui s’abreuve de sang, lape toutes les faiblesses, rentre ses bottes fascistes sous les volants de crinoline de la respectabilité et du patriotisme alors qu’il avance sans relâche jusqu’à la fin et au fond de l’esprit. Le langage sexiste, le langage raciste, le langage pieux tous sont caractéristiques des langages de maintien de l’ordre de la domination, et ne peuvent pas, ne permettent pas de nouvelles connaissances, ni n’encouragent l’échange mutuel d’idées.

Discours de réception du Prix Nobel de littérature de Toni Morrison
7 décembre 1993

Quelle(s) langue(s) parle(nt) nos représentations ? De quelle chair, de quels yeux naissent les images ? Quelles frontières tracent-elles et de quels sang sont nourries ces frontières ? Où s’arrête le monde lorsqu’il est peint, décrit, pensé entre les mains d’une petite poignée de la population mondiale revendiquant leurs travaux comme les seuls assises du réel ?

Dans l’oeuvre de Catiana Saint-Amour, dans le mouvement esquissant la fin du monde, les images naissent de la volonté de tracer un rapport visible entre le système capitaliste patriarcal colonial et la réalité intime et sociale de personnes traversée et structurée par ce système : « Toute ma peinture est autodidacte. C’est moi et moi, moi et Youtube, pour apprendre à faire des lumières par exemple, et après je me laisse guider. Après, c’est très bizarre parce que parfois, j’ai une image qui me hante. Et du coup, je dois la faire. Et c’est comme une impression d’image de réflexions sur des thématiques que mon cerveau a décidé de poursuivre pendant des mois, des années, et donc ça donne ça après. Une fois que la réflexion intellectuelle est faite, ça fait une toile. Et c’est beaucoup sur la thématique humaine, l’être humain dans le système, et son contexte de vie, comment il évolue, ça part aussi de mon prisme, de ma vie, et j’essaye de répondre à différentes questions « Qu’est-ce qui a fait que je n’ai pas fini comme autre, qu’est-ce qui a fait que j’ai fini comme ça » et mettre aussi un regard sur soi, un vrai regard en prenant les bons comme les mauvais et après, s’ancrer et se dire « Bon, je fais quoi ? Il y a ça, il y a ça, oui c’est un fait mais est-ce que je me meurs là-dedans ou est-ce que j’attrape un souffle pour continuer ? »

Sans titre Catiana Saint-Amour
Il n’y avait plus d’arbres debout… Puisqu’ils n’avaient pas de racines 
Acrylique45*55 cm, Janvier 2022

S’il fallait caractériser la démarche de Catiana Saint-Amour, c’est dans ces derniers mots qu’il faudrait la chercher. « Attraper un souffle pour continuer », c’est s’arracher de la structure oppressive de la réalité mais pour cela, d’abord, pouvoir la regarder en face.

L’une des forces phénoménales de l’oeuvre de Catiana Saint-Amour réside ainsi en ce qu’elle donne un regard cru sur la structure capitaliste patriarcal colonial du réel. Les êtres y sont, souvent, dépourvus de visage, la bouche ouverte dans un hurlement muet, le corps déstructuré, alourdi, tordu, appesanti par le poids de la classe, du genre et de la race, iels s’entassent comme des amas de chair que l’on aurait jeté dans un trou noir, une plaine aveugle de l’univers et leurs membres semblent encore se tendre vers une vie, décente et digne, qui aurait pu leur être offerte, quelque part, dans un autre monde, dans un autre temps.

La force de son oeuvre, dès lors, c’est qu’elle s’applique à poser encore et encore cette question : que reste-t-il de nous comme êtres humain.es, que reste-il de la manière dont l’on se pense, dont l’on se ressent, que reste-il de nos croyances lorsque les structures qui apparaissent comme pré-existantes à ce que nous sommes, sans quoi, selon l’imaginaire collectif, nous ne pourrions pas exister, deviennent apparentes, visibles au point de nous prendre à la gorge ? Que reste-t-il de nous sinon la bouche, sinon la nuit, sinon une présence ombreuse dont l’identité n’est plus ? Que reste-il de nous à part des masses de chair qui ne savent ni d’où elles viennent, ni où elles vont, ni quelle forme ne convient à leurs peurs ? Que reste-t-il de nous ?

Perception Catiana Saint-Amour
Acrylique sur papier

C’est la question première, celle qui pousse la majorité des individu.e.s appartenant à nos sociétés à défendre la réalité telle qu’elle nous est donnée aujourd’hui, une réalité dictée par le système colonial patriarcal capitaliste, et à s’y accrocher de toutes leurs forces malgré les ravages, la planète brûle, se noie, la faim monte mais que reste-t-il de nous si nous abandonnons tout ce qui a donné forme à l’existence telle que nous la connaissons jusqu’ici ?

Il faut que cette considération reste présente et fichée dans nos pensées. Pour l’écrasante majorité d’entre nous, nous sommes ce que nous sommes dans un système colonial patriarcal capitaliste, comme individu.e.s, comme minorités, comme êtres humain.e.s, parce que nous n’avons pas le pouvoir, pas « la possibilité, les moyens physiques, matériels, techniques, etc., intellectuels, psychologiques, etc., de faire quelque chose », parce que nous n’en avons pas « la permission, la latitude », parce que nos existences, libres, hors des contours de la classe, du genre et de la race, ne sont pas « une éventualité ».

Quelles odeurs, quels désirs, quelles qualités, quels espaces, quelles temporalités nous restent-iels après que le genre ait mâché notre torse, notre sexe, nos rapports aux autres, notre regard sur nous-même, après que la race nous ait enfermé.e sous une couche de couleur dont ni nos capacités de penser, ni nos capacités d’imaginer, de rêver, d’aimer ne sont sortis indemnes, après que la classe nous soit passé sur le corps, ait cassé nos colonnes vertébrales, fermé notre accès à toutes les sphères de la société où l’on mange bien, où l’on écrit les lois et où l’on décide pour une société entière ? Après que la classe, le genre et la race se soient mêlées dans un système vicieux et omniprésent dont aucun pan de nos vies n’a été épargné, que reste-il de nous ?

Attraper un souffle pour continuer, la couleur des lendemains de fin du monde de Catiana Saint-Amour

Processus, Catiana Saint-Amour
160 centimètres sur 110 centimètres, Acrylique sur toile

Si l’oeuvre de Catiana Saint-Amour nous met face à la structure invisible terrible du monde qu’est le système capitaliste patriarcal colonial, elle ne nous laisse pas, pour autant, vides et démuni.e.s face à l’omniprésence écrasante de ce système. Ce souffle que Catiana Saint-Amour attrape pour continuer, elle le transmet à travers ses toiles. Et c’est un souffle fondamental, crucial à la pulsation de nos existences, en ce qu’il refond le langage oppressif des représentations pour peindre des réalités où les femmes racisées issues de classes sociales populaires, immigrées, issues de l’immigration ou nées et vivant au Sud peuvent enfin se retrouver dans des corps dignes, en constante expansion, en constant devenir, dans des regards pleins, dans une existence ne s’écartelant ni dans les carcans de la race, ni dans ceux de la classe, ni dans ceux du genre.

« Le rapport de domination politique symbolisé par les termes langue et dialecte à l’intérieur de la France s’est reproduit dans tout le processus de colonisation. Le droit de prendre, de régir et d’habiter des régions du monde que se sont appropriés les pays colonisateurs, s’est associé étroitement au « droit de nommer ». Encore ici, la langue devient symbole de l’impérialisme. »

Deshaies, D. (1980). Compte rendu de [Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie. 2e édition. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1979, 240 p.] Études internationales, 11(2). 

L’oeuvre de Catiana Saint-Amour, dans cette comparaison constante que nous avons faite entre le langage oral/écrit et la peinture, c’est une ré-appropriation du « droit de nommer », celui que monopolisent ultra-majoritairement les hommes cis blancs bourgeois et ce, depuis environ quatre siècles, celui qui, s’il est pris entre d’autres mains, annonce la fin du monde. Lorsque je demande, d’ailleurs, à Catiana Saint-Amour quelles sont ces influences, ce sont seulement des écrivain.e.s qu’elle me donne : Toni Morrison, Roberto Jean, Edouard Louis, Jean d’Amérique. Et il y a bien, dans ses toiles, un récit intime et politique qui participe, de par sa narration située dans le regard de Catiana Saint-Amour, artiste haïtienne ayant vécu en Guyane puis en France, à mettre en péril le récit impérialiste de l’histoire de l’art où les femmes racisées, qu’elles soient afropéennes, asiapéennes, latinxpéennes, d’Occident ou du Sud, n’ont eu de place que dans le regard d’hommes blancs occidentaux.

Sans Catiana Saint-Amour
75*40 cm, 2021

Le langage, qu’il se traduise à l’oral, à l’écrit ou par l’image, est une matière performative. Intangible ou réduit à des signes, des couleurs sur un papier ou une toile, il crée, pourtant, de la réalité, ouvre des marges ou les interdit au regard, tisse des possibles, fait péter l’horizon ou le cloue au seuil de l’existence. En ce sens, la création de réalités par des artistes issues du Sud, par des artistes afropéennes, asiapéennes, latinxpéennes, mais également par des artistes non-binaires et/ou trans du Sud, afropéennes, asiapéennes, latinxpéennes est cruciale dans le démantèlement du système capitaliste patriarcale colonial. Car iels seul.e.s, nous seul.e.s sommes capables d’imaginer des réalités où nos existences pourraient prendre toute leur ampleur, dans la dignité, la sécurité, la liberté et l’amour qui nous est dû.e.s et c’est seulement une fois que ces réalités nous apparaîtront possibles qu’enfin, avec Catiana Saint-Amour, nous pourrons sonner la fin du monde.


La vue Catiana Saint-Amour
150*119 cm

Frida tient dans une main le flacon de l’Empoisonneur. Un flacon de verre clair, une boule lisse avec un col en or fermant par un bouchon en forme de flamme. (…) On croirait le flacon vide mais il contient un liquide incolore. Pour Frida il ne s’agit pas d’un flacon ni d’un liquide. Elle tient entre ses mains le pouvoir de choisir, la frontière entre la nuit et l’aube, le chemin secret qui relie les marassa, l’éblouissement insoutenable par lequel on entre dans l’intemporel, le droit de donner la vie en regardant la mort en face, le voyage du retour de Félicia. Vers Port-à-l’Écu où l’attendent des yeux qu’elle doit renvoyer à l’éternité.

Fado, Kettly Mars
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