Journaliste spécialisée en culture et technologie, adepte de l'éclectisme et…
Avril, 2020, confinement premier. Assignés à résidence, les danseurs ont les pieds qui fourmillent. Faute de pouvoir performer, et s’ils renversaient la table ?
« Hip-hop, homme-femme, réalité ou hypocrisie ? » Le débat est lancé par Bruce Ykanji Soné, fondateur de Juste Debout et pilier du milieu de danse hip-hop, sur sa plateforme Real Talk. 1h48 de débat parfois maladroit : les femmes sont en infériorité numérique et Youval Ifergane, figure emblématique du milieu, semble ne vouloir parler que de « tchoins » (les filles qui couchent, en quelque sorte). En réaction, la danseuse Léa Djyl organise deux semaines plus tard une conversation sur le hip-hop et la sexualité. Sept mois après, où en est la conversation ? Quels enseignements ont été tirés de ces dialogues parfois houleux ? Retour avec les principaux protagonistes.
Par pixels interposés, le débat s’anime. Sous l’impulsion de Bruce Ykanji, fondateur de Juste Debout, de la Juste Debout School, directeur de compagnie, producteur d’événements hip-hop et pilier du milieu depuis plus de 20 ans, un panel de danseurs et de danseuses échange à couteaux tirés sur la place des femmes dans le milieu et l’acceptation d’une esthétique féminine dans les mouvements. Les concepts et théories féministes sont à peine effleurés mais peu importe : nous ne sommes pas dans un débat de sociologues mais sur Real Talk, plateforme où la parole est libre, voire bruyante, à la manière d’une Grandes Gueules version hip-hop.
« Les choses n’ont peut-être pas été adroitement dites, reconnaît Bruce Ykanji au téléphone. Le live a donné une impression un peu macho – peut-être que nous le sommes d’ailleurs – ,mais ce que je veux avant tout est que la femme ait le même impact et statut que l’homme. Je n’ai pas envie de prendre des pincettes parce qu’on parle des femmes. » Si le panel n’est pas paritaire – quatre hommes pour trois femmes –, ce n’est pas faute d’avoir essayé, assure-t-il. « On a demandé à des femmes de nous envoyer des candidatures, on n’a rien reçu. Aucune femme ne m’a dit vouloir participer au show, alors qu’on touche des milliers de personnes. Si vous voulez faire changer les choses, proposez ! » Il concède tout de même quelques erreurs de forme : « On a beaucoup coupé la parole aux femmes, c’était désagréable pour elles. »
Vidéo du débat Real Talk
Au diable les maladresses ! Pour Léa Djyl, « c’est bien que le sujet soit abordé ». La danseuse et chorégraphe, au discours aussi affuté que ses mouvements, a pourtant vertement critiqué le débat. Présente en direct dans les commentaires de Real Talk, elle reprend certains participants et les confronte. Elle connaît bien son sujet: quelques semaines plus tôt, elle participait déjà à un live Instagram sur le sujet organisé par Vicelow, rappeur du Saïan Supa Crew. Deux semaines plus tard, Léa Djyl organise son propre live.
Vidéo live Léa Djyl
« Fracasser le beat » : la danse, les hommes et la féminité
Dans une société patriarcale, soit « une forme d’organisation sociale et juridique fondée sur la détention de l’autorité par les hommes », selon la définition des ethnologues Pierre Bonte et Michel Izard, le milieu de la danse hip-hop ne fait pas exception. « La femme n’est pas à sa place, regrette Bruce Ykanji. Numériquement mais aussi qualitativement. Elle est tellement bridée, brimée dans son évolution, c’est très dur d’exister. Celles qui s’en sortent ont une force de caractère sans pareil. »
Un constat partagé par Léa Djyl, qui souligne que cette domination masculine se ressent en particulier dans les battles, « l’essence » de la pratique. En 2015, à sa sortie d’école, elle a ainsi créé la Dirty Lab, une compagnie de hip-hop 100 % féminine. « Je défendais la sensualité dans le hip-hop. Dès le premier show, on portait des collants jarretelles. On dansait du pop de manière très sensuelle, très intime. On a gagné tous les concours pendant un an. Sauf un parce que la grille ne correspondait pas à notre show. Du coup, ils ont changé les règles pour avoir une plus grande ouverture. »
Dirty Lab à Dancin Harmony, 2015 :
Dans les battles, les mentalités sont plus rétives au changement. « C’est un lieu qui a longtemps été gouverné par les hommes pour plusieurs raisons, déroule-t-elle. D’abord, il y a plus de mecs. Ensuite, intuitivement, les hommes sont dans une représentation plus confiante. L’entrainement freestyle et personnel est à la base plus lié aux hommes parce que les femmes ont été éduquées dans la société comme des élèves. C’est le propre de la société patriarcale, pas du hip-hop. » La réalité du milieu est néanmoins en train de changer, avance la danseuse et chorégraphe. « Plus tu vois des femmes danser, plus tu comprends l’esthétique. Avant, la mode était à fracasser le beat, à envoyer toute son énergie. Les hommes aussi ont évolué, il y a eu une libération vis-à-vis de ce cliché de testostérone. »
« C’est difficile à exprimer parce que ça fait très cliché, prévient Ykanji de la différence d’esthétique féminine ou masculine. Souvent les danseurs hip-hop sont beaucoup dans la force, dans la représentativité, le paraître. » En 2013, il monte la compagnie BY, avec cinq (puis quatre) femmes. « Je veux éveiller les gens à la sensibilité, la créativité. On est pas obligé de tout le temps bourriner pour que ce soit beau. » Lui-même revendique dans sa danse « la finesse, l’esthétisme ». « J’aime la force contrôlée, mesurée, la douceur et la poésie dans la danse. »
Bruce Ykanji à Juste Debout Steez, 2012 :
La compagnie BY au Paris Dance Delight 7, 2013 :
Prendre le pouvoir sans le demander, ou la responsabilisation de la femme
Si la situation semble opposer Léa Djyl et Bruce Ykanji, les deux danseurs se rejoignent bien plus qu’il n’y paraît ; ils ont d’ailleurs déjà travaillé ensemble et Léa Djyl est diplômée de l’école créée par Bruce Ykanji, la Juste Debout School. En outre, leur position est relativement similaire : pour eux, la femme doit être au commande de sa prise en main.
« Je suis pour une responsabilisation des deux côtés, tranche Léa Djyl. Il y a des erreurs de la part des hommes, mais il y a des démarches. Pointer ce qui ne va pas ne donne pas envie d’avancer, ce n’est pas constructif. » Pour elle, c’est aux femmes de s’emparer de la parole. « C’est culturel, enchaine-t-elle. On ne prend pas le pouvoir, on revendique le droit de le prendre. Les hommes, eux, ne se posent pas la question. » D’ailleurs, lance la danseuse, « Il faut se regarder le nombril avant de pointer des coupables. J’ai contribué à cette inégalité entre hommes et femmes. Je ne m’inspirais que de mecs, je m’entrainais pour avoir le niveau d’un homme. Ça ne m’intéressait pas de faire des battles avec des femmes, je pensais que leur niveau n’était pas assez élevé. »
Pour Bruce Ykanji, non seulement les femmes s’inspirent de figures masculines, mais elles ont en plus tendance à se juger plus durement entre elles – même si, insiste-t-il à plusieurs reprises, « il ne faut pas faire de généralités ». En 2016, lassé de voir des jurys à majorité masculine voter systématiquement pour les hommes – même à niveau inférieur -, il met en place un jury 100 % féminin. « C’était encore pire, elles se faisaient encore moins de cadeaux et n’ont pas du tout aidé les femmes. »
Un esprit de compétition exacerbé qui diminue depuis quelques années pour laisser place à un esprit de sororité, s’enthousiasme Djyl. « On nous a appris depuis petites que c’est la plus belle qui l’emporte et qu’une femme en remplace une autre. Il n’y a jamais eu de la place pour toutes les femmes. Cette place, c’est à nous de la créer et pour cela il faut arrêter de se jalouser et d’être en compétition. »
De l’égalité à la sexualité
Si Léa Djyl a rétorqué au débat Real Talk par son propre live, c’est surtout à cause des propos de Youval, danseur et speaker incontournable de la communauté, qui a lourdement insisté pour parler des « tchoins », ces femmes à la sexualité libre ou supposée débridée.
« Je me suis sentie visée. Si une « tchoin » est une femme qui vit sa sexualité comme elle en a envie, alors ça s’adresse à moi. Mais ça n’a rien à voir avec la danse, souligne-t-elle. C’est décevant. On se dit que toutes ces années on a travaillé aussi dur pour que finalement les gens s’intéressent à avec qui on couche. Non. Ce jour là, c’était trop. » Pour elle, la sexualité doit perdre son caractère tabou. « Le sexe, c’est le corps, le contact. On évolue là-dedans. Le désir ne doit pas être tabou dans le hip-hop car c’est ce qui le rend déplacé. »
« La sexualité, c’est la base du rapport entre l’homme et la femme dans la danse, revient Youval Ifergane sur son intervention à Real Talk. Beaucoup de filles ont franchi les barrières parce qu’elles sont jolies, ont de la poitrine, qu’elles sont sexy ou flirtent. Nous sommes aussi dans le domaine de séduction. Tu me parles de féminité dans la danse, mais le hip-hop n’est pas une culture féminine à la base, tous les codes sont masculins. » Pour lui, une « tchoin » est « une façon détournée de dire tepu (pute en verlan, ndlr). Une fille qui s’est mal comporté, considérée facile, avec une réputation à la probité pas terrible », détaille-t-il, avant d’ajouter : « c’est un mot de leur génération, pas de la mienne ».
Le speaker, 50 ans et pilier de la communauté depuis plus de 20 ans, revendique une position « de protecteur » : « je leur parle comme un grand-frère à des petites soeurs, je leur dit de faire attention. Chacun est libre de faire ce qu’il veut mais elles risquent d’avoir mauvaise réputation ». Un grand-frère à la vision assez traditionnelle : « la femme est au centre de la dignité pour une famille », dit-il. Elle est aussi une « brebis dans un monde de loups ».
Une vision de la femme comme un être fragile et virginal, assez éloignée des revendications égalitaires d’une grande partie de celles-ci. « Il y a une partie de la population qui pense comme ça, tranche Bruce Ykanji. Il faut la prendre en compte. »
« On va changer ensemble »
Sur l’égalité, « pour moi, il n’y a pas de débat outre mesure, avance Ykanji. Je fais déjà le travail depuis des années ». De même pour Léa Djyl : « Je ne me sens pas légataire de ce débat, ça ne m’appartient plus. Si ça a fait bouger les choses, tant mieux. Ensuite, ce sont les gens qui font le taff. Moi-même, j’évolue. » La conclusion de ces quelques semaines d’aller-retour par Instagram interposés : « on va changer ensemble », dit-elle.
« On a l’impression que c’est les hommes contre les femmes, abonde Ykanji. Nous ne sommes pas les uns contre les autres : on est en train de comprendre pourquoi ça se passe comme ça. » Les deux défendent une réponse mesurée pour une meilleure cohabitation. « Il faut trouver l’équilibre, la balance », conclue Bruce Ykanji. A la vie comme à la danse.
Journaliste spécialisée en culture et technologie, adepte de l'éclectisme et de la pollinisation des idées.