Rarement un responsable politique aura si clairement instrumentalisé les Juifs français que Gérald Darmanin annonçant l’interdiction de la manifestation en solidarité avec le peuple palestinien. Selon lui, le droit politique fondamental de manifester devait être suspendu à Paris car il y aurait des risques d’expression antisémite qui, à l’instar des autres racismes, est un délit. Autrement dit, il a instauré une censure préventive à l’expression légitime d’une partie du peuple afin, selon lui, de protéger les Juifs.
Si la mesure est ahurissante, sa justification est révoltante.
Chaque nouveau massacre perpétré par l’État d’Israël en Palestine contraint les États du monde entier à protéger physiquement leurs populations de confession juive (généralement les synagogues et les grandes associations communautaires). Il ne peut en aller autrement, et l’État qui n’organiserait pas cette protection physique serait criminel par négligence. Il est donc tout à fait justifié que la police française soit particulièrement vigilante autour des lieux et des personnes identifiés à la judaïté. C’est une conséquence logique de l’OPA menée par Israël sur l’identité juive : ses actes retombent sur l’ensemble des personnes perçues comme juives dans le monde (quelque soit leurs opinions et/ou leurs rapports avec l’État d’Israël en Palestine).
Mais il y a une distance entre protéger les corps de citoyens sur lesquels une menace prévisible pèse et interdire une expression politique légitime. En faisant cela, Darmanin a placé les Juifs radicalement à part dans la communauté française, dans un statut qu’il faudrait protéger préventivement y compris de possibles insultes racistes. En cela, dans cette séparation radicale, son acte est profondément antisémite.
Or, il se trouve que Darmanin est particulièrement ambigu sur la question. Récemment, son ouvrage intitulé Le séparatisme islamiste (loué par Mme Le Pen) a surpris par un passage, où il véhicule les clichés éculés sur les Juifs en écrivant que Napoléon “s’intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaines de milliers de Juifs en France. Certains d’entre eux pratiquaient l’usure et faisaient naître troubles et réclamations”. Plus fondamentalement, il estime que les Juifs se sont intégrés en renonçant à leur spécificité. De plus, les soupçons sur son militantisme ou sa proximité avec l’Action Française, aujourd’hui groupuscule d’extrême-droite particulièrement connue pour son antisémitisme, n’ont en rien été démentis par le principal intéressé. Plus généralement, la macronie –Macron en premier- entretient une grande ambiguïté sur le fondateur de cette même Action Française, Charles Maurras qui prônait un antisémitisme aux conséquences bien réelles avant et durant le régime de Pétain.
Enfin, et surtout, rappelons que la dernière grande manifestation antisémite dans les rues de Paris, durant laquelle des centaines de militants criaient haut et fort “Juifs ! La France n’est pas ta France !” remonte à janvier 2014, elle avait été baptisée “jour de colère” et elle est apparue en marge de la Manif Pour Tous… dont Darmanin était un fervent soutien. Aussi, la mémoire sélective du ministre qui, lui, ne se souvient que de cris “mort aux juifs” entendus en marge d’une manifestation en solidarité au peuple palestinien la même année, est pour le moins hypocrite.
Dans ces conditions, quelque soit la légitime inquiétude que peut ressentir la communauté juive face à un antisémitisme bien réel, il serait pour le moins curieux qu’elle accepte un tel allié (si tenté que cette communauté puisse avoir une unité de vue, hypothèse aussi absurde qu’imaginer une telle unité chez la communauté catholique ou musulmane).
Auteur : Jérémy Rubenstein
https://www.politis.fr/articles/2021/02/gerald-darmanin-a-t-il-milite-a-laction-francaise-42806/
Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite : « Jour de colère », Fayard, 2015.