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Limonov: Zapoï général !

Limonov: Zapoï général !

Pendant l’hiver, c’est toujours l’occasion de lire et de relire. Suggestion: Limonov d’Emmanuel Carrère paru en 2011 chez POL, qui n’est pas sans rappeler l’actualité avec dix ans d’avance, ou de retard, c’est selon. Le tout dans un joyeux zapoï. A la votre ! A consommer sans modération.

« Le zapoï est un phénomène de société russe se traduisant par la consommation d’alcool pendant une longue durée, conduisant à une ivresse de plusieurs jours […] la personne buvant de nouveau en reprenant conscience pour éviter la gueule de bois. »

Source: Wikipedia.

L’année 2021, marquant les 30 ans de la chute de l’URSS s’est achevée il y a quelques jours et appartient désormais à nos archives historiques et personnelles. Le nombre de contaminations du COVID dépassant tout entendement en ces périodes de fêtes et les débats ahurissants sur les scènes politiques et médiatiques me laissent voir notre monde comme en plein zapoï géant. Flottement, déambulations, incertitudes, angoisses. Montées, descentes, isolements. Souvenirs d’un monde d’avant. Notre zapoï en France a débuté le 17 mars 2020, premier jour du premier confinement. 17 mars 2020, intéressant. Ce jour-là à Moscou disparaissait Edouard Limonov.

Limonov, buveur averti, aventurier, écrivain, homme politique de seconde zone, looser assumé. Limonov, personnage haut en couleur, né sous Staline en 1943, aura traversé bien des époques, dont la chute de l’Empire et la transition vers une Russie dite démocratique. La vie de Limonov, croyez-moi, aura été bien remplie question zapoï. Il a donc fini le sien alors que le nôtre commençait tout juste. A la tienne, Limonov.

Par souci de transparence et d’honnêteté, je tiens à préciser que le décès de Limonov en temps réel m’avait échappé. J’en ai donc pris connaissance tout récemment. L’annonce de sa mort, événement mineur, n’en déplaise (j’imagine) à l’intéressé, perdu dans un tourbillon pandémique. J’ai rencontré l’intéressé en question grâce à mon appétit vorace pour la lecture. En décembre dernier, lors de mes longues et hasardeuses flâneries dans les rayonnages des librairies, je tombe sur l’ouvrage d’Emmanuel Carrère, Limonov, biographie publiée chez POL en 2011.

Grand passionné d’histoire contemporaine et particulièrement de la Guerre Froide, ce nom à consonance russe a donc piqué ma curiosité. Le simple nom de l’auteur du livre, Emmanuel Carrère, faisant autorité dans la littérature que j’affectionne, a confirmé mon choix. Je lis donc la quatrième de couverture. Je cite :

« C’est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d’aventures. C’est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

J’ai commencé la lecture de ce livre dans un vol entre Genève et Athènes, où je me rendais en séminaire mi-décembre. J’ai terminé la lecture de ce livre dans un vol entre Athènes et Genève une semaine plus tard où je rentrais chez moi. L’aventure fût passionnante, haletante, vibrante. Emmanuel Carrère excelle dans son art de retranscrire la vie d’un autre, en y mêlant la sienne. Limonov était un personnage improbable, excessif, contradictoire, détestable en certains points, admirable en d’autres.

« Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement. »

Oui, Monsieur Carrère, c’est en ça précisément que son histoire nous parle à tous. Son histoire nous pousse dans nos derniers retranchements. Elle nous renvoie face à nous-mêmes, à notre jugement sur l’autre et par extension, à une certaine dissonance cognitive. Une malaisance occasionnée par ces jugements émis spontanément que le modérateur de nos dialogues internes souhaiterait abolir.

Le zapoï de notre Limonov l’aura donc amené à être tantôt voyou à Kharkov en Ukraine, ou poète adulé de l’underground soviétique sous Brejnev, amant et compagnon indigne, abjecte mais attentionné et moderne dans sa compréhension des femmes. Mais aussi marginal, clochard et bisexuel dans le New-York déglingué des années 1970. Puis majordome chez un milliardaire de Manhattan. Ou encore écrivain mondain du Paris fantasque de l’ère Mitterrand. Puis soldat perdu et ignoble durant la guerre des Balkans, en plein siège de Sarajevo. Mais aussi figure politique de l’opposition russe dès 1991 à Moscou voulant renverser Boris Eltsine pour ré-instaurer l’Union Soviétique, dans un ubuesque pot-pourri d’idéologies nazis, fascistes et communistes…

Il aura également effectué des « stages de survie » en Asie Centrale incarnant un inattendu zen bouddhiste, prônant la philosophie de Lao Tseu. Il défendra ensuite la cause des musulmans de Tchétchénie et deviendra prisonnier modèle dans  les années 2000, quasi réplique des goulags staliniens. Limonov, personnage incompris. qui ne cherchait que la gloire et la reconnaissance. Personnage complexe et paradoxal qui matérialise à lui seul le clivage de nos âmes et nos conflits internes.

Limonov est un héros. Limonov est un salaud. C’est en ça qu’il fait écho en chacun de nous. J’avais cité Mohamed Mbougar Sarr, dernier Prix Goncourt en date lors d’une précédente chronique : «la littérature ne sert pas à trouver de réponses mais à poser de meilleures questions ». C’est ainsi que l’on referme le livre d’Emmanuel Carrère. Les historiens avaient acté la fin de la Guerre Froide et la chute de l’URSS comme étant la fin de l’Histoire, il y a 30 ans. Limonov nous a quitté. Peut-être, en ces temps troublés, est-ce aussi le jour où débute une autre Histoire? Espérons que celle-ci ne consacre pas dès avril prochain un autre personnage tout aussi ubuesque que ne l’était Limonov, et dont le nom commence par un Z. Comme Zapoï.

Bibliographie sélective, Emmanuel Carrère:

L’adversaire, 2000, POL
Limonov, 2011, POL
Le royaume, 2014, POL
Yoga, 2020, POL

Bibliographie sélective, Edouard Limonov:

Le poète russe préfère les grands nègres, 1980
Journal d’un raté, 1982
Le livre de l’eau, 2002

View Comment (1)
  • Merci pour cet excellent compte-rendu du livre de Carrère.
    Une nuance tout de même : l’image qu’il donne d’Édouard Limonov ne cadre pas totalement avec celle qu’en ont les russes. À part 10% de la population (30% à Moscou, les libéraux qui le détestent) Limonov n’est pas vu comme un marginal un peu fou, mais comme une figure déjà mythique : écrivain de tout premier plan, homme politique atypique mais influent au niveau culturel.
    N’oublions pas que les jeunes écrivains russes les plus brillants et de nombreux artistes en tous genres se considèrent comme des disciples de Limonov.
    Sur ce site consacré à Édouard Limonov, il y a beaucoup d’autres infos récentes qui ne sont pas dans le livre de Carrère, écrit il y a plus de dix ans :
    https://www.tout-sur-limonov.fr/

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