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« Temps Morts », une leçon de cinéma

« Temps Morts », une leçon de cinéma

Temps Morts se déroule pendant le Grand Confinement. C’est une correspondance non mixée, non étalonnée et filmée avec les téléphones portables des deux auteurs. « Comment faire cinéma ? Avec peu de choses », nous disent Vincent Dieutre et Julien Thèves. Un instrument pour enregistrer des images et quelque chose à dire : raconter, soi, l’autre, la nature, le vide, la Seine, les façades, l’ami, l’amant… Des états d’âme que l’on partage.

La question centrale que Vincent et Julien nous pose ainsi qu’à tous les cinéastes est justement celle-ci. Comment donner à voir derrière l’image ces sublimes ressorts qui animent nos consciences et restent des mirages ? Franchir les apparences ? A ces questions sans fond nous n’avons pas de réponse et jamais nous n’en aurons. Et c’est la magie du film. Il n’existe pas de réponse et pire, il n’existe pas de question. Il y a juste un film qui s’est fait avec un smartphone au creux de la main et des bavardages qui deviennent, on ne sait pourquoi, dialogue, littérature, cinéma et qui vont droit à cette âme dont on parle sans ne pouvoir rien en dire. Est-ce ça le cinéma ?

Vincent et Julien nous emmènent dans un long voyage qui ne finira pas

C’est une invitation au voyage, à un voyage sur les rails. La succession des scènes comme successions de paysages qui défilent, bruts, sans concession, dissonants, des rafales qui se fracassent sur un écran, réflexions, débauche de libido. Un-deux-trois. Tranches de vie données à voir à travers une vitre, opaque parfois. Le sida était une époque vivante. Sept étages. Essoufflé. Le vélo repêché. La Seine dans le brouillard. Les fleurs jaunes. Le Goëland désespéré depuis le début du confinement. Vincent et Julien nous emmènent dans un long voyage qui ne finira pas. Echange de mots et d’images. Julien l’écrivain faiseur d’images. Des plans se partagent, se répondent, révélant progressivement la construction intime des protagonistes. Ils nous disent de ce fardeau qui peut surgir à chaque détour de phrase ou d’image. Un cauchemar blanc dont on s’échappe en filmant. Les dévoilements sont beaux, directs et radicaux. Ils adviennent en filmant le ciel ou les barres d’immeubles dans un fauteuil.

Dans la lenteur qu’il est censé restituer, le film est un train à grande vitesse

L’un est à Paris, l’autre dans un lieu improbable en Normandie. Deux voix se répondent, s’entrelacent, disent leur quotidien sans fard, brut, sous leur regard. La succession des plans nous égare parfois, un-deux-trois, rythmé comme une horloge, un métronome. Dans la lenteur qu’il est censé restituer, le film est un train à grande vitesse qui explore simultanément par séquences une multitude d’endroits, le cœur des gens, leurs désirs, leurs addictions, la peur, l’enchevêtrement des branches des arbres, la brume matinale, la course à pied dans la rue ou dans les bois, les fenêtres, l’appartement en désordre, les tétons d’un mec avec la barbe.

La vacuité maîtrisée à l’extrême

Documentaire ? Fiction ? Poésie ! Une vacuité maîtrisée à l’extrême, un cerveau précis comme une lame, une construction sophistiquée de formules mathématiques qui terrorisent ou ravissent, c’est selon. C’est tout ça en même temps, Temps morts. Sous son allure dilettante, ce film est proche de l’opération chirurgicale. Laser médical. 

La peur trompe l’ennui jusqu’au plaisir

Cette période de vie en temps de pandémie aura paradoxalement propulsé (certains) dans une vie intense sur fond de melancholia. « J’ai peur, j’ai peur, j’ai peur », répète Vincent sur le plan fixe d’une lucarne ouverte sur la nature. « Plaisir, plaisir, plaisir », semble-t-il dire, aussi. La peur trompe l’ennui jusqu’au plaisir. N’avons-nous pas rêvé un jour d’un Paris vide, désert ? De ces moments où il nous est à tous, sans exception d’âge, de genre, interdit de faire ? Nous y sommes et ce n’est pas un rêve. Demain il ne se passera rien : putain de jouissance !

Un film narcissique à l’extrême qui donne à voir bien au-delà de soi. Une leçon de cinéma

L’attente comme un poids nouveau qui nous contente. Possibilités infinies puisqu’il n’y a rien, sinon le poids de soi-même. Un film narcissique à l’extrême qui donne à voir bien au-delà de soi. Faire de la littérature (ici du cinéma) c’est de faire de soi un sujet universel. Je ne sais plus quel écrivain a dit cela, mais nous sommes ici au cœur de cette question. Montrer l’universel avec un smartphone qui plus est possède une batterie défaillante. Ça le fait.

On est content et on ne sait bougre pas pourquoi

Vincent Dieutre et Julien Thèves ont fabriqué un petit bijou de cinéma. Ca pulse, ça donne de la voix, ça crie parfois, sans élever la voix. On est content de voir la Seine couler tel un fleuve tranquille, on est content de voir un sapin de noël abandonné sur un terrain de tennis en friche. On est content d’entendre leurs voix. On est content d’entrevoir de l’intelligence qui suinte de chaque plan, de chaque phrase. On est content et on ne sait bougre pas pourquoi. Tout ça pour dire qu’on en veut encore de leur cinéma, sans limite d’âge, de genre ni de saisons.

Tous les jours du 12 au 24 octobre, projection à 13 heures, sauf le mardi 18 octobre

Les mardis 1er et 8 novembre au cinéma le Saint-André-des-Arts, Paris 5e

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