Dans un hommage brûlant, la Philharmonie de Paris ressuscite la mémoire culte et inépuisable de Fela Kuti. Révérence au génie musical insoumis, à l’homme sécessionniste, provoqué et provocateur, qui a fait de sa vie plus qu’un manifeste politique, une révolution musicale.
L’exposition «Fela Anikulapo-Kuti : Rébellion Afrobeat», présentée à la Philharmonie de Paris jusqu’au 11 juin 2023, met à l’honneur la mémoire du célèbre frondeur nigérian, multi-instrumentiste, compositeur et initiateur de l’afrobeat – une première en Europe. Archives inédites, photographies, costumes de scènes, œuvres d’art, vinyles et immersions sonores… Par son contenu comme par sa scénographie, l’exposition fait à la fois retentir la musique et l’engagement d’un homme qui ne s’est jamais tu.

L’activisme dans le sang
« Je tiens la mort dans ma poche, je ne peux pas mourir.» Olufela Olusegun Oludotun Ransome-Kuti naît le 15 octobre 1938 à Abeokuta, à quelques kilomètres au nord du Lagos, bercé par une famille de la bourgeoisie yoruba intellectuelle, anticolonialiste et militante. Sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti, surnommée «la lionne de Lisabi», était enseignante, activiste, féministe et pionnière de la lutte pour l’indépendance du Nigéria. Première femme à conduire une voiture au Nigéria et mère de tous les combats, elle eut notamment une influence importante dans l’acquisition du droit de vote des femmes. Son père, le révérend Israel Oludotun Ransome-Kuti, était enseignant et pasteur anglican. Fondateur du syndicat de l’Union nigériane des enseignants (NUT), il était réputé pour ses prêches particulièrement enflammés contre les colons.

Une conscience politique éveillée
Petit, Fela Kuti grandit dans un environnement musical cosmopolite, sur fond de discipline de fer. Chef de chœur à l’école protestante, de ses débuts dans la musique religieuse, il s’initie très tôt au piano, alors encouragé par son père. En 1958, il part étudier la trompette, le piano et la composition à Londres, au Trinity College of Music. Là-bas, Fela croise le jazz de John Coltrane, Charlie Parker et Miles Davis, un style dont il tombe éperdument amoureux. Au côté d’amis nigérians et antillais, Fela forme le groupe Koola Lobitos. Très vite, il se produit dans des cafés londoniens et y propose un métissage des mélodies occidentales du jazz et des notes originellement ghanéennes du highlife. En 1963, diplôme en poche, expériences scéniques initiées, passion décidée, Fela retourne au pays.
Le Nigéria dévoré [ En 1960, le Nigéria proclame son indépendance, et s’empêtre alors dans une nouvelle ère, fortement marquée par une évolution économique sans précédent, par des fractures sociales et une guerre civile. Avec l’exploitation d’importants gisements de pétrole dans le delta du Niger, le pays devient la proie des intérêts de multinationales et de charognes ex-colons. Une porte grande ouverte à la corruption. Coup d’État après coup d’État, le Nigéria est ainsi écrasé sous la botte des militaires dans un contexte post-colonial instable, miné par la corruption.]
Quelques années plus tard, lors d’un voyage aux États-Unis en 1969, Fela Kuti découvre le Black Panther Party, les idéologies de Malcom X et les cicatrices de plus d’un siècle de ségrégation raciale. Davantage nourrie, sa conscience politique se dresse. L’homme est déterminé.


Celui qui tient la mort dans sa poche
Après avoir rebaptisé son groupe «Africa 70», Fela Kuti déserte son patronyme «Ransome», perçu comme un nom d’esclave, pour «Anikulapo” : «celui qui tient la mort dans sa poche». Il abandonne le chant en yoruba au profit du pidgin, un anglais populaire et accessible à une plus grande partie du public africain. Habillé de lignes mélodiques yoruba, de highlife, de jazz et de funk, son style musical évolue et s’accompagne de percussions, piano, trompette, saxophone et instruments traditionnels africains. Les jalons de ce que deviendra l’afrobeat sont ainsi posés.
Entre les murs de Fela
En 1973, Fela ouvre les portes de son club, «Afrika Shine». Là-bas, se croisent alors danseuses, intellectuels et orchestre aux introductions dramatiques. Et Fela, soigné de ses costards colorés à ses slips aux motifs clownesque, s’y produit, joint à la main. À mi-chemin entre salle de concert et tribune politique, l’effervescence de ce temple de la musique et de l’esprit lui vaudra un succès monumental. À quelques pas de là, Fela, fidèle à sa fronde, conçoit sa demeure comme une enclave autonome baptisée «Kalakuta Republic» et située à Mushin dans la banlieue de Lagos. Entre ses murs, comme maître de son royaume, il s’entoure d’une centaine d’âmes rebelles, nargue le pouvoir en déclarant son indépendance et édicte ses propres lois. Un geste sécessionniste qui dérange.
«La musique est l’arme du futur.»
Fela Kuti


Provoqué et provocateur
Pour détourner la censure de la presse, Fela achète des espaces publicitaires dans certains journaux comme «The daily Times». Dans ces colonnes, éditées sous le titre «Chief Priest Say», il fait ainsi circuler ses idéologies. Sur scène, Fela Kuti polit ses morceaux et ses arguments politiques. Dépassant les frontières nigériennes, ses mélodies évoluent au même rythme que sa philosophie. Fusion complétée. Les chansons de l’artiste s’enveloppent de militantisme, s’imprègne d’activisme, et prennent une coloration politique plus que virulente envers le régime. Adoré par le peuple, il crie contre la corruption des élites, les violences policières et le néocolonialisme. Des critiques qu’il paiera au prix suprême de sa liberté, sa chair et sa mère. Musicalement politique ou politiquement musical, Fela Kuti fait ainsi usage de l’afrobeat comme une arme du panafricanisme ; et le pouvoir s’agace.
La Kalakuta Republic touchée
À grand renfort de pétrodollars, les autorités nigérianes organisent, en 1977, le Festac, festival mondial des arts et de la culture africaine. Pas assez démocratique aux yeux de Fela. Pourtant convié, l’artiste dénonce l’événement et organise un contre-Festac dans son club où vont se presser nombre de célébrités comme Stevie Wonder et Bootsy Collins. Une semaine plus tard, la Kalakuta Republic est attaquée. Les autorités incendient les lieux, blessent les résidents, violent des femmes et défenestrent la mère de Fela. Elle succombera à ses blessures quelques mois plus tard. Mais les autorités ne s’arrêteront pas là. Ils iront jusqu’à traîner l’artiste en prison. Arrestations, torture, incarcérations… Des cicatrices, Fela en compte par centaines. En tout, il sera arrêté plus de 200 fois.
«Un uniforme de police n’est qu’un vêtement cousu par les mêmes tailleurs qui cousent vos vêtements.»
Fela Kuti


L’homme aux 27 femmes
Dans son royaume indépendant, Fela règne en roi. Il y héberge amis, familles, collègues et les «Queens» : celles qui ont abandonné leurs proches pour rejoindre la Kalakuta Republic. Danseuses, chanteuses, cuisinières… Ces femmes, parfois mineures, sont de tous combats. En février 1978, Fela se marie avec vingt-sept d’entre elles avec la volonté de «protéger leur statut» et de se rattacher à sa culture traditionnelle de la polygamie. Coup médiatique. Apologie de la polygamie et du fantasme sexuel, dénigrement de la condition féminine… L’événement provoque un flot de critiques.
«Black President»
Musicalement, celui qu’on nomme «Black President» ira jusqu’à défier le pouvoir en place depuis la prison. Politiquement, il ira jusqu’à fonder, en 1978, son propre parti, Movement of the People (MOP), en vue des élections présidentielles en 1979. Inspiré de Cheikh Anta Diop et détaillé dans un manifeste de quelques dizaines de pages, son programme jure l’ambition : «la reconstruction économique, culturelle, sociale, politique, technologique et idéologique du Nigéria en particulier, et de l’Afrique en général.» Une volonté qui, encore aujourd’hui, reste ancrée dans les esprits.

Toute une vie passée à ne pas se taire. Resteront dans l’Histoire les luttes et la voix contestataire de celui qui rayonné par sa musique comme par son engagement, de celui qui a remis en cause l’ordre établi, de celui que l’homme ne peut tuer.