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Saint Omer d’Alice Diop, un procès du silence

Saint Omer d’Alice Diop, un procès du silence

La première fiction d’Alice Diop reconstitue le procès d’une jeune femme sénégalaise (rebaptisée Laurence Colly), jugée pour infanticide en 2016 à la cour d’assises de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Malgré son niveau de langage et son QI de 150, elle ne parvient pas à expliquer clairement son geste. C’est aussi le trajet intime d’une professeure d’université spécialiste de Duras qui enceinte sent ses repères vaciller et éprouve une étrange empathie pour cette étudiante en philo brillantissime. Une œuvre qui nous plonge au cœur de la modernité, de ses contradictions, sa complexité. Ce film fut couronné à la Mostra de Venise et choisi pour représenter la France aux Oscars.

Saint Omer est un film qui superpose jusqu’au vertige les contradictions, les mystères, les incompréhensions, un film profondément contemporain qui nous dit l’extrême complexité du monde et notre incapacité d’en contrôler la globalité, sinon l’essence. Quelque chose ne nous appartient plus dans cette histoire, l’abîme nous guette à chaque mot, à chaque regard. Où sommes-nous ? Au XXIe siècle, sur le fil d’un rasoir, entre des cultures, des lieux, des corps, des histoires qui s’étreignent, se chevauchent en donnant naissance à un impossible qui pourtant se révèle être notre quotidien ? « J’ai déposé ma fille à la mer » furent les premiers mots que Fabienne Kabou a prononcés. « Cette phrase, pour moi, nous dit Alice Diop, a ouvert tout un champ de récits. Un champ poétique, lyrique, mythologique, sacrificiel, religieux et psychanalytique aussi. Je me suis imaginé qu’elle avait offert sa fille à une mère plus puissante qu’elle. » La complexité de Laurence Colly fascine et pousse à interroger des choses obscures et insondables. Comment accueillir cette impossibilité ? C’est l’une des questions centrales de ce film. Le challenge est magnifique parce que sur-humain. 

Bienvenue dans le XXIe siècle

Les enjeux qui circulent dans cette salle de tribunal se télescopent, s’additionnent, se renient. Il est question de maternité, de transmission, d’héritage colonial, de racisme, de sacré, de surnaturel, sans compter les non-dits, les impensables. Bienvenue dans le XXIe siècle semble nous dire ce film, dans cette accumulation de récits incontrôlés et incontrôlables qui jaillissent des profondeurs de notre histoire. Face à la richesse de ces femmes noires, la binarité qui anime le procureur terrifie tant elle paraît un objet du passé, ridicule, obsolète. Ne perçoit-on pas à travers ses saillies que la course aux thèmes réactionnaires est perdante en plus d’être dénuée d’honorabilité ? La pauvreté de ses réflexions nous accable face à la force souterraine qui envahit progressivement la salle. Le jugement d’un infanticide qui devient fascination intime, obscure, inavouable.

La douleur de l’exil qui plane

D’où vient cet état de suspension, de doute et de mélancolie qui nous assaille ? De l’histoire de ces femmes qui déroulent le fil de leur parcours dans un langage subliminal. La douleur de l’exil plane, la souffrance des mères déplacées, le silence des filles qui n’ont pas encore les mots aujourd’hui pour formuler. Formuler quoi ? Formuler la détresse de cette femme mutique qui n’a pas su créer de lien avec son enfant, celui d’un avenir qui, s’il commence à se dessiner à travers des œuvres sensibles et profondes comme celles de d’Alice Diop, reste flou, incertain, plein de douloureuses ambivalences. C’est une histoire de silence profondément politique. Les conséquences intimes, émotionnelles de la colonisation et de l’immigration sur des générations construites dans le silence d’un entre-deux. Au-delà de l’infanticide, c’est la dimension politique dans sa tragédie et sa noblesse qui s’installe avec nous, dans la salle. Qui sommes-nous entre cette multitude de failles dans lesquelles nos histoires nous précipitent ?

Ce qui se passe dans cette salle de tribunal, c’est l’histoire du monde

Contrairement au précédent film d’Alice Diop, Nous, qui tente de relier (réconcilier) sans juger les deux extrémités du RER B, les cités au nord et les pratiquants de chasse à courre au sud. Un film qui fut critiqué (à tort) pour vanter une forme d’universalité sans chair. Saint Omer nous parle au contraire de ce qui nous divise, le racisme, les impensés coloniaux avec pourtant le même souci d’universalité. Ce qui se passe dans cette salle de tribunal, c’est l’histoire du monde, comment il se défait, se casse dans des élans tragiques. Comment le chaos de vies déchirées produit de nouveaux espaces de complexité et de beauté qui au bout du compte nous sauvent tou.tes.s de nos vies médiocres et étriquées. Existe-t-il derrière tout ça une voix/voie secrète et incompréhensible que l’on ne réussit pas à nommer. C’est ce que semble murmurer ces trois femmes (Alice Diop/Rama/Laurence Colly) qui partagent les mêmes immensités secrètes. 

C’est toute une génération de femmes qui arrivent à maturité et enrichissent la connaissance qu’une société a d’elle-même.

A l’image d’Alice Diop, c’est toute une génération de femmes noires qui travaillent aujourd’hui en profondeur la société française, la façonne, la transforme. Des trentenaires et des quadras qui nous forcent à repenser physiquement notre rapport à l’autre, au monde. Des femmes qui en sortant du silence dans lequel elles furent enformées, elles et leurs mères, nous entraînent dans des complexités sidérantes. Leur quête de vérité et de sens remet en cause nos stéréotypes, nos fantasmes en faisant vaciller nos imaginaires. Marie Ndiaye, (co-scénariste du film) avec son merveilleux ouvrage Rosi carpe, Bintou Dembelé issue du hip hop qui a chorégraphié les Indes Galantes à l’Opéra de Paris, Faïza Guène, qui dessine une nouvelle littérature dans le paysage français. Penda Diouf au théâtre, et j’en passe.

Ces femmes sans aucun doute annoncent une nouvelle ère.

Si les crises sont bien là, qui s’accumulent ; la montée des extrêmes ; les crises sanitaires ; la guerre en passant par l’inflation et les pénuries et nous plongent dans un monde qui semble sans avenir, un film comme Saint Omer nous fait entre-apercevoir un autre territoire qui désille nos regards, nous ouvre à la diversité, la transparence. Un film qui aborde de front et en profondeur des questions qui traversent et paralysent la société française. C’est une œuvre comme Saint Omer qui, en nous libérant de nos vieux fantasmes de nationalisme et de repli, fait entrer la France de plain-pied dans le XXIe siècle. Ces femmes sans aucun doute annoncent une nouvelle ère.

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