pixel
Now Reading
Dieu est une femme noire : le geste réparateur d’Harmonia Rosales

Dieu est une femme noire : le geste réparateur d’Harmonia Rosales

Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, La Création de Dieu comme femme noire d’Harmonia Rosales a toute sa place.

Harmonia Rosales, artiste de la Renaissance afro-centrée

The Creation of God, Harmonia Rosales, 2017

Harmonia Rosales est une artiste afro-cubaine américaine née en 1984. Élevée dans un environnement propice à la création — sa mère est une peintre.sse, son père joue des congas —, elle est fascinée, dès l’enfance, par la virtuosité de la technique et l’harmonie des compositions des maîtres de la Renaissance. C’est cette fascination qui la conduit, en 2017, à peindre le Dieu chrétien comme une femme noire.

Ne pouvant cependant, en effet, se reconnaître dans les tableaux de la Renaissance italienne, ces tableaux dépeignant, comme figure dominante, des hommes blancs accompagnés, dans un lien de subordination, de femmes blanches idéalisées, miroir d’une conception euro-centrée de la beauté, elle décide de peindre elle-même, à la manière de ces maîtres, des tableaux où les femmes noires sont la figure dominante pour créer un équilibre, un yin au yang de la Renaissance italienne.

Ce faisant, et comme en atteste la viralité de ses oeuvres, dont The Creation of God présenté ci-dessus, elle est l’une des rares artistes contemporain.e.s à avoir dépasser la bulle hermétique de l’art contemporain pour toucher un public non-initié à ses codes, public traversé par le même sentiment d’exil que le sien face aux représentations à l’ultra-dominance blanche véhiculées par ce qui est communément admis comme les « chefs-d’oeuvre » de l’humanité.

La Création de Dieu par Harmonia Rosales, une subversion de l’universel

La Création d’Adam, Michel-Ange, 1508-1512, Chapelle Sixtine, Vatican

The Creation of God n’est ainsi rien d’autre que le renversement d’une composition figurant uniquement des hommes blancs par une composition figurant uniquement des femmes noires. S’appuyant sur la fresque de La Création d’Adam réalisée par Michel-Ange, entre 1508 et 1512, sur la partie centrale de la voûte du plafond de la chapelle Sixtine, elle dépeint, sur le fond de l’aube du monde, Dieu, entouré d’un cortège d’anges, descendant, dans un voile violet-pourpre, pour toucher de la main le premier homme qui lui, nu, allongé mollement, attend de recevoir la vie lors de son premier contact avec Dieu.  

L’utilisation de l’écriture non-inclusive est volontaire dans cette description. L’écriture non-inclusive postule, en effet, le masculin comme neutre si bien que l’homme, et non l’être humain, désigne bien indifféremment les femmes et les hommes et qu’il n’est nullement induit, dès lors, que Dieu soit un homme plutôt qu’une femme parce que le mot « Dieu » est un nom masculin. De même, il n’est nullement entendu, dans les mots « homme » et « Dieu » que ceux-ci renvoient à des personnes blanches ou à des entités blanches. Sont bien représentés, par conséquent, exactement les mêmes sujets, si l’on s’en tient à la description faite par le langage commun de ceux-ci, chez Michel-Ange et chez Harmonia Rosales. 

Ceci étant établi, le choc opéré par les oeuvres d’Harmonia Rosales, et notamment The Creation of God, est tel que Konbini intitule son article dédié à l’artiste en 2017 : « Pour l’artiste Harmonia Rosales, Dieu est une femme noire ».  Titre, qui, dans un monde féministe et anti-raciste, notons-le, aurait de quoi nous faire mourir de rire. Comment, dans un tel monde, en effet, ne pas pouvoir imaginer que la représentation anthropomorphe de « (L’) être éternel, créateur de tout ce qui existe (animé et inanimé) et providence de l’univers créé, à qui les hommes doivent un culte » puisse prendre les traits d’une femme noire, cette représentation étant purement fictive ?

Dieu est une femme noire depuis le premier jour

Bible en peau de chèvre, VIe-XIVe s., Plateau de la Guéralta, Ethiopie. Olivier Grunewald Olivier Grunewald

Dieu, dans la religion chrétienne, ne revêt pas un aspect humain sinon sous la forme de son fils, Jésus-Christ, aspect hautement aléatoire — si Dieu s’est incarné en un homme, Jésus de Nazareth est donc l’une des représentations possibles de Dieu, et non LA représentation de Dieu —, ni l’aspect d’un homme non-blanc, par ailleurs, si l’on s’en tient à la reconstitution 3D réalisée par une équipe de chercheurs britanniques en 2016. C’est l’être éternel, et comme être éternel, irréductible, de quelque manière que ce soit, à l’être humain. La représentation de Dieu comme femme noire est donc toute aussi logique, ou toute aussi absurde, selon la manière dont l’on décide de suivre ce raisonnement, que de le représenter comme homme blanc. 

Et c’est précisément parce que la représentation de Dieu comme homme blanc nous paraît évidente et naturelle, alors que celle de Dieu comme femme noire nous paraît subversive et construite, tandis même que l’une et l’autre de ces représentations participent de la même logique ou de la même absurdité, que l’oeuvre d’Harmonia Rosales relève du génie. Car elle soulève, par là, les frontières de l’universel et de l’universalisme gardées farouchement, et à mains armées, par le patriarcat et la suprématie blanche dans le monde contemporain

« De tous les empires européens de l’ère moderne, aucun n’a plus que la France occulté la sauvagerie coloniale derrière le voile de sa mission « civilisatrice » : l’universalisme classique est à la fois une fausse monnaie et un instrument de conquête, l’arme du crime et la rivière où on la jette. Des colonies aux outres-mers et aux banlieues, l’universel et l’ordre républicain sont les noms politiquement corrects du contrôle social et de la domination. La raison pseudo-universaliste n’est autre que la raison coloniale : elle n’est pas l’universalisme comme projet pour l’humanité, mais une idéologie de l’universel au service de la supériorité européenne. Le nier, l’occulter ou l’oublier, c’est entretenir une mise en scène qui pérennise la colonialité dans le monde postcolonial. »

Universalisme, Mame Fatou-Niang, Julien Suaudeau, Editions Anamosa, 2022

La représentation de Dieu comme un homme blanc, un pilier de l’expansion coloniale

Missionnaire en Afrique : un membre de l’Ordre missionnaire des Peres Blancs enseignant a des enfants dans une ecole d’Afrique equatoriale. Carte postale du debut du 20eme siecle ©Collection Sirot-Angel/leemage

L’on pourrait penser qu’il ne s’agit que d’une question futile, celle de la représentation anthropomorphe de Dieu dans l’histoire de l’art. Or c’est précisément par le biais de cette question que la violence déshumanisante de l’assise du patriarcat et de la suprématie blanche prend tout son sens. Car si le Dieu de la civilisation occidentale, le Dieu chrétien, prend l’apparence d’un homme blanc et crée l’homme à son image, alors la totalité de l’humanité est constitué d’hommes blancs, créés à l’image de Dieu, desquels sont tirés, comme une sorte de reproduction de l’image originelle, les femmes blanches. Si bien que tout être humain dont l’apparence ne répondrait pas à l’image de Dieu, ou à celle tirée de l’image de Dieu, ne pourrait, en aucun cas, prétendre à l’humanité

Dans cette question futile se tient donc, en réalité, en creux, toute la justification de la « mission civilisatrice », ayant servi de levier légitimant à l’expansion coloniale. Et le fait que les sociétés occidentales ne s’imbriquent plus avec la religion chrétienne comme un système unique destiné à penser l’ensemble du monde ne vient, en rien, nier les conséquences, toujours ré-actualisées, d’une structuration du monde pensée et vécue durant plusieurs siècles au sein de laquelle l’être humain ne pourrait avoir l’apparence que d’une personne blanche, et Dieu seulement celle d’un homme blanc.

L’imaginaire de Dieu et de l’humanité, imaginaire construit par ses représentations, continue à alimenter le monde contemporain, en construisant des murs infranchissables à l’idée que l’on se fait de la civilisation, et par la civilisation, du monde et de l’être humain.

Les conséquences réelles de la colonialité de nos imaginaires

US border agents on horseback were accused of whipping Haitian migrants near the Acuna Del Rio International Bridge in Del Rio, Texas on September 19, 2021.
PAUL RATJE/AFP via Getty Images

Dans l’histoire de l’art occidentale:

Les musées « à vocation universelle » tels que le musée du Louvre, musée le plus visité du monde, ne comptent ni oeuvres d’art africaines, ni oeuvres d’art asiatiques. Ces oeuvres, issues des pillages coloniaux, sont destinées respectivement au musée du Quai Branly et au musée Guimet. Les « chefs d’oeuvres » de l’humanité sont considérés comme uniquement du fait d’artistes occidentaux, comme en atteste le parcours « Chefs-d’oeuvre » du Musée du Louvre, qui n’offre à voir aux visiteur.e.s que des oeuvres de la Grèce antique ou de la Renaissance italienne. 

Dans la représentation du monde par la pensée en Occident :

Si l’oeuvre d’Harmonia Rosales opère un renversement dans nos imaginaires, c’est d’abord parce qu’elle révèle que, dans la culture occidentale, il est tout à fait naturel et automatique de concevoir Dieu comme un homme blanc. Ensuite, parce qu’elle souligne que si la religion chrétienne n’est plus admis comme une vérité en Occident, ses récits, comme ceux de la Genèse, ne sont pas considérés comme des histoires fabuleuses au même titre que les récits des religions extra-occidentales. Intituler une reprise de La Création d’Adam de Michel-Ange, La Création de Dieu, ne vise à rien d’autre que d’indiquer la relativité des récits fondateurs de l’Occident, dont le récit religieux est une composante majeure jusqu’à aujourd’hui.

Dans les discours occidentaux sur le monde :

En témoignent les évènements récents où l’on a vu, et entendu, un nombre conséquent de journalistes occidentaux qualifier, sans y voir aucune incidence raciste, les ukrainien.ne.s cherchant à fuir la guerre comme « des gens, ça me répugne d’utiliser l’expression, de classe moyenne prospères. Ce ne sont manifestement pas des réfugiés qui cherchent à partir de zones au Moyen-Orient qui sont encore en état de guerre important. Ce ne sont pas des gens qui essaient de partir de zones d’Afrique du Nord. Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne qui vivrait près de chez vous. »

Cette dernière phrase est extrêmement révélatrice des conséquences terribles de la représentation de la civilisation occidentale dans l’imaginaire occidental, représentation niant la réalité — ce Monsieur n’était-il donc pas, au courant, qu’une famille européenne peut tout à fait ressembler à une famille syrienne ou d’Afrique du Nord, qu’une famille européenne peut être noire ? —, et représentation, surtout, octroyant l’humanité aux seules personnes blanches, seules susceptibles, ici, de bénéficier de l’accueil des pays européens, accueil proposé dans un mouvement d’empathie absolu et dont le refus serait inconcevable. 

L’oeuvre d’Harmonia Rosales : une réparation de nos imaginaires

Migration of The Gods, Harmonia Rosales, 2021

« Elle se tenait debout à mi-océan, cherchant la terre ferme.

Elle cherchait le visage de Dieu.

Sûre d’elle,

elle plaça le feu de ses services

sur l’autel, et bien

qu’habillée dans les plus beaux atours de la foi,

quand elle apparut aux portes du temple,

aucun pancarte pour l’accueillir

Grand-mère Noire, Entrez ici. »

Our Grand-Mothers, Maya Angelou

Ce que The Creation of God d’Harmonia Rosales met en lumière dès lors, et ce qu’elle s’attache à réparer, c’est l’exil sans retour possible des personnes racisées occidentales dans leurs propres pays. Toujours renvoyées à un ailleurs, toujours questionnées dans leurs identités occidentales parce qu’absentes des représentations de cette/ces identité/s, c’est seulement par un long travail de re-création de ce qui est entendu comme la civilisation occidentale qu’elles pourront être en mesure d’y trouver une place non-réduite à un imaginaire colonial et raciste.

Et c’est ce long travail auquel Harmonia Rosales s’attache, dans l’intégralité de son oeuvre, afin qu’un jour, tout individu puisse rencontrer du regard The Creation of God et constater, dans un mouvement naturel et quasi-inconscient, que Dieu est une femme noire.

View Comments (0)

Leave a Reply

Your email address will not be published.

Scroll To Top