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LUCE TURNIER #1 : FORGER SON REGARD ET SES MONDES

LUCE TURNIER #1 : FORGER SON REGARD ET SES MONDES

 Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, l’oeuvre de Luce Turnier déborde de la marge pour forger nos regards.

Luce Turnier, une artiste majeure de l’histoire de l’art haïtien

Autoportrait, Luce Turnier. 
Collection privée.

« Interviewer : Y avait-t-il beaucoup de femmes artistes en… en… ?

Luce Turnier : Maintenant, oui.

Interviewer : Mais… A l’époque ?

Luce Turnier : Nous étions peut-être quatre ou cinq. Beaucoup de femmes venaient mais elles ne restaient pas. Elles ne pouvaient pas poursuivre. Pour plusieurs raisons… Elles ne pouvaient pas poursuivre. Certaines d’entres elles étaient vraiment talentueuses, elles auraient été de grandes peintresses maintenant. 

Interviewer : Est-ce qu’elles étaient considérées comme moins sérieuses ?

Luce Turnier : Et bien, l’un d’entre elles a dû être forte pour survivre comme artiste car il n’y avait pas… Le public n’avait aucun respect pour elles. Je ne pense pas qu’il sera heureux de l’entendre car il ne souhaite pas se souvenir qu’il s’est conduit de cette manière mais je pense que c’est ainsi que ça s’est passé. 

Interviewer : Juste en lisant sur cette époque, sur ça, on prend conscience que c’était la mode dans certains endroits de… de… de dire «évidemment»…

Luce Turnier : Nous étions considérées… Ils nous regardaient comme si nous étions des hippies au début, ou des punks. »

Traduction originale de l’anglais d’un extrait de l’interview de Luce Turnier réalisée à Port-au-Prince en 1983 par la Chicago Gallery of Haitian Art 

Ces quelques lignes, extraites d’une interview réalisée à Port-au-Prince en 1983 par la Chicago Gallery of Haitian Art, retracent les difficultés rencontrées par Luce Turnier et les femmes artistes haïtiennes lors de leur formation au Centre d’Art, «espace conçu comme un lieu de formation, d’échanges et un centre de diffusion de la création plastique inauguré le 14 mai 1944 à Port-au-Prince », dont la première génération bénéficiaire, ayant donné naissance au mouvement de l’art naïf en Haïti, était notamment constituée de Luce Turnier.

Aujourd’hui considérée comme une artiste majeure dont l’œuvre fait l’objet d’une reconnaissance unanime, tant à l’international qu’en Haïti, les propos tenus par Luce Turnier en 1983 esquissent le contexte social et culturel complexe dans lequel sa pratique artistique s’est construite. Pratique dans laquelle Luce Turnier s’est efforcée, sans relâche, de forger son regard et ses mondes.

La pratique artistique de Luce Turnier, forger son regard par les résistances

Photographie de Luce Turnier, Selden Rodman, 1957.

Née à Jacmel, en 1924, Luce Turnier poursuit, dans un premier temps, une formation scolaire à  Port-au-Prince, au sein de l’annexe de l’Ecole normale après avoir été contrainte par le cyclone de 1937 ayant ravagé le Sud d’Haïti de rejoindre Port-au-Prince avec sa famille. Bien qu’elle profite de son temps libre pour apprendre la dactylographie et le tissage, c’est à la décision de son frère aîné qu’elle rejoint le Centre d’Art à 21 ans, ce dernier déplorant de « ne rien tirer d’elle sur le plan scolaire… ou professionnel ». 

Si des artistes femmes haïtiennes ont bien pré-existé à la première génération d’artistes femmes formées au Centre d’Art, celles-ci appartenaient à la bourgeoisie et l’aristocratie et bénéficiaient, pour leur formation artistique, de l’enseignement d’écoles d’art à l’étranger. L’entrée de Luce Turnier, issue de la classe moyenne, au Centre d’Art, un an après son inauguration, désigne bien alors le renversement opéré par le Centre d’Art dans le paysage artistique haïtien, renversement qu’il nous semble nécessaire d’étudier afin de comprendre la construction de son œuvre et s’attachant tant au déplacement de la pratique artistique des classes sociales élevées aux classes sociales populaires qu’à celui de la main-mise de la pratique artistique des hommes à son partage avec les femmes.

En ce sens, les résistances auxquelles elle fait face, résistances à l’encontre de ce  double renversement, émises par la bourgeoisie et de l’aristocratie haïtienne — constituant la majorité du « public » désignée par l’artiste dans son interview donnée à la Chicago Gallery of Haitian Art —, nous apparaissent comme un second point de friction essentiel pour déployer une analyse de son œuvre. 

La réflexion développée autour de Luce Turnier s’étendra donc sur deux articles, s’attachant à l’exploration de ces deux points, et au bout desquels, nous l’espérons, il vous sera donné d’exercer un regard juste sur l’artiste plurielle et irréductible que fut, qu’est Luce Turnier

La naissance du mouvement de l’art naïf en Haïti : une volonté de s’extraire du système référentiel plastique et esthétique fixé par l’Occident

Photographie de la première génération d’artistes formé.e.s au Centre d’Art.

C’est autour de la création et des premières années du Centre d’Art que les mouvances du paysage culturel haïtien dans la création plastique s’articulent, le Centre d’Art constituant, en effet, l’impulsion-phénomène du renouveau des arts plastiques en Haïti, renouveau dans lequel se construit la pratique artistique de Luce Turnier. 

Né de l’initiative de l’américain DeWitt Peters, peintre de formation venu enseigné l’anglais en Haïti dans le cadre d’une mission de coopération, le Centre d’Art bénéfice, pour son élaboration, de l’appui d’intellectuels et d’artistes haïtiens tels que Jean Chenet, Maurice Borno, Albert Mangonès, Geo Ramponeau ou Gerald Bloncourt, issus principalement des mouvances « indigènes ». Dès lors, et alors qu’il voit le jour quand ni galeries d’art, ni écoles d’art publiques ne sont présentes en Haïti, l’émulation artistique plastique se concentre en son sein, seul cadre institutionnel lui étant dédiée.

Le Centre d’Art devient le creuset de la recherche plastique haïtienne, donnant notamment naissance au courant d’art naïf à partir de 1945 — année marquant l’entrée de Luce Turnier en son sein —, courant caractérisé par un vocabulaire plastique dit « simplifié » s’attachant à montrer, par le biais de l’intériorité de l’artiste, tous les aspects de la vie, politique, sociale et économique, haïtienne

« S’incrivant dans le sillage de l’indigénisme mais pas dans sa mouvance », le mouvement de l’art naïf en Haïti se place dans la continuité du « projet d’une « modernité indigène » formulé par l’écrivain haïtien Thoby-Marcelin lors de la présentation d’une exposition du peintre Savain en 1934 en ces termes : « Avec cet artiste, soutient-il, naît « une peinture haïtienne », en ce que que son œuvre, selon les mots de Proudhon, est « actuelle, concrète… », « exprime les idées du temps et […] parle la langue du pays ». Il s’agit, ainsi, au sein du courant pictural indigéniste, de formuler un langage plastique propre à la culture haïtienne sans clore, pour autant, dans la constitution de ce langage, les apports de la modernité occidentale.

« Voilà pourquoi la peinture de Savain, selon Thoby-Marcelin, «utilise toutes les richesses de la peinture française moderne», non point pour refaire du Cézanne, du Picasso ou du Modigliani, mais pour en tirer des leçons de leur démarche, comme ces artistes eux-mêmes en ont tiré de «la sculpture nègre primitive». Ainsi « la peinture française moderne » rend à la peinture haïtienne «un service égal à celui qu’un Modigliani doit à la sculpture nègre». »

Carlo Avierl Célius, « La création plastique et le tournant ethnologique en Haïti », Gradhiva [En ligne], 1 | 2005

Si un premier renversement dans le paysage artistique haïtien s’opère avec le courant pictural indigéniste, s’illustrant notamment dans l’évolution des sujets préférés par les artistes dans le but de transcrire et valoriser, par la peinture, « l’haïtianité », ce renversement est dépassé, voire transfiguré par le courant de l’art naïf. Le langage plastique indigéniste demeure, en effet, profondément ancré dans celui de la modernité occidentale tout en s’attachant à montrer la paysannerie, les classes « populaires » urbaines, les paysages, et tout thème propre à retranscrire et à exprimer « l’haïtianité ».

Ce choix de vocabulaire artistique par les artistes participant aux mouvances indigénistes s’explique principalement par une volonté d’inscrire la culture haïtienne et, plus largement, les haïtien.ne.s, du côté de « La Civilisation » dont l’Occident a fixé les traits. Les illustrations de l’artiste Guilliod publiés dans l’hebdomadaire parisien L’illustration entre 1849 et 1852 afin de témoigner du paysage politique haïtien, alors largement ridiculisé en Occident, révèlent bien cette volonté, de l’ordre, dès lors, du combat. 

Fond-Calalou, la maison de campagne de l’empereur Faustin Ier, Haiti, illustration de Jayme Guilliod de Leogane pour L’Illustration, Journal Universel, No 415, Volume XVII, Février 7-14, 1851.

« Guilliod restitue des visages d’hommes et de femmes politiques de son pays (Fig. 3), invitant à les  comparer avec des hommes et femmes politiques d’autres pays montrés dans les pages du même périodique. La réussite du procès d’humanisation qu’il a engagé doit beaucoup à l’évaluation positive de son talent d’artiste, sa maîtrise technique, au fait que ses œuvres peuvent tout à fait être comparées à celles d’artistes européens reconnus. Autant de facteurs qui concourent à prouver son aptitude personnelle à participer à l’œuvre de « Civilisation », qu’il partage avec le peuple auquel il appartient, le gouvernement et la « race » qu’il défend. »

Carlo Avierl Célius, « La création plastique et le tournant ethnologique en Haïti », Gradhiva [En ligne], 1 | 2005

La transfiguration de l’indigénisme par le courant d’art naïf en Haïti réside dans l’abandon de la nécessité de la preuve de l’appartenance à l’oeuvre de « Civilisation ». Il s’agit, pour les artistes, d’ « abolir la dichotomie barbare/civilisé (Hurbon 1988 : 5) » en usant d’un vocabulaire plastique leur étant propre irriguant des thèmes uniques à Haïti. En d’autres termes, de sortir d’un système référentiel plastique et esthétique fixé par l’Occident pour accoucher d’un système référentiel plastique et esthétique haïtien où les critères d’appartenance à l’œuvre de « Civilisation » perdent, par conséquent, tout sens puisque susceptibles seulement d’être posés dans un système d’opposition entre l’Occident et le reste du monde, et non dans un système faisant retour sur lui-même

Si théoriquement, le courant de l’art naïf en Haïti s’inscrit donc bien dans « la mouvance » du courant pictural indigéniste, son émergence, son déploiement et son institutionnalisation à travers le Centre d’Art ne découle cependant pas de l’initiative des dirigeants du Centre d’Art, pourtant largement issu des mouvances indigènes. En effet, c’est seulement suite à la visite des réserves du Centre d’Art par José Gomez Sicre, commissaire d’exposition cubain, et de sa rencontre, au sein de ses réserves, avec la toile « L’arrivée du Président Roosevelt au Cap-Haïtien » de Philomé Obin, considéré alors comme apprenti artiste, que ce qui était considéré alors comme de l’amateurisme, et non de l’art, se renverse dans le jugement esthétique du commissaire d’exposition. 

L’arrivée du Président Roosevelt au Cap-Haïtien, Philomé Obin, 1944.

« Contrairement aux dirigeants du Centre, Sicre voit dans ce tableau une œuvre d’art à part entière, et le dit. En d’autres termes, Sicre indique qu’il y a de l’art là où le credo esthétique en vigueur au Centre ne permettait pas de le reconnaître. »

Célius, C. A. (2004). L’avènement de l’art naïf en Haïti. La portée instauratrice d’un jugement esthétique. RACAR : Revue d’art canadienne / Canadian Art Review, 29(1-2), 47–64

Il est intéressant alors de noter comme l’abolition de la dichotomie barbare / civilisé, la sortie du système référentiel plastique et esthétique fixé par l’Occident dans l’appréhension de l’art haïtien, se réalise, dans un premier temps, dans un regard étranger, en marge également de « l’œuvre de « La Civilisation » » — car non-occidental — tout en ayant pied dans cette œuvre de par sa particularité, l’exposition d’oeuvres d’artistes cubains commissariée par Sicre au MOMA en cette même année en témoignant.

C’est, en effet, dans cet imbrication complexes de valeurs visant tant à la valorisation d’une identité nationale par la création d’un langage plastique propre que, par cette volonté, situant nécessairement le langage plastique créé quelque part à l’aune de l’Occident, qu’il nous faudra appréhender la construction de l’œuvre de Luce Turnier. 

Luce Turnier, forger son regard et ses mondes pour s’extraire de la dichotomie barbare / civilisé

La première exposition d’art naïf présentée par le Centre d’Art est organisée à Cuba en avril 1945, et malgré le succès qu’elle rencontre, les dirigeants du Centre ne se consacrent entièrement à la promotion de l’art naïf que quelques années plus tard, en atteste définitivement les propos du directeur du Centre d’Art, DeWitt Peters, tenus en 1947 dans le magazine new-yorkais Harper’s Bazaars.

Dès lors, les artistes formé.e.s au Centre d’Art sont partagé.e.s, selon leur pratique artistique, dans deux groupes : les « avancés », usant du vocabulaire artistique moderne pour créer, et les « populaires », se rattachant au courant de l’art naïf. Il est aisé de voir, aux vues de nos précédentes considérations, que cette opposition ne s’attache pas seulement à des différences plastiques, formelles, mais bien à des systèmes référentiels radicalement distincts, se situant l’un et l’autre, dans un rapport complexe à l’expression de « l’authenticité haïtienne » et au regard occidental. 

Luce Turnier, classée dans le groupe des « avancés », affirmera ainsi, au cours de son interview pour la Chicago Gallery of Haitian Art, que son vocabulaire artistique puisait, à ses débuts, ses influences dans l’oeuvre de Candido Portinari, peintre brésilien néo-réaliste et de Käthe Kollwitz, peintresse allemande proche des mouvements réaliste et expressionniste. Plus tôt, lorsque l’interviewer lui demande quelles sont les caractéristiques qui font de son œuvre, une œuvre distinctement haïtienne, elle répond simplement : « Je ne sais pas. ».

On retrouve alors, esquissées, les problématiques auxquelles sont confrontées, jusqu’à aujourd’hui, tou.te.s les artistes dépassant les frontières de l’artiste cisgenre homme blanc occidental hétérosexuel en ce que leurs œuvres sont nécessairement perçues à l’aune de leur dépassement de ce qui est encore largement considéré comme « l’universel », à savoir la production artistique cis masculine blanche occidentale hétérosexuelle, et ne peut se définir par des critères qui leur seraient propres

Là où la pratique artistique de Luce Turnier, dans le contexte des débuts du Centre d’Art en Haïti, devient véritablement intéressante au regard de ces problématiques, c’est en ce que celle-ci se situe, volontairement, en marge du courant de l’art naïf en Haïti, courant visant précisément à établir des critères plastiques et esthétiques propres à Haïti pour sortir de la dichotomie barbare / civilisé, en d’autres termes, pour échapper à l’hégémonie culturelle occidentale. Or, si l’interview de Luce Turnier nous apprend quelque chose de l’artiste, c’est justement sa volonté ferme de définir son œuvre uniquement par elle-même. Pourquoi, dans ce cas, ne s’être pas rattachée au courant de l’art naïf ? 

Il nous semble que cette décision relève de deux facteurs, le premier étant celui de définir son œuvre uniquement par elle-même, précisément, mais ceci de façon absolue.

Le courant de l’art naïf en Haïti, de par sa nature de courant, fixe nécessairement le vocabulaire plastique et les thèmes à disposition des artistes, même lorsque ceux-ci visent à émanciper la peinture haïtienne du système référentiel plastique et esthétique occidental. Comme artiste, Luce Turnier est tout à fait en mesure et en droit de revendiquer une pratique artistique qui lui soit absolument propre, même lorsque celle-ci semble se placer à contre-courant d’une véritable valorisation de « l’authenticité haïtienne ». Elle décide donc d’exercer ce pouvoir et ce droit. 

Le second facteur, quant à lui, est plus complexe et ne peut être formulé que comme hypothèse. Il semble tenir, à notre sens, à l’imbrication de l’art naïf en Haïti, dès sa naissance en tant que courant au sein du Centre d’Art, dans le regard occidental, et à travers ce regard, de sa digestion dans les rouages du marché de l’art international. En plaçant sa pratique artistique en marge de ce courant, Luce Turnier s’est donc assurée de situer son oeuvre à distance du regard occidental et de son action hégémonique. Mais plus que cela, et comme en atteste son interview à la Chicago Gallery of Haitian Art, elle a imprimé sa volonté de tenir son oeuvre loin des injonctions de production et de standardification du marché de l’art international. 

La machine infernale de la colonialité aux prises avec le courant de l’art naïf en Haïti

Il nous appartient donc, à présent, de montrer comment l’art naïf en Haïti, né précisément de la volonté de créer un système référentiel esthétique et plastique haïtien, a été fixé, dans le regard occidental, comme une expression artistique dont la valeur procède de son opposition aux critères esthétiques et plastiques occidentaux, opposition fixée précisément dans la dichotomie barbare / civilisé que les artistes naïfs haïtien.ne.s s’attachaient à dépasser. 

Photographie tirée de la vidéo L’art en Haïti présenté en 1950 par le United States Information Service.

« C’était au centre d’Art de Port au Prince, en décembre 1945, dans une vieille maison charmante de la rue de la Révolution où un Américain, M. De Witt Peters, avait eu l’heureuse initiative de réunir les productions d’un certain nombre d’artistes haïtiens pour la plupart autodidactes et s’efforçait en outre d’éveiller des vocations de peintres en tenant atelier ouvert, du papier et des crayons mis à la disposition de ceux qui voulaient s’essayer. Toute préoccupation lucrative n’était, certes, pas exclue de l’entreprise, la peinture dite « primitive » dispose d’une assez large clientèle américaine, mais l’intérêt qu’elle présentait sous le rapport de l’encouragement et de la suscitation faisait mieux que compenser ce côté un peu ennuyeux de la question. »

André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, 1965, éditions Gallimard

L’année marquant l’entrée de Luce Turnier au Centre d’Art, André Breton, chef de file des Surréalistes, en visite en Haïti suite à son séjour aux Etats-Unis pour fuir la seconde guerre mondiale, effectue une série de conférences et rencontre intellectuel.le.s et artistes haïtien.ne.s,  animé par une fascination à double tranchant pour Haïti rejoignant celle de la clientèle américaine qu’il décrit, et que son propos : « tout ce qui arrive au jour est fallacieux ; à la transparence des bulles à la surface d’un étang. Le véritable ressort d’un pays est dans le tambour vaudou, qui mêle le sentiment d’une détresse sans limite d’une espérance forcenée. » nous semble bien retracer. 

La construction du courant de l’art naïf en Haïti, à laquelle Luce Turnier se place volontairement en marge, est, dès ses balbutiements, traversée par le double mouvement des regards occidentaux, en l’occurence français et états-uniens, regards hégémoniques niant la valeur intrinsèque de toute culture autre que la leur, et par celui des artistes haïtien.ne.s s’attachant à produire un système référentiel esthétique et plastique haïtien afin d’exprimer, de la façon la plus juste, « l’authenticité haïtienne ».

Ce double mouvement, aux trajectoires fondamentalement opposées, mais pouvant se rencontrer dans un contexte où la culture occidentale est rejetée par les artistes et intellectuel.le.s occidenta.ux.les du milieu du XXe siècle au profit d’une pseudo-valorisation des cultures non-occidentales — considérées comme se prêtant mieux aux ambitions artistiques et intellectuelles de l’Occident de l’époque —, aboutira à une double définition de l’art naïf en Haïti. La première, que nous avons déjà abordée, est fixée par les artistes et intellectuel.le.s haïtien.ne.s ; la seconde, par les artistes et intellectuel.le.s occidenta.ux.les.

 « Le tableau qui m’arrêtait au passage m’arrivait comme une bouffée envahissante de printemps. Les toiles d’Hyppolite étaient marquées du cachet de l’authenticité totale ; elles étaient les seules de nature à convaincre que celui qui les avait réalisées avait un message d’importance à faire parvenir et qu’il était en possession d’un secret. Nous ne saurions assez répéter que ce secret est tout… »

André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, 1965, éditions Gallimard

L’appréciation des toiles d’Hector Hyppolite, l’un des plus célèbres du courant d’art naïf haïtien, par André Breton dans la troisième édition de son ouvrage Le Surréalisme et la Peinture paru en 1965, témoigne bien de la teneur du goût occidental pour les œuvres non-occidentales. Que l’on se penche sur les expressions « bouffée envahissante de printemps », « cachet de l’authenticité totale » ou encore sur ce qui se trame dans l’utilisation répétitive du terme « secret », le contexte culturel français de la seconde moitié du XX siècle nous indique que le penchant des avants-gardes pour les œuvres d’art non-occidentales n’est, non seulement, pas départi de l’idéologie coloniale, mais encore embourbé dans sa pensée racinaire traçant entre les civilisations avancées, civilisations occidentales, et les civilisations arriérées, civilisations non-occidentales, une frontière dont les contours s’articulent autour de l’opposition nature / culture, ou la dichotomie barbare / civilisé, ayant permis de déshumaniser les peuples colonisés.

Ces restes de l’idéologie coloniale, ou autrement dit ces stratégies de maintien de la suprématie blanche, se trahissent d’ailleurs dans le goût pour le primitif, — style auquel est rattaché l’art naïf en Haïti sur le marché de l’art international —, nourri par les acheteur.se.s américain.e.s, qui qualifient les œuvres d’artistes naïfs haïtien.ne.s de « tendance » et « chic », et dont témoigne André Breton dans l’extrait de Le Surréalisme et La Peinture que nous avons mis en lumière.

Ce témoignage est d’ailleurs corroboré et dénoncé par Luce Turnier au sein de son interview donnée en 1983 à la Chicago Gallery of Haitian Art, qui rapporte que des galeristes américain.ne.s achètent des oeuvres aux artistes haïtien.ne.s pour 20 ou 30 dollars avant de les revendre pour 200 ou 300 dollars à la clientèle états-unienne. 

A travers l’oeuvre de Luce Turnier, l’urgence de décoloniser l’histoire et le monde de l’art

Parce que l’histoire de l’art est une discipline profondément occidentale, forgée, en premier lieu, sur des valeurs esthétiques occidentales, elle est nécessairement irriguée par un regard et un vocabulaire hiérarchisants et occidentalo-centrés dans lesquelles les oeuvres d’art non-occidentales vont peiner à se trouver une place autonome et non réduite, voire déshumanisée, dans ce regard et ce vocabulaire.

L’histoire de l’art moderne occidentale est très parlante à ce titre puisque que la révolution esthétique dont elle se revendique ne peut être qualifiée comme telle qu’au regard de ce qui est considéré comme des canons esthétiques immuables pour l’Occident dans un premier temps. La large razzia du vocabulaire plastique des objets sacrés africains par les artistes des avants-gardes pour faire advenir des mouvements artistiques occidentaux modernes telles que le cubisme en témoigne bien. 

Au regard de ces constats, la célébration du vocabulaire plastique non-occidental, et notamment de celui du courant de l’art naïf en Haïti, par les artistes, les intellectuel.les, les acteur.rice.s du marché de l’art et les acheteur.se.s occidenta.ux.les dans la seconde moitié du XXe siècle, nous apparaît véritablement comme l’envers et la refonte du discours fondant la suprématie blanche.

En effet, la clientèle occidentale, non seulement, dicte dans une certaine mesure, la production des artistes haïtien.ne.s de la seconde moitié du XXe siècle selon le goût occidental, mais fixe également la signification de leurs oeuvres dans un regard occidental. C’est donc sous le visage prétendument déchargé politiquement des rapports économiques qui, appliquée aux marché de l’art international dans la seconde moitié du XXe siècle, place très majoritairement les acheteur.euse.s d’oeuvres d’art en Occident, et, dès lors, leur goût comme critère d’appréciation prétendument objective de la valeur de l’ensemble des oeuvres d’art produites dans le monde, que se perpétue ici le système de domination colonial.

« Nous avons par ailleurs pu faire ressortir toutes les limites de phénomènes aussi à la mode que ceux de la « globalisation », du métissage et du relativisme culturel, de la formidable ouverture aux différentes cultures du monde que met en avant le monde de l’art contemporain depuis plusieurs années, qui relèvent en réalité largement de l’illusion. […] Tant le marché que la consécration institutionnelle restent aux mains des pays occidentaux, en particulier des plus riches d’entre eux […] L’exotisme que semblent procurer aujourd’hui les nouveaux artistes situés hors du monde occidental n’est donc bien souvent qu’apparent. En particulier, il est non seulement largement médiatisé par les institutions du monde occidental qui continuent de fonctionner comme gate keepers mais, par ailleurs, plus un pays est périphérique au monde de l’art international, plus l’installation dans l’un des pays leaders dans le domaine artistique semble quasiment indispensable pour les artistes originaires d’un tel espace.»

Alain Quemin, L’art contemporain international : entre les institutions et le marché, 2002, Actes Sud, p. 173-174

Comprendre l’hégémonie culturelle occidentale comme vecteur de la suprématie blanche

Entendons-nous bien. Si le croisement de regards imprégnés de cultures différentes est inévitable, crucial et riche, aujourd’hui comme dans la seconde moitié du XXe siècle où le phénomène de mondialisation s’accroît, il ne peut que l’être qu’en tant que croisement, que rencontre, jamais comme rapport de domination et de définition d’un regard sur l’autre. Or, la colonisation est profondément cela : la longue et violente définition du regard des indigènes sur eux.elles-mêmes, sur leurs cultures, sur le monde par le regard occidental. Elle ne peut donc cesser à la fin de l’occupation géographique, de la tutelle politique des occita.ux.les dans les pays indigènes. Elle cesse quand le regard occidental n’exerce plus sa domination sur la signifiance et l’existence de tout ce qui ne relève pas de son fait.

La question qu’il faut poser alors, pour déterminer si la structure idéologique coloniale pèse encore sur l’art naïf en  Haïti dans la seconde moitié du XXe siècle est celle-ci : l’appréciation de l’art naïf en Haïti par les acheteur.se.s européen.ne.s et états-unien.ne.s est-elle guidée par le regard que les artistes haïtien.ne.s portent sur leurs vies et le monde ou par celui qu’eux.elles-même portent sur la vie des haïtien.ne.s ? Autrement dit, est-ce l’imaginaire occidental, prégnant de l’imaginaire colonial, qui influence le goût pour le primitif ou l’imaginaire indigène qui réussit à se transmettre à travers les oeuvres caractérisées de primitives pour se traduire et re-paysager l’imaginaire occidental ?

L’achat d’oeuvres naïves haïtiennes pour 20,30 dollars par des galeristes américain.e.s afin de le revendre à 200, 300 dollars à leur clientèle semble plutôt nous indiquer que c’est la première hypothèse qui prévaut. Si le goût de la clientèle occidentale pour l’art naïf en Haïti tenait, en effet, à une véritable attribution de valeur aux oeuvres et au travail des artistes haïtien.ne.s, au même titre que celle attribuée aux artistes occidenta.ux.les, cette valorisation s’illustrerait dans un premier temps financièrement et non dans un rapport économique profondément et violemment déséquilibré où la domination, qui prend ici la forme du vol, est sue et voulue. 

Il nous est difficile alors de ne pas faire le parallèle avec le scandale récent de la marque française Sézane, dénoncé par le compte instagram @lienzos.extraordinarios destiné à diffuser l’artisanat mexicain, qui, pour une campagne publicitaire, a sollicité une femme âgée du marché de Teotitlán Vallée en l’habillant d’un pull de la collection et en la faisant danser avant de lui « offrir » 200 pesos mexicains, l’équivalent d’environ 9 euros.

On retrouve bien, en effet, les mêmes mécanismes de domination, soutenant la perpétuation de la suprématie blanche, qui permettent au regard occidental de définir tout ce qui n’est pas lui avec une brutalité profondément déshumanisante tout en maintenant son pouvoir par le biais de rapports économiques profondément déséquilibrés. L’histoire de l’art nous en offre, ici, un aperçu saisissant. 

Alors que la naissance, l’émergence et la construction de l’art naïf en Haïti participe uniquement de la volonté, pour les artistes et intellectuel.le.s haïtien.ne.s, de construire un système référentiel esthétique et plastique qui leur soit propre pour dépasser l’opposition barbare / civilisé maintenu par le courant pictural indigéniste les ayant précédé.e.s, ce courant, dès lors qu’il est confronté au marché de l’art international, et plus largement à la scène artistique internationale où s’exerce l’hégémonie culturelle occidentale, est avalé, mâché et recraché par le regard et le goût occidental qui en déterminent, dès lors, la teneur et la valeur relativement à leur système référentiel esthétique et plastique.

Ce paradoxe, semblant indépassable, est bien retranscrit par la pensée afropessimiste détaillée par Norman Ajari dans son essai intitulé Noirceur. Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle

« Cette question rejoint le thème célèbre du renversement positif du stigmate : certes, être Noir a été historiquement défini comme une abjection, mais les sujets noirs eux-mêmes sont libres de s’emparer de cette catégorie et de l’infléchir au moyen de leur engagement politique.

L’objection afropessimiste à cette interprétation politique de la noirceur est que, comme l’écrit Jared Sexton, « la vie sociale noire ne nie pas la mort sociale en l’habitant et en la vitalisant ». Dans un monde qui leur est est intrinsèquement hostile, les Noirs ne possèdent pas le pouvoir politique nécessaire pour renverser le stigmate. Ils peuvent vitaliser le stigmate, c’est-à-dire le vivre et l’habiter différemment, mais le dernier mot n’en revient pas moins à la négrophobie. L’anti-noirceur rend impossible pour le Noir d’échapper à sa noirceur aussi bien qu’elle condamne irrémédiablement toute tentative de renversement de la signification de la noirceur. »

Norman Ajari, Noirceur. Race, genre classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle, éditions Divergences, 2022, p. 71-72

Forger son regard et ses mondes : une nécessité pour trouver sa place

S’il nous a semblé nécessaire de consacrer ce premier article portant sur Luce Turnier à contextualiser son travail artistique au sein du milieu culturel haïtien, et plus largement sur la scène artistique internationale, c’est parce que ses choix plastiques, et notamment celui de se tenir en marge du mouvement de l’art naïf haïtien, ne peuvent être compris véritablement qu’au regard de ce contexte.

Son style, ne se revendiquant d’aucun mouvement et considéré par les critiques d’art et galeristes occidentaux tels que Paul-Henri Bourguignon comme affilié au langage plastique de la modernité occidentale et, par conséquent, à une peinture plus savante, ne suscite, en effet, aucun intérêt chez la clientèle européenne et états-uniennes des années 1940 et 1950.

C’est donc bien dans une revendication d’autonomie artistique absolue que Luce Turnier se place, en refusant de se fondre dans le courant de l’art naïf en Haïti, quitte à ne pas être en mesure de vivre de son oeuvre. Il est juste alors de se demander dans quelle mesure sa condition de femme, l’ayant placée d’ores et déjà en marge de la société — la bourgeoisie et l’aristocratie haïtiennes étant à l’origine des commentaires de « punks » et de « hippies » adressées aux artistes femmes du Centre d’Art —, lui a permis de tenir cette position en épousant la contrainte, qui fut celle de toutes les artistes femmes, de n’appartenir véritablement à aucun monde.

Cette contrainte qui, poussée à son extrême, aboutit à l’urgence de se forger sa propre place, indépendamment, et en marge de tous les espaces déjà existants, dans les représentations plastiques et dans le réel. 

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