Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de…
Dans une histoire de l’art féministe, philosophique et décoloniale, l’oeuvre de Luce Turnier appelle à forger le regard d’un geste révolutionnaire.

Musée d’art Haïtien.
« Pourvu que je ne me rappelle jamais les raisons
de ma tranquillité d’esprit
pourvu que je n’oublie jamais
les avertissements de ma chair de femme
pleurant à la nouvelle lune
pourvu que je ne perde jamais
cette terreur
qui me donne de la force
Pourvu que je ne doive rien
que je ne puisse rembourser. »
Audre Lorde, La Licorne noire, Editions L’Arche, 2021, p. 231
Si l’analyse du contexte culturel haïtien et de la scène artistique internationale des années 1940-1950 nous a mené à une conclusion quand à la manière dont Luce Turnier se conçoit en tant qu’artiste, c’est bien que celle-ci revendique, dès ses premières années de formation au Centre d’art, un style qui lui soit absolument propre. Une oeuvre qui soit sienne. Forger son regard. La liberté, peu importe son prix. Et la liberté, traditionnellement, n’a jamais été un droit de naissance des femmes.
Forger son regard, un défi pour les artistes femmes comme Luce Turnier évoluant dans des sociétés profondément patriarcales
Luce Turnier a 21 ans lorsqu’elle entre au Centre d’art en 1945. Cette entrée, loin d’être de son fait, est motivée par la décision de son frère qui déplore de « ne rien tirer d’elle sur le plan scolaire… ou professionnel ». Luce Turnier a pourtant, avant son entrée au Centre d’art, poursuivi des études supérieures à l’annexe de l’Ecole normale jusqu’au brevet, et a même usé de son temps libre pour apprendre la dactylographie et le tissage. Cette décision de son frère, fondatrice dans son parcours artistique et dans sa vie, apparaît donc particulièrement étrange, notamment lorsqu’émise par un membre d’une famille de la classe moyenne haïtienne, « décourageant alors largement les compétences artistiques chez les femmes, les femmes artistes étant souvent considérées comme déviantes, apportant la honte à leurs familles ».
Et, en effet, l’opprobre liée au préjugé de la nature déviante des femmes artistes, Luce Turnier y est confrontée dès ses premières années au Centre d’art. Elle et ses consoeurs artistes y seront, durant leurs premières expositions, largement qualifiées de « punks » et de « hippies » par le public, public majoritairement composé d’hommes de la bourgeoisie et de l’aristocratie haïtiennes qui, jusqu’à la création du Centre d’art, ont la main-mise sur la scène artistique plastique haïtienne.

Luce Turnier, ainsi que Marie-Josée Nadal et Rose-Marie Desruisseaux, artistes femmes de la première génération d’artistes formé.e.s au Centre d’Art, ne sont pourtant pas les premières femmes à développer et à exposer leurs compétences artistiques en Haïti. Dans les années 1930, quelques artistes se forgent une place dans le domaine pictural. Mais alors que les premières sont européennes telles Tamara Baussan, André Naudée, Mme Clainville Bloncourt, Hélène Schomberg, etc, venues poursuivre leurs pratiques artistiques en Haïti, les rares autres, haïtiennes, telles que Mme Duraciné Vaval ou Andrée Malebranche, exposée au Club Union puis au Cercle Port-au-Princien avec une dizaine de femmes parmi lesquelles elle sera la seule à poursuivre une carrière de peintre, appartiennent à la bourgeoisie et à l’aristocratie haïtienne.
La résistance du public haïtien, à savoir une majorité d’hommes issus de la bourgeoisie et de l’aristocratie haïtiennes, à l’égard des artistes issues du Centre d’Art s’articule donc à un point de friction entre leur condition de femme haïtienne et leur condition d’individu issu des classes moyenne et populaire. C’est à la fois un regard classiste et sexiste qui est posé sur elles, regard auquel échappent les femmes haïtiennes issues du même milieu social que le public haïtien, regard auquel échappent également les femmes européennes venues poursuivre leurs pratiques artistiques en Haïti, si bien qu’avec le classisme et le sexisme, c’est bien, du même coup, une forme de racisme intériorisé hérité de la colonisation qui vient irriguer le regard, rendant les femmes haïtiennes issues des classes moyenne et populaire essentiellement inaptes à la création artistique et faisant de celles qui s’y consacrent, malgré tout, des déviantes, individus-monstres faisant trembler l’ordre social par leur seul comportement.
Les appellations « punks » et « hippies » sont particulièrement parlantes à ce titre. Dans les années 1940-1950-1960, le mouvement culturel punk, ainsi que le genre musical, la mode et l’idéologie associés à ce mouvement n’ont pas encore vu le jour. L’utilisation de ce terme par le public haïtien renvoie alors exclusivement à son sens originel, à savoir « vaurien » ou « voyou ». Le terme « hippie », quant à lui, est attesté dès 1953 mais son usage ne se répand largement qu’à partir des années 1960 aux Etats-Unis pour désigner le mouvement de contre-culture se plaçant en rupture avec les normes des générations précédentes, considéré comme la dernière résurgence spectaculaire du socialisme utopique par l’historien de l’anarchisme Ronald Creagh. C’est donc par le simple geste de création artistique que les femmes haïtiennes issues des classes moyenne et populaire s’apparentent, pour les hommes de la bourgeoisie et de l’aristocratie haïtiennes, à des « personnes sans aucune valeur morale », à des « individus de moeurs crapuleuses », et à un mouvement caractérisé par son refus de l’ordre établi.
L’acte révolutionnaire de la création artistique au sein de l’ordre naturel du patriarcat

C’est dire à quel point créer, pour les femmes, dans des sociétés patriarcales, relève du révolutionnaire. Si est moral ce « qui concerne les règles de conduite pratiquées dans une société, en particulier par rapport aux concepts de bien et de mal », toute femme agissant hors du rôle assigné à son genre remet en cause, dès lors, l’intégralité de l’ordre garantissant le bon fonctionnement de la société. Mais l’acte révolutionnaire de création va même plus loin comme catalyseur de séismes dans les sociétés patriarcales car ces sociétés, nouant le genre au sexe, fondent l’ordre social sur un ordre dit « naturel » afin de fixer les rapports liant les individus dans une pâte de marbre dont nul ne pourrait se défaire. Peindre pour Luce Turnier, et pour toutes les artistes femmes évoluant dans des sociétés patriarcales, s’apparente ainsi non seulement à un refus de l’ordre social établi dans une société donnée mais également à un refus de l’ordre « naturel », ordre conçu comme valable en tout temps et en tout lieu depuis l’origine de l’humanité.
« Le monde ne te fera pas de cadeau, crois-moi. Si tu veux avoir une vie vole-la. »
Mémoires, Lou-Andréas Salomé
C’est en ce sens qu’il faut entendre que la liberté, pour les femmes, n’est pas un droit de naissance. Car elle échappe aux prérogatives accordées au genre féminin, tout individu né avec une vulve se la voit refuser, se voit blâmée, punie, mise au ban de la société dès lors qu’elle s’attache à l’exercer en franchissant les limites du rôle assigné à son genre. C’est en ce sens également qu’il faut entendre la citation de Lou-Andréas Salomé, écrivaine, psychanalyste, essayiste et philosophe de la seconde moitié du XIXe, première moitié du XXe siècle, génie ayant influencé l’oeuvre de Nietzsche et de Freud tout en laissant une oeuvre gigantesque derrière elle : comme femmes, pour vivre libre, il n’est pas d’autres choix que de voler sa vie, d’aller l’arracher aux mains du corps social l’étranglant sous les traits de la mère, de l’épouse, de la gentille fille, de la muse, de la sainte ou de la putain.
Cet arrachement, cette quête de liberté, toujours assoiffée, toujours brûlante, toujours refusée est le fil liant l’évolution du parcours artistique de Luce Turnier. Après ses débuts au Centre d’Art, et sa participation à l’exposition d’art haïtien de l’Unesco tenu en 1946 au Musée d’art moderne à Paris, elle obtient de 1951 à 1953 une bourse de la Fondation Rockefeller, de l’Institut français en Haïti puis du gouvernement haïtien lui permettant de partir à New-York où elle poursuit sa formation à l’Arts Students League puis à Paris où elle se forme à l’Académie de la Grande Chaumière.
Cette première bourse est l’impulsion d’un séjour de presque 20 ans à l’étranger, au Canada, en France, etc, durant lequel l’oeuvre de Luce Turnier s’affranchit de toutes les attentes qui pourraient lui être apposées. Refusant, dès son émergence, une quelconque appartenance au courant de l’art naïf en Haïti, ce qui lui vaut de ne rencontrer aucun succès commercial avant 1967, Luce Turnier se nourrit des expérimentations des artistes modernes occidentaux sans jamais s’y conformer tout à fait. Ses sujets, d’abord cantonnés à la figure humaine à travers des portraits de personnes rencontrées dans son quotidien en Haïti, se diversifient.

Elle s’abandonne ainsi, dans les années 1960, alors qu’elle habite à Paris, dans des compositions abstraites suggérant « quelquefois des paysages déserts, angoissants même », reprend son analyse de la figure humaine après son retour en Haïti et cherche notamment, au début des années 1980, à étudier la tension musculaire causée par les métiers manuels, développe un intérêt pointu pour les « cocoyés » qu’elle décline dans des séries de nature morte permettant de jouer à la fois sur les tons et sur les lignes et les volumes, etc. Ses supports éclatent, débordent le cadre de la toile, pour envahir masques de carnaval, panneaux décoratifs, papier, tôle, écorce de bananier, poupées, rien n’est écarté définitivement de la création, rien ne peut échapper à l’alchimie du regard artistique. Aucune règle n’existe tant qu’elle peut être transgressée.
Ce n’est pas par hasard qu’un autoportrait ait donné l’impulsion à l’écriture de ces deux articles portant sur l’oeuvre de Luce Turnier.

Dans son tableau, Luce Turnier est souveraine. Son regard, une enclume, son fauteuil en osier, trône, nimbe et ramures d’ailes. Le menton haut, la courbe des seins, ligne noire sur le tissu. L’autoportait, dans l’histoire de la peinture, c’est l’artiste se présentant en tant que tel.le. Pour Luce Turnier, pour les artistes femmes évoluant dans des sociétés patriarcales, c’est l’acte révolutionnaire que l’on signe de sa propre main.
Sara Mychkine est une poète.sse franco-tunisienne. Membre du comité de lecture de la revue Débridé, elle est également rédactrice de La Poétique de l'oeuvre, chroniques d'une histoire de l'art féministe, philosophique et décoloniale.