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« On a grandi ensemble », l’humain au coeur de la Cité Gagarine.

« On a grandi ensemble », l’humain au coeur de la Cité Gagarine.

« On a grandi ensemble » est un livre et un film de Adnane Tragha. Dans l’un et l’autre, il nous raconte les vies des habitant.e.s de la Cité Gagarine à Ivry sur Seine qui l’a vu grandir. Une ode au vivre ensemble sur laquelle il nous fallait revenir.

Adnane a vécu 28 ans, dans le quartier Truillot, en face de la Cité Gagarine. Tous les jours, il la voyait de sa fenêtre et par la carte scolaire, il a fréquenté les enfants de ses habitant.e.s. Avant sa sortie nationale en salle, le 8 juin 2022, « On a grandi ensemble », Adnane Tragha a organisé quelques projections pour les plus proches et les médias. Nous l’avons rencontré alors.

Gag de l’intérieur.

« Je me suis dit que ce serait bien de raconter cette histoire vue de l’intérieur, par nous.« 

Boulomsouk Svadphaiphane : L’annonce de la destruction de la Cité Gagarine a été un élément fort pour toi?

Adnane Tragha : Non pas au départ. J’y trainais un peu mais pas plus que ça. C’était la cité où il y avait mes potes. À l’annonce de sa destruction, je me suis dit « c’est cool, bon débarras! » Parce c’était un lieu insalubre, pas beau. Pourtant, paradoxalement, en faisant le film, j’ai essayé de rendre la cité belle, faire de beaux plans.

Le moteur du film vient des projets culturels proposés, autour de ce quartier, à l’annonce de la destruction de « Gag ». Je n’y retrouvais pas le quartier que j’avais connu. Je me suis dit que ce serait bien de raconter cette histoire de l’intérieur. Comme dans tous mes projets, je voulais donner une vision qui me ressemble, celle des quartiers populaires, mettre en avant les parcours de réussite, les modèles positifs.

Les 98% de la cité et pas les 2% qui tiennent les murs. Je savais déjà qui je voulais interviewer. Je me suis dit que j’allais leur proposer de faire un film et c’est parti comme ça.

La famille Tragha, le grand-père et le petit fils, les voisins de Gag.

« La France devait garnir ses usines et faire tourner son industrie, sans nous permettre de décrocher la lune. On choisissait pour nous sans nous en informer, c’était une manière de nous enfermer, de nous priver de notre liberté, de condamner notre futur en nous utilisant comme des rustines. »

P45 in « Cité Gagarine – On a grandi ensemble » Ed. JC Lattès

BS : Au travers de la création de ton film et de l’écriture de ton livre, as-tu décelé un modus operandi de la fabrication des ghettos?

AT : Sur ce film, j’ai voulu avoir une parole d’habitant.e.s. Ce n’était surtout pas un regard sociologique. Mais avec le temps, pas uniquement pour cette cité mais pour beaucoup de cités de France, sociologiquement la population, comme on dit, se « communautarise ». Ils restent ensemble.

En réalité, personne ne décidait d’habiter à Gagarine au départ. Ceux qui habitaient Gagarine, c’est ceux qui n’avait pas d’autre choix que de l’habiter. Ce « ghetto »(population assez pauvre qui se retrouve dans le même milieu) ce sont les pouvoirs publiques qui l’ont créé. C’est ceux qui ont attribué les appartements là-bas.

Ce n’était pas le cas dans les 60’s, 70’s où il y avait des familles de classe moyenne. Mais petit à petit ce sont uniquement les plus pauvres qui se sont installés à la Cité puis de plus en plus les populations immigrées.

Pour moi, comme il est dit dans le film, le ghetto était social.

Photo tirée du film « On a grandi ensemble ».

BS : Ce ghetto social, les habitant.e.s de la Cité Gagarine en avaient conscience car iels parlaient déjà « d’assignation à résidence ». Le système se renferme sur eux dès les bancs de l’école.

AT : A notre époque quand on regardait Récré A2, Club Dorothée, dans les 80’s, 90’s, il y avait des enfants invités : que des Blancs. Pour nous, en terme d’identification, ces émissions n’étaient pas pour nous. La télé à l’époque, même la musique étaient monochromes, il n’y avait pas de couleurs.

Salim, un ancien « gamin » de Gag.

L’assignation à résidence c’est quelque chose que nous avons subi. Nos choix étaient conditionnés. Pour les études et même les activités! Tu n’allais pas faire du handball, faire de l’escrime. Mais du foot, de la lutte, du judo. On n’allait pas explorer ailleurs. Loïc, dans le film, qui rêvait de rap, tout le monde se foutait de sa gueule. Car « Bah, non c’était pas pour nous, ça! »

C’était l’assignation à résidence que nous nous imposions à cause du regard de la société sur nous.

Mais quand tu voulais emménager ailleurs, quand tu faisais une demande d’HLM à 20 ans, pour habiter ailleurs, tu étais maintenu.e à résidence. Tu y grandis, tu y restes, tu t’y maries et t’as tes enfants là-bas. C’est arrivé à plein de copains ça!

Lorsque les habitant.e.s de la Cité Gagarine ont voulu créer leur propre parti, la mairie l’a super mal vécu.

« Restez dans votre truc ! On va mettre un peu de tune pour la salle associative ! Refaire les buts du terrain de foot ! Mettre une table de ping pong! Mais faites pas de politique, restez dans vos trucs! »

L’assignation à résidence c’est une façon de t’enfermer dans un enclos social. Moi personnellement, j’ai vu autre chose en allant à la fac : « Merde c’est ça, la vie ! On se fait avoir depuis qu’on est petit. Je ne savais pas qu’il y avait tout cela de possible ».

Ivry-sur-seine est une ville communiste. Iels ont fait plein de choses: activités péri-scolaires, vacances, accès à la culture. Mais c’était « Allez on vous donne! On fait ça pour vous! » Mais quand tu voulais te prendre en main, décider, c’était pas la même.

Yvette, ancienne habitante de la Cité Gagarine

BS: Quels ont été alors les moyens de lutte pour sortir de cette assignation?

AT : Le changement ne vient pas de celleux qui gouvernaient, dirigeaient. Ce sont les jeunes comme nous qui ont fait des études de droit, d’économie, qui sont devenu.e.s avocats, cadres dans banque, la finance, artistes… L’éducation a son importance.

Il faut donner des modèles positifs. Cela passe par des modèles médiatiques, par la culture, les films, les documentaires, la musique. Le jour où il y aura dans les films des personnages noirs, arabes, asiates, indiens où la couleur de peau n’est pas la question, les choses avanceront. Ce personnage est avocat, il a une affaire à gérer, il est en embrouille avec sa femme. Rien n’est lié à sa couleur de peau et petit à petit se diffuse une autre image des populations d’origine immigrée. On est dans la bonne direction avec plein de jeunes qui se retrouvent dans les médias, des journalistes qui viennent de quartiers populaires qui donnent un autre point de vue.

« Comme le dit Nadjim « Quand t’as grandi dans un environnement comme Gagarine, t’es armé. J’ai pu m’en sortir dans des environnements totalement différents à Londres ou New York, Dans des villes dont tu ne maitrises pas la langue et les codes. C’est pas l’école qui t’apprend ça. Faire le caméléon et s’intégrer, tu l’apprends dans la cité. »

P49 in « Cité Gagarine – On a grandi ensemble »

BS : Avais-tu le sentiment d’une mission à remplir avec ce film?

AT : Quand je fais ce film, cela va me prendre beaucoup de temps, beaucoup d’énergie et je gagnerai pas ma vie avec mais personne ne m’a rien demandé. Je suis intermittent, je peux me le permettre car l’intermittence cela permet aussi de créer. Je me suis attribué la mission de donner d’autres modèles. Samira est chercheuse. Mehdy est adjoint au maire. Loïc a du succès dans la voie qu’il a choisi (K-Fear du groupe La Brigade).

Je voulais prendre des personnages qui ont une certaine éloquence, qui savent s’exprimer comme la plupart de mes copains du quartier. On sait qu’il y a du deal dans les cités, de la délinquance mais pointer la caméra que sur 20 habitants sur les 3500 de la cité… Moi je préfère m’intéresser au 3480, montrer les parcours de celleux qui bossent.

Parler des parents aussi. Dans la continuité de mon travail, donner une autre image de nos quartiers, laisser une trace.

ll faut imaginer quand tu arrives à 25, 30 ans, 35 ans, dans un pays dont tu ne maîtrises pas la langue, les codes, c’est super dur et la plupart du temps ça c’est bien passé mais faut laisser le temps.

J’ai des copains à 20 ans ils en se sentaient pas français et maintenant quand ils parlent de la France, c’est leur pays, ils sont contents. Le jour où la France ne les verra plus comme étrangers, elle ne sera pas vu comme un pays hostile.

Saïd, ancien Papa de Gag.

Ces populations-là ne sont pas venues envahir la France. On parle du grand remplacement mais ce sont les Occidentaux qui sont allés les chercher, coloniser. Tu vas au Maroc aujourd’hui, il y a des panneaux en français et en arabe dans toutes les rues, les noms des magasins sont en français, le plus souvent.

Imagine Paris avec des pancartes en arabe partout, ils deviendraient fous! Peut-être qu’il n’y a pas des églises partout à Casablanca mais la colonisation, le grand remplacement économique il est fait depuis longtemps dans les pays du Maghreb et d’Afrique.

« Les mots ont, eux aussi, leur bourgeoisie et leur aristocratie. Il y a le verbe d’en haut et le verbe d’en bas. Il y a celui qui est assigné à sa banlieue, qui doit rester dans son quartier, et l’autre qui est réservé aux plus hautes sphères. À de rares exceptions, le verbe d’en bas ne donne pas accès aux emplois les plus côtés. Et pour espérer s’élever dans la société, le jeune de Gag avait tout intérêt à s’armer du verbe d’en haut. »

P147 in « Cité Gagarine – On a grandi ensemble »

Les prochaines projections avant la sortie nationale: Cinéma Jacques Prévert, à Savigny Le Temple, le 1er avril 2022 et au cinéma Trianon à Romainville, le 2 avril 2022.

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