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Dessinateurs d’audience, mort programmée d’un métier tout en nuances

Dessinateurs d’audience, mort programmée d’un métier tout en nuances

À partir de septembre, les caméras de télévision seront autorisées dans certaines salles d’audience pour la première fois depuis 1954. Une nouvelle loi, un nouveau mal. Cette mesure pourrait étouffer sous elle le noble métier des dessinateurs d’audience. Une profession à portée historique.

Si le métier de dessinateur d’audience existe, c’est pour combler un vide. Ce vide est apparu en 1954. Jusque là, les photographes, au même titre que les journalistes de plume, pouvaient suivre et photographier les procès. Mais au début du XXème siècle, les professions ne manquent pas de traduire un relâchement des moeurs sur les bancs du public. À commencer par la discrétion.

Le 12 janvier 1953, lors de l’ouverture du procès du massacre d’Oradour-sur-Glane devant le tribunal militaire de Bordeaux. © Michel Descamps / Paris Match

Alors déjà bondée, certains prétoires se transformaient, d‘apparence, en une salle de théâtre. Lumières, bruits, déplacements… presque tout venait à perturber les échanges au sein de l’institution judiciaire. En 1954, à l’issue du procès Dominici, une loi s’impose pour faire retomber sur cette institution le voile de la pudeur. Venue compléter l’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, la loi n° 54-1218 du 6 décembre 1954 interdit la photographie, la radiodiffusion et la télévision pour « garantir la sérénité des débats » lors des procès. 

« Pendant le cours des débats et à l’intérieur des salles d’audience des tribunaux administratifs ou judiciaires, l’emploi de tout appareil d’enregistrement sonore, caméra de télévision ou de cinéma est interdit. Sauf autorisation donnée à titre exceptionnel par le garde des sceaux, ministre de la justice, la même interdiction est applicable à l’emploi des appareils photographiques. »

Loi n° 54-1218 du 6 décembre 1954 complétant l’article 39 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dans le Journal Officiel.

La loi Badinter

Mais cette interdiction n’est pas absolue. La loi Badinter de 1985 a permis d’ouvrir les prétoires aux caméras à quelques conditions. Démontrer le caractère historique ou pédagogique du procès. Définir l’angle fixe des caméras. La consultation doit avoir un but historique ou scientifique, et la reproduction doit être soumise pendant une durée de vingt ans à une autorisation judiciaire. En 1990, la loi fut amendée pour permettre, dans le cas de crimes contre l’humanité, la diffusion dès la procédure judiciaire achevée.

« Les grands procès filmés sont ceux de Klaus Barbie à Lyon en 1987, de Paul Touvier en 1994, de Maurice Papon en 1997, des disparus sous Pinochet en 2011 et de la catastrophe AZF en 2017 », déclare Dr Yves Lassard, historien du droit. « En revanche, le procès du frère de Mohamed Merah, pour complicité d’assassinats terroristes, n’a pas été filmé en octobre 2017 comme le réclamait la famille de l’une des victimes qui invoquait sa portée historique. La Cour d’appel de Paris a considéré que cette procédure ne présentait pas un intérêt proprement dit pour les archives historiques de la justice ».

© Delf Berg, 2015

« C’est le plus beau métier du monde…»

Quand certains se sont arrêtés aux portes des prétoires, d’autres y ont fleuri. Équipés de crayons et de pinceaux, les dessinateurs d’audience, à mi-chemin entre artistes et journalistes, balayent les feuilles et les toiles pour couvrir en illustration ce qu’on interdit de filmer.  Si la profession n’a pas attendu la loi pour apparaître, il ne fait aucun doute que le développement des croquis d’audience a favorisé la popularité des grands procès. « C’est le plus beau métier du monde…», déclare Delf Berg, illustratrice de cour depuis 2007 au Québec. « C’est à la fois artistique et artisanal parce que c’est utilitaire. Ça m’a beaucoup fait grandir. Ce qui me passionne dans cet art là, c’est le défi qu’il comporte : pouvoir dessiner dans un cadre très protocolaire. C’est un tout autre angle ».

L’intention est de capturer une expression fugitive, un geste ou une réaction. Tics, transpiration, expressions, larmes, rires, bâillements, position des mains.. tout est matière au dessin. Fixées sur papier, retranscrites en dessin, ces poses tentent de se rapprocher au plus près du réel. Loin de l’art des BD et de la satire, les croquis d’audience ont avant tout un but journalistique.  « C’est du journalisme à part entière », déclare Philippe Antonetti, dessinateur de procès, illustrateur et bédéiste de carrière. Lui, touche au milieu judiciaire pour la première fois en 2001 lors du procès de Bernard Bonnet devant le tribunal correctionnel. « On restitue ce qu’on perçoit, ce qu’on ressent, ce qu’on entend. Il m’arrivait de savoir que mon dessin est juste quand le son de la voix que j’entendais correspondait à mon dessin ».

Témoignage de Chevènement au procès du préfet Bonnet, 2001 © Philippe Antonetti

Hyperréalisme

Alors au prétoire, les dessinateurs se gardent bien de jouer aux juges. « On a chacun nos rôles », indique Corentin Rouge, illustrateur et bédéiste. Il exerce l’activité de dessinateur d’audience pour la première fois lors du procès des attentats du 13 novembre 2015. « On est les seuls à avoir ce statut de neutralité quand on entre dans la salle. Alors j’essaye de retranscrire l’émotion de la personne pour que le spectateur se fasse au mieux l’idée des émotions qui se déroulent lors des procès ».

Face aux magistrats ou derrière l’accusé, le public peut saisir l’atmosphère de la salle à laquelle il n’a pas accès. « Il m’est arrivé, à la demande du journaliste, de dessiner la scène que j’avais sous les yeux en plaçant ma vision à l’opposé d’où j’étais réellement assis », déclare Philippe Antonetti. « Il fallait faire l’exercice mental d’être à un endroit où je n’étais pas ». S’imposent alors immédiatement les effets de réel. Pour plonger le public dans un univers graphique, les traits de dessins se veulent clairs. Le traitement, lui, privilégie le réalisme. « Je dessine ce que je vois », déclare Corentin Rouge. « Salah Abdeslam a un visage assez féminin, pas du tout caricatural. Si j’essayais de le durcir, ça ne lui ressemblerait pas ».

Salah Abdleslam au procès des attentats de novembre 2015 © Corentin Rouge / Charlie Hebdo, 2022

La discrétion avant tout

Si contrairement au photographe, le dessinateur est autorisé à exercer son art, il est tout de même soumis à un certain nombre de devoirs, et en particulier à la discrétion. Au prétoire, un travail de repérage se met en place. « Une des règles que je m’impose, c’est d’être le plus discret possible pour ne pas déranger. Surtout lors des procès les plus longs où il faut multiplier les points de vue », déclare Philippe Antonetti. « Parfois je négocie même avec l’autorité hiérarchique pour m’installer à un endroit précis. Je parle un peu à tout le monde. À l’avocat général, au service des forces de l’ordre, aux avocats de la défense, aux parties civiles, aux huissiers… J’essaye de me fondre dans l’appareil. »

Faites entrer les caméras

Incontestablement historique, le métier d’illustrateur de procès dispose d’un caractère exceptionnel : celui de l’authenticité et du témoignage privilégié. Les dessinateurs capturent toute la dramaturgie des procès. Les dessins qui en découlent, constituent, très souvent, les seules et uniques traces visuelles. Un métier sacré mais un métier qui voit la concurrence arriver. Souhaitées par le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, les caméras de télévision seront autorisées dans certaines salles d’audience à partir de septembre 2022. Cette mesure s’inscrit dans le cadre de la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, promulguée en décembre 2021.

« J’ai souhaité ouvrir les prétoires aux caméras dans un double souci de transparence et de pédagogie. L’objectif est simple et clair : faire rentrer la justice dans le salon des Français », 

Le garde des Sceaux, Eric Dupont Moretti le 21 juillet 2021, lors de son audition devant la Commission des lois du Sénat.
Le procès de Peter Nygard au Canada, accusé de neuf chefs d’accusation de nature sexuelle à New York. © Tadens Mwpene, 2022

Portes entrouvertes

Tribunal correctionnel,  prud’hommes, divorces, application des peines… Toutes les audiences pourront faire l’objet d’une demande de tournage. Les diffuseurs devront adresser leur demande au ministère de la Justice qui, avec la décision finale revenant aux chefs de juridiction, rendra un avis. Critère principal : chaque tournage doit obligatoirement avoir un objectif d’intérêt public d’ordre pédagogique, culturel ou scientifique. Si l’audience est privée, le diffuseur devra demander l’accord de toutes les parties. Il sera tenu à une « obligation d’occultation » pour la préservation d’identité. Pour que l’anonymat soit garanti, les mineurs, les personnes protégées et les forces de l’ordre devront systématiquement être modifiés ou masqués, les visages et silhouettes floutés et les voix déformées.

« Le métier pourrait disparaître »

Si le ministre de la Justice a souhaité autoriser la diffusion des procès pour réconcilier les Français avec la Justice, cette mesure, éloignée des priorités de l’institution judiciaire, fait encore polémique. « Je pense qu’il y a d’autres choses beaucoup plus importantes à régler dans la Justice avant de penser à la filmer », déclare Philippe Antonetti. Mais dans une société façonnée par les écrans, avec la tendance actuelle de l’hyperréalisme, la connaissance partagée passe surtout par l’image. Pour Delf Berg, l’arrivée des caméras dans les prétoires peut être synonyme d’avancée. « Si cela permet au public d’en savoir davantage sur ce qui se passe pendant les procès, alors tant mieux ». 

Procès de Pierre Maudet, février 2021 © Gilles-Emmanuel Fiaux

Mais à l’ombre de cette loi, progrès ou non, les dessinateurs de procès risquent de voir leur profession se discréditer, voire s’éteindre. « Le métier pourrait disparaître », déclare Tadens Mpwene, bédéiste et illustrateur de procès au Canada. « L’objectif d’un dessinateur de procès c’est d’interpréter pour le public ce qu’il voit. À défaut de ne pas avoir d’autres supports visuels. Si les caméras entrent dans les procès, il n’y aura plus de nécessité à solliciter un artiste ».

« Une concurrence presque déloyale »

« Je ne pense pas que les médias emploient des dessinateurs par romantisme ou goût pour le dessin », déclare Gilles-Emmanuel Fiaux, peintre et illustrateur basé à Cossonay, en Suisse. « D’un point de vue personnel, même un peu égoïste pour ma profession, cette nouvelle mesure est une sorte de concurrence, presque déloyale. Il est fort possible que les médias donnent priorité à la photographie ».

« Le dessin amène une humanité différente dans un contexte très sensible. Là où les protagonistes sont dans une position de fragilité et de vulnérabilité », avance-t-il. Ainsi, derrière l’efficacité des croquis d’audience, se profile le défi de raconter l’imperceptible. Raconter ce que les mots ne disent pas et ce que la photographie ne montre pas. « A mon avis, le dessin offre une certaine confiance et une protection dans la salle de tribunal. Je ne doute pas que certains journalistes et médias soient sensibles à cette approche là. Mais suffira-t-elle pour garantir la suite de la profession ? »

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