Historien de formation, j'écris l'histoire au présent (comme tout le…
L’instance judiciaire joue un rôle central dans notre rapport à la vérité. Pour faire éclater la vérité dans l’Affaire Dreyfus, Zola publie la fameuse tribune J’accuse ! Il cherche ainsi à être poursuivi pour diffamation, afin de contraindre la justice à statuer de nouveau sur le fond –la réalité de la machination qui a envoyé le capitaine Dreyfus au bagne.
Bien plus récemment, Jean-Luc Einaudi a pu faire reconnaître judiciairement la réalité du massacre du 17 octobre 1961 grâce à l’attaque en diffamation faite par Maurice Papon. En 1999, pour la première et unique fois, des dizaines de témoins ont défilé devant le tribunal qui n’a pu que ratifier la réalité du massacre perpétré par des policiers au cœur de Paris. Le retentissement de ce procès dans les médias a permis de faire entrer cette date du 17 octobre, ignorée durant près de quarante ans, dans la conscience du pays. Reste à dire que De Gaulle et son gouvernement ont menti, étouffé l’affaire et toujours soutenu leur zélé préfet Papon, nommé ministre sous Giscard. Cela signifie que ce fut l’État français qui massacra à travers sa police, et non le fait de la folie furieuse de quelques agents ou d’un haut-fonctionnaire.
Ainsi, le tribunal est souvent le lieu à partir duquel peut s’imposer une vérité. En particulier, la vérité judiciaire bénéficie d’une très grande légitimité parmi le journalisme qui a tendance à la prendre comme canon de vérité. Les journalistes ont cependant une approche à géométrie variable. C’était l’objet du précédent article que d’inviter le lectorat à être attentif aux suites journalistiques données au jugement de la 17ème Cour rendu contre Bernard Henry-Levy qui avait attaqué le site d’info Blast. L’expérience consistait à observer si la décision judiciaire inciterait les autres médias à analyser et exploiter les documents de Blast révélant des démarchages par le Qatar de personnalités françaises, telles que Carla Bruni, BHL et Platini dans des affaires qui impliqueraient rien moins que l’attribution de la Coupe du Monde 2024 ou l’intervention militaire de la France en Libye. Une paille.
Trois semaines plus tard, on peut conclure que ça n’a pas été la ruée journalistique. Dans l’un des rares papiers qui a rendu compte de la décision judiciaire, on peut néanmoins lire une explication à cette grande frilosité. En effet, le site de Le Monde informe que BHL fait appel (il y aura donc un second jugement sur la forme puis, en cas de nouveau litige, un possible pourvoi en Cassation). Ainsi, puisqu’il ne s’agit pas d’une décision définitive, la prudence s’imposerait. Seulement voilà, d’une part, jusqu’à la prochaine décision de la cour d’Appel, la vérité judiciaire donne raison à Blast. Il n’y a donc aucune raison légale de ne pas considérer ses informations comme valides. D’autre part, les journalistes peuvent se montrer nettement moins prudents quand les informations n’impliquent pas ce genre de personnalités.
Par exemple, pour une autre personnalité, en l’occurrence un jeune journaliste connu pour ses nombreuses révélations sur des violences policières, Taha Bouhafs, condamné en première instance le 28 septembre pour « injure publique en raison de l’origine », il est rarement dit qu’il fait appel. Le Figaro notamment titre « reconnu coupable d’injures raciales » et il n’est jamais question d’appel mais l’article est l’occasion d’une charge contre le journaliste. Notons que Le Figaro a déjà dédié des portraits à Taha Bouhafs où il est présenté comme « activiste sous couvert de journalisme ». Il s’agit du même journal qui emploie Eric Zemmour. Le Figaro a été acheté en 2004 par Serge Dassault pour qui les « journaux doivent diffuser des idées saines » et précisait que « les idées de gauche ne sont pas des idées saines.» Mort en 2018, Serge Dassault avait souvent été élu (maire et sénateur) et condamné (en première et seconde instance).
De même, dans l’affaire de l’agression de plusieurs policiers (dont deux ont été grièvement brulés) à Viry-Châtillon en 2016, suite au verdict de 2019, la presse relève que le parquet fait appel, mais signale que très rarement que certains condamnés aussi. La tonalité générale, largement influencée par l’opinion policière, est d’ailleurs celle d’une stupeur devant la supposée clémence du tribunal, éventuellement en expliquant la décision des juges. Lorsqu’il s’agit de rendre compte du second procès en avril 2021, c’est la même logique médiatique qui s’impose : donner la parole essentiellement aux policiers indignés par le nouveau verdict.
Remarquons ici que la journalise de BFMTV commente les motivations du verdict en oubliant de signaler que des avocats ont l’intention de déposer plainte pour « faux en écriture publique » (une information pourtant publiée sur le site de BFM), si bien que dans son intervention télévisée, elle affirme que «la phrase qui résume ce verdict est que le doute doit profiter à l’accusé ». Autrement dit, on peut aussi douter de son innocence.
Or, ce procès en appel a été, comme l’a révélé Médiapart le 16 mai, accablant sur les méthodes de l’enquête policière. Pressions, manipulations et falsifications des procès-verbaux ont construits des coupables. Comble de l’ignominie, un avocat commis d’office a participé activement à la mise en accusation de son client, qui mettra plusieurs années –en prison- à prouver son innocence des faits reprochés.
Ce scandale a pratiquement été oblitéré par les chaînes d’info-en-continu qui ont essentiellement donné la parole aux syndicats policiers. Loin de se préoccuper des graves entorses à la déontologie minimale de l’enquête, ceux-ci ont surenchéri sur le thème de « le problème de la police, c’est la justice » avec, dans la foulée, une mémorable manifestation. Médiatiquement, le véritable scandale est ainsi passé à la trappe.
En somme, sans surprise, les décisions judiciaires sont relayées dans les médias dominants si, et seulement si, elles vont dans le sens qui intéressent ces mêmes médias. Pour qu’une vérité s’impose à eux, le judiciaire n’est qu’un élément parmi d’autres dans de longues luttes de personnes courageuses.
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Historien de formation, j'écris l'histoire au présent (comme tout le monde)